La Fin de Pardaillan

Chapitre 3LA DAME AUX YEUX NOIRS SE FAIT CONNAÎTRE

– Eh bien, madame, disait La Gorelle revenue près de lalitière, vous avez vu ? Elle aussi, elle m’a reconnue tout desuite.

– Oui, répondit la dame invisible, elle t’a reconnue, nonsans frayeur. Cette enfant ne me paraît pas avoir gardé unexcellent souvenir de toi et des soins que tu prétends lui avoirprodigués.

– C’est une ingrate, prononça La Gorelle en manièred’excuse.

– Dis plutôt que tu as dû la martyriser. Elle s’ensouvient, la pauvre petite. C’est assez naturel.

La dame invisible relevait, comme on voit, la méchanteaccusation portée par La Gorelle. Pourtant sa voix gardait la mêmeimmuable douceur. Vraiment, on n’aurait su dire si elle plaignait« la pauvre petite », comme elle venait de dire, et sielle s’indignait de la conduite de La Gorelle. Pareille à un jugesouverain, elle semblait noter avec impartialité le bien et le mal,le pour et le contre, avant de rendre son jugement. Ellereprit :

– Je t’ai observée pendant que tu lui parlais. Je crois quetu n’as pas tenu compte comme il convenait des recommandations queje t’avais faites. Je te le répète, et c’est la dernièrefois : n’entreprends jamais rien contre cette enfant… si tutiens à la vie. Ni en bien ni en mal, ne t’occupe jamais plusd’elle. Évite-la, agis comme si elle n’existait plus pour toi. Jete conseille de ne jamais oublier ces recommandations comme tu asoublié les précédentes. Je te le conseille dans ton intérêt, tucomprends…

Cette fois encore, elle n’avait pas jugé nécessaire de hausserla voix. Mais cette fois encore, le ton et le regard quisoulignaient les paroles étaient tels que La Gorelle, épouvantée,se le tint pour dit et promit sincèrement :

– Je ne l’oublierai pas, madame, je vous le jure sur monsalut éternel. Et se hâtant de changer un sujet de conversation quidevenait trop dangereux pour elle, elle ajouta de son airobséquieux :

– J’espère, madame, que vous êtes convaincue, maintenant,qu’il ne peut y avoir d’erreur. Brin de Muguet est bien la fille deConcini.

– Oui, je crois maintenant qu’il n’y a pas d’erreurpossible, reconnut la dame invisible.

– C’est bien elle, allez madame. C’est elle qui me futremise autrefois, alors qu’elle avait quelques jours à peine, parLandry Coquenard, l’ancien homme de confiance du signorConcini.

La dame ne répondit pas. Elle était convaincue et elleréfléchissait.

La Gorelle tenait toujours les yeux fixés sur Brin de Muguetdemeurée à la même place, au centre du carrefour, et regardant d’unair rêveur du côté où les deux Pardaillan avaient disparu. Lavieille s’efforçait de montrer un visage indifférent. Il estcertain cependant qu’elle n’avait pas renoncé à son idée dedécouvrir la retraite de la petite Loïse. La petite Loïse qu’elledisait être la même enfant que Jehan de Pardaillan, son père,cherchait vainement, et que Brin de Muguet avait affirmé être sapropre fille avec une assurance telle, qu’elle avait réussi àconvaincre le chevalier de Pardaillan, lequel, pourtant, n’étaitpas un homme facile à tromper.

Était-ce la vieille qui se trompait ?…

Était-ce la jeune fille qui avait menti ?

– Anges du paradis ! s’écria soudain La Gorelle, je neme trompe pas ! C’est lui !… C’est bien lui !…

Et agitant le mantelet que la dame avait laissé retomber, avecune émotion joyeuse :

– Madame, c’est lui !… C’est lui !… De nouveau,le mantelet s’écarta à peine.

De nouveau, les yeux noirs se montrèrent. Et, avec le même calmesouverain, la douce et harmonieuse voix de l’inconnues’informa :

– Qui, lui ?

– Landry Coquenard, madame ! Landry Coquenard enpersonne ! jubila La Gorelle.

Et avec une joie frénétique qu’elle ne se donnait pas la peinede dissimuler, elle expliqua avec volubilité :

– Voyez, madame, ce hère dépenaillé, traîné la corde autour du cou… C’est lui !… C’est Landry Coquenard !…

– Mais ce malheureux est conduit au supplice !

– Cela m’en a tout l’air, exulta l’horrible mégère. Sansdoute le mène-t-on à la potence, ici, près, devant Saint-Honoré…Ah ! pauvre Landry Coquenard, devais-tu finir simisérablement !… Et qui m’aurait dit que j’aurais la j… la… ladouleur de te voir brancher !… Car, si nous avançons un peu,nous le verr… Eh mais, je ne me trompe pas !… C’est leseigneur Concini lui-même qui le mène… Jésus, de quel regard desollicitude inquiète il le couve !… Ha ! je devine cequ’il en est : Landry Coquenard aura eu la fâcheuse idée de serappeler au souvenir de son ancien maître qui est, autant dire, leroi de ce pays. Oui, bien fâcheuse idée que tu as eue là, pauvreLandry Coquenard, et je t’aurais cru d’esprit plusdélié !…

La dame n’écoutait plus depuis longtemps. La Gorelle s’aperçutque ses yeux noirs ne regardaient plus, que le mantelet étaitretombé, et elle entendit sa voix qui, au mantelet opposé, appelaitdoucement :

– D’Albaran.

Cet appel s’adressait à la formidable statue équestre dont nousavons signalé la présence de ce côté. Ce cavalier avait le teintbronzé, des yeux noirs superbes, une magnifique barbe noire,admirablement soignée, et des cheveux d’un beau noir de jais :tous les signes visibles de l’Espagnol pur sang qu’il était, eneffet. Seulement, à l’encontre de ses compatriotes qui, en général,sont de taille plutôt petite, don Cristobal de Albaran était unvéritable géant. À l’appel de son nom, il se courba sur l’encolurede son cheval en murmurant :

– Señora ?

– Vois-tu ce condamné, là-bas, au milieu de cesgardes ? demanda la dame inconnue.

D’Albaran redressa la tête, jeta un coup d’œil sur la rueSaint-Honoré, et, en français, avec une pointe d’accent :

– Je le vois, madame.

– Il ne faut pas qu’il soit exécuté, reprit la dame. Ilfaut le délivrer, le laisser aller, savoir où il gîte, pouvoir leretrouver. Va.

– Bien, madame, répondit d’Albaran sans s’étonner, avec unflegme admirable.

Sans plus tarder, il mit pied à terre en faisant un signe à seshommes. Aussitôt ceux-ci l’imitèrent. Deux palefreniers, chargés deconduire les mules de la litière, sortirent du coin où ils setenaient à l’écart, et prirent la garde des chevaux. D’Albaranrassembla ses hommes autour de lui et commença à leur donner sesinstructions à voix basse.

Les mantelets demeuraient fermés, les yeux de la dame invisiblene se montraient plus. La Gorelle attendait patiemment. Elle avaitentendu l’ordre donné. Elle suivait le conciliabule tenu pard’Albaran d’un œil furieux. Et les lèvres pincées, l’air mauvais,elle bougonnait :

– Après la fille de Concini à qui elle m’a défendu detoucher, voici qu’elle veut sauver Landry Coquenard !… Ahçà ! mais, cette noble dame sauve donc tout le monde !…C’est donc une sainte descendue sur la terre !…

À ce moment, les deux Pardaillan débouchaient de la rue desDeux-Écus. Visiblement, ils allaient sans but précis, auhasard…

Du côté de La Gorelle, le mantelet s’écarta une seconde. Unepetite main blanche parut, tenant une grosse bourse gonflée à enéclater de pièces d’or. En même temps, la voix disait :

– Prends. Ceci n’est qu’un acompte.

Éblouie, les yeux luisants comme des braises, la mégère fonditsur la bourse qui disparut en un clin d’œil. Et tandis qu’elle secassait en deux dans une humble révérence de remerciement, ellesongeait avec ravissement :

– Jésus Dieu, ma fortune est faite !… Que labénédiction du ciel soit sur cette excellente dame qui est sigénéreuse.

Le mantelet s’était aussitôt rabattu. Les yeux noirs ne devaientplus se montrer. Mais La Gorelle entendit la voie harmonieuse quidisait :

– Écoute. Je sais où te trouver. Cela ne suffit pas. Tupeux avoir besoin de me communiquer des choses importantes. Enconséquence il est nécessaire que tu saches qui je suis et où jedemeure. Je suis la duchesse de Sorrientès et je demeure à l’hôtelde Sorrientès. Sais-tu où est situé l’hôtel deSorrientès ?

– Non, madame. Mais soyez sans crainte, je m’informerai, jetrouverai. !

– Ne t’informe pas. Je vais t’expliquer : l’hôtel deSorrientès est situé derrière le Louvre, au fond de la rueSaint-Nicaise, passé la chapelle Saint-Nicolas, à laquelle iltouche. Il fait l’angle de trois rues : la rue Saint-Nicaise,la rue de Seyne qui longe la rivière, et un cul-de-sac qui part decette rue de Seyne. Il a trois entrées : une sur chaque rue.Si tu as besoin de me voir, tu te présenteras à la petite porte ducul-de-sac. Tu frapperas trois coups, légèrement espacés et à lapersonne qui se présentera, tu diras simplement ton nom.Retiendras-tu bien tout cela ?

– J’ai bonne mémoire, sourit La Gorelle. Voyezplutôt : Mme la duchesse de Sorrientès.L’hôtel de Sorrientès au bout de la rue Saint-Nicaise. La petiteporte du cul-de-sac qui part de la rue de Seyne. Frapper troiscoups légèrement espacés à cette porte et donner mon nom. Est-cebien cela ?

– C’est bien. Tu peux te retirer.

La Gorelle salua profondément la litière. Elle allait se ruerdans la rue Saint-Honoré pour voir ce qui allait arriver à ceLandry Coquenard, auquel elle paraissait en vouloirparticulièrement. Mais en se redressant, elle aperçut les deuxPardaillan. Et le même trouble qui s’était déjà manifesté chez elleà leur vue s’empara de nouveau d’elle. Elle se fit aussi petitequ’il lui fut possible, ne bougea pas, se dissimula le plus qu’elleput derrière la litière.

Parvenus rue de Grenelle, les deux Pardaillan avaient tournémachinalement à gauche une fois de plus. En approchant de lalitière, ils avaient aperçu La Gorelle. Ils l’avaient aussitôtreconnue et leur attention s’était concentrée sur elle. Ils étaientencore trop loin pour entendre la voix de la duchesse deSorrientès, toujours invisible derrière les mantelets baissés. Ilspassèrent juste à point pour entendre La Gorelle répéter lesindications qu’on venait de lui donner pour prouver qu’elle n’avaitrien oublié.

À dire vrai, ces paroles frappèrent seulement l’oreille duchevalier de Pardaillan, qui, d’ailleurs, n’y attacha aucuneimportance. Pour ce qui est de son fils Jehan, il n’entendit quevaguement : en regardant la mégère, il avait l’espritpréoccupé comme un homme qui fait un effort de mémoire pour sesouvenir d’une chose ancienne, depuis longtemps oubliée. Et il n’yparvenait pas sans doute, car il continuait à avancer :silencieux et rêveur à côté de son père.

Les Pardaillan s’éloignèrent. La Gorelle, renonçant à satisfairesa curiosité, tourna résolument le dos à la rue Saint-Honoré, secoula vivement dans la rue des Deux-Écus et disparut avec cetterapidité particulière à ceux à qui la peur semble attacher desailes aux talons. Les Pardaillan revinrent dans la rueSaint-Honoré. Ils tombèrent en plein sur cette troupe dont nousavons signalé la présence rue du Coq et qui conduisait un condamné,lequel, s’il faut en croire La Gorelle, n’était autre que ce LandryCoquenard dont elle venait de parler à la duchesse de Sorrientès,laquelle, pour des raisons à elle – que nous ne tarderons pas àconnaître sans doute – ne voulait pas qu’il fût pendu.

L’encombrement était énorme à cet endroit, car la foule s’étaitimmobilisée pour voir passer le cortège. Nous devons même ajouterque, parmi cette foule, il régnait une certaine effervescence. Àgrand renfort de coups de coude, les Pardaillan se frayèrent unpassage et s’éloignèrent de ce gros rassemblement. Quand ils setrouvèrent hors de la cohue, Jehan s’arrêta tout à coup et, sortantde sa rêverie :

– C’est curieux, dit-il, cette femme… comment donc la jolieMuguette l’a-t-elle appelée déjà ?…

– La Gorelle, rappela Pardaillan, qui avait toujours sonextraordinaire mémoire.

– La Gorelle ! c’est cela !… Eh bien, il mesemble que je l’ai déjà vue je ne sais où et quand. J’ai beauchercher, je n’arrive pas à me souvenir.

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