La Fin de Pardaillan

Chapitre 7D’ANCIENNES CONNAISSANCES

Odet de Valvert demeura cloué sur place, tout étourdi de cedénouement imprévu. Il tombait du haut de ses illusions dorées. Lachute fut d’autant plus rude qu’il s’était élevé plus haut. Il endemeura un long moment tout meurtri. Puis, sa mauvaise humeuréclata en une série de jurons furieux :

– Peste, fièvre, accident de malemort, foudre ettonnerre !…

Il se sentit soulagé. Il se ressaisit peu à peu. Il murmura avecune intraduisible grimace de dépit :

– Heu ! je commence à croire que c’est décidémentM. de Pardaillan qui a raison ! La fortune, à cequ’il me semble, est une déesse capricieuse et cruelle qui vousaguiche, vous excite, semble se donner à vous, et vous glisse entreles doigts quand vous croyez la tenir, et s’enfuit prestement en semoquant de vous.

Et se secouant, avec cette indestructible confiance qu’on n’aqu’à vingt ans :

– La prochaine fois, je réponds qu’elle ne me faussera pascompagnie !… Je l’étranglerai plutôt avec son uniquecheveu.

Il fit volter son cheval pour revenir rue Saint-Honoré et seremettre à la recherche de la jolie bouquetière. Et oubliant sadéconvenue, il éprouva une véritable joie d’enfant à la penséequ’il était le propriétaire de la bonne et vigoureuse bête qu’ilmontait et dont il se proposait d’étudier sérieusement les défautset les qualités. Il n’alla pas loin. Il rencontra les Pardaillanque la curiosité, sans doute, avait amenés aux environs du Louvre.Il mit pied à terre et les aborda.

Derrière les Pardaillan, marchait un pauvre diable coiffé dequelque chose d’informe, à quoi il était impossible de donner lenom de chapeau, drapé dans une loque trouée, effilochée, querelevait par derrière une immense colichemarde, et dans laquelle ildissimulait son visage. En apercevant Odet de Valvert, l’hommes’arrêta, ôta son chapeau, et la bouche fendue par un sourire larged’une aune, se cassa en deux dans une révérence qui ne manquait pasde correction, voire d’une certaine élégance. Dans ce mouvement, ilmit à découvert la longue et maigre figure, les yeux singulièrementvifs et fureteurs, le sourire astucieux de Landry Coquenard. Il serendit compte que celui qu’il venait de saluer ne l’avait vu. Ilremit le chapeau sur la tête, ramena les pans du manteau sur le nezet attendit à distance respectueuse.

– Eh ! cousin de Valvert, disait Jehan de Pardaillanavec un sourire affectueux, vous voilà donc en faveur, que nousvous avons vu caracolant à la gauche du roi ?

Jehan de Pardaillan avait parlé assez haut ; LandryCoquenard, de sa place entendit.

– Bon, se dit-il, le gentilhomme qui m’a sauvé deux fois,en me tirant des griffes des suppôts de Concini d’abord, en medonnant cette bourse qui va me permettre de vivre une bonnequinzaine ensuite, s’appelle M. de Valvert et est lecousin de M. de Pardaillan que j’ai connu il y a quelquesannées, alors qu’il n’avait d’autre nom que le nom de Jehan leBrave. Cela me suffit pour l’instant.

Et Landry Coquenard s’en retourna sans se presser vers la rueSaint-Honoré.

Odet de Valvert, à la demande de son cousin Jehan de Pardaillan,avait répondu par une moue de dépit, qui avait amené un furtifsourire sur les lèvres de Pardaillan, lequel se contentaitd’écouter et d’observer sans rien dire. Sans remarquer cette moueet sans lui laisser le temps de répondre, Jehan reprenait, avec uneattitude et une mine où l’on sentait une affectueuse sollicitude etnon pas une banale curiosité :

– C’est à vous, ce cheval ?

– Oui, mon cousin.

– Belle bête, fit Jehan en fin connaisseur qu’il était. Etavec la même sollicitude, avec une joie sincère :

– Ça, comte, vous voilà donc sur le chemin de lafortune ? Contez-nous ce qui est arrivé, que nous nousréjouissions avec vous. Nous vous avons vu passer tout à l’heureescortant le roi.

– Même, intervint Pardaillan qu’en passant près de nous,vous m’avez jeté un regard triomphant qui voulait dire :« Vous voyez bien, vieux radoteur… »

– Oh ! monsieur de Pardaillan, protesta Valvert avectoutes les marques du plus profond respect.

– Vieux radoteur est de trop ? fit Pardaillan avec unsourire malicieux. Soit, je le retire. Vous m’avez donc regardéd’un air de dire : « Vous voyez bien qu’il n’est pasaussi difficile de faire fortune que vous leprétendez ! »

Et, prenant un air sévère :

– Oserez-vous soutenir que ce n’est pas cela que votreregard m’a dit en passant ?

– C’est vrai, monsieur, avoua franchement Valvert, et jem’excuse de ma présomption.

– Bon, fit Pardaillan, qui reprit son sourire malicieux,péché avoué est à moitié pardonné. Cependant, vous méritez uneleçon. Et, pour vous punir, c’est moi qui vais, en quelques mots,raconter ce qui vous est arrivé.

– Je vous écoute, monsieur.

– Vous avez sauvé la vie au roi. Le roi a voulu vousrécompenser « royalement ». Il vous a fait l’insignehonneur de vous inviter à vous placer à sa gauche et à l’escorterjusqu’au Louvre. Vous, naturellement, vous avez cru votre fortunefaite du coup. De là, ce regard de triomphe avec lequel vouspensiez m’écraser. Arrivé à la porte de son logis, le roi vous acongédié en vous gratifiant de quelques paroles aimables.Moi, qui me doutais bien que l’affaire se termineraitainsi, je vous ai suivi pour en avoir le cœur net. Et voilà toutel’histoire.

– C’est tout à fait cela ! s’émerveilla Valvert.

– Pardon, reprit Pardaillan, j’oubliai : le roi a eula générosité de vous faire don de ce cheval. Avec les harnais,j’estime qu’un maquignon point trop juif vous en donnera bien centcinquante pistoles.

Et avec un de ces sourires qui n’appartenaient qu’à lui, ilajouta :

– Quinze cents livres, à tout prendre, ce n’est point unetrop mauvaise affaire pour vous, mais par Pilate, on ne peut pasdire que le petit roi s’estime lui-même à un haut prix.

Et, redevenant sérieux :

– À présent, mon enfant, donnez-nous des détails.

Odet de Valvert donna les détails que lui demandait Pardaillan.Il glissa, avec une modestie qui fut remarquée des Pardaillanattentifs, sur le joli tour de force qu’il avait accompli enrecevant le roi dans ses bras. Il se moqua de lui-même avec bonnehumeur et non sans esprit, au sujet des illusions qui avaient étéles siennes, quand il avait cru que la reconnaissance du roi semanifesterait par le don d’une charge importante à la cour. Ilretraça la conversation qu’il avait eue au sujet de Concini. Et iltermina en répétant les paroles que le roi lui avait dites en luidonnant congé.

Les deux Pardaillan l’écoutèrent avec une attention soutenue. Onvoyait que leur affection pour ce jeune homme était réelle,profonde. Quant à lui, il marquait à Pardaillan un respect filial.Il se montrait plus libre envers Jehan qu’il traitait comme unfrère, en lui accordant la déférence qu’un cadet doit à sonaîné.

– Ne vous découragez pas, Valvert, consola Jehan quand ileut fini, vous serez plus heureux une autre fois.

– Je l’espère, monsieur, sourit Valvert plein deconfiance.

– Ah çà ! demanda Pardaillan à brûle-pourpoint, vouslui voulez donc la malemort au Concini ? Que vous a-t-ilfait ?

– Mais, monsieur, fit Valvert sans se démonter, quand ce neserait qu’à cause des persécutions dont il a poursuivi ma cousinede Saugis et mon cousin de Pardaillan, son époux. Il me semble quec’est une raison suffisante.

– D’accord. Mais vous avez bien quelques petits motifspersonnels ?

Cette fois, Valvert rougit légèrement. Les deux Pardaillansaisirent cette marque d’émotion au passage. Ils échangèrent unfurtif sourire. Cependant, Valvert, qui s’était remis, répondittranquillement :

– En effet, monsieur, j’ai eu maille à partir avec sesordinaires.

Et, se tournant vers Jehan :

– J’ai eu plus spécialement affaire àMM. de Longval et de Roquetaille. J’ai reconnu aussiM. d’Eynaus.

– D’anciennes connaissances à moi, avec qui j’ai toujoursun compte ouvert, qu’il faudra bien que je règle un jour oul’autre, fit Jehan avec un froid sourire, gros de menaces pour ceuxdont il parlait.

Pardaillan n’était pas curieux. Il ne s’informa pas davantage.Il conclut cependant :

– Que vous le vouliez meurtrir puisque vous lui voulez lamalemort je le conçois. Mais l’arrêter, vous, comte de Valvert,fi ! C’est là besogne de sbire et non point degentilhomme !

– Cependant, fit Valvert avec une timidité qui prouvait enquelle haute estime il tenait les enseignements que cet hommeextraordinaire voulait bien lui donner, cependant si le roi l’avaitordonné ?

– Il est des ordres auxquels un gentilhomme digne de ce nomn’obéit jamais, même quand c’est un roi qui les donne, tranchaPardaillan.

Odet de Valvert s’inclina pour marquer qu’il n’oublierait pas laleçon. Il n’en avait pas encore fini avec Pardaillan. Celui-cis’arrêta tout à coup, et prenant cet air figue et raisin que tousnos lecteurs lui connaissent :

– Mais j’y songe, s’écria-t-il, le roi a eu la bonté devous dire qu’il vous recevrait quand il vous plairait. Peste, c’estune inestimable faveur qui n’est pas accordée à tout le monde.Allez le voir… Peut-être serez-vous plus heureux cette fois etobtiendrez-vous de lui une marque de reconnaissance plusappréciable que le don de ce cheval de quinze cents livres.

Et Pardaillan attendit la réponse avec une curiosité qu’il nelaissait pas voir. Elle ne traîna pas, cette réponse :

– Vous voulez rire, monsieur, protesta Valvert. À mon tourde vous dire : Fi !

Une lueur de contentement passa dans l’œil clair de Pardaillan.Ce fut tout. Ils étaient revenus dans la rue Saint-Honoré. Valvertcherchait des yeux Brin de Muguet et ne répondait plus qu’avecdistraction aux deux Pardaillan qui, sans en avoir l’air,remarquaient son manège et souriaient d’un sourire à la foisrailleur et indulgent.

En cherchant des yeux Brin de Muguet qu’il ne découvrait pas,Valvert aperçut deux grands diables, aux allures formidables detranche-montagnes, vêtus proprement de bon drap des Flandres, commedes écuyers de bonne maison. Il les désigna à Jehan endisant :

– Je crois, monsieur, que voici Gringaille et Escargassequi vous cherchent.

Jehan se retourna vivement, Gringaille et Escargasses’approchèrent du groupe et se tinrent raides comme des soldatsdevant leur supérieur. Eux non plus, depuis le temps où nous lesavons présentés dans un de nos précédents ouvrages, n’avaient paschangé. Ils avaient un peu engraissé seulement. Mais la fortune neles avait pas rendus ingrats ni oublieux… Et c’était toujours lemême dévouement fanatique qu’ils éprouvaient pour celui qu’ilsappelaient autrefois « chef » et qu’ils continuaient àappeler « messire Jehan ». C’était toujours le mêmerespect qui allait jusqu’à la vénération qu’ils témoignaient auchevalier de Pardaillan.

Sur une interrogation muette de Jehan, les deux bravesrépondirent par un mouvement de tête qui disait non. Et Jehansoupira.

Odet de Valvert, qui grillait d’envie de se remettre à larecherche de sa bien-aimée, saisit l’occasion.

– Je vous laisse, dit-il. Et, se reprenant :

– À moins que je ne sois assez heureux pour que vous ayezbesoin de moi, ajouta-t-il vivement.

– Non, mon enfant, répondit Pardaillan avec douceur. Et,avec un sourire malicieux :

– Allez à vos affaires, autorisa-t-il.

Les trois hommes échangèrent une loyale et vigoureuse poignée demain. Odet adressa un salut amical aux deux braves flattés et ilsse séparèrent. Au bout de quelques pas, Valvert s’arrêtaembarrassé. Son cheval, qu’il était si content de posséder, legênait. Il ne pouvait pourtant pas suivre une femme dans la rue, entraînant sa monture par la bride.

– Pardieu, se dit-il, après une courte réflexion,Escargasse et Gringaille s’en chargeront volontiers.

Il revint vivement sur ses pas, pour leur demander s’ilsvoulaient bien se charger de ramener son cheval à son auberge. Ceque les deux braves acceptèrent avec empressement, comme il avaitsupposé.

– Toujours très honorés d’être vos serviteurs, monsieur lecomte, assura Gringaille qui, en sa qualité de Parisien, savait« tourner proprement » un compliment, à ce qu’il disaitdu moins.

– Tout à votre service, outre ! ajouta Escargasse,avec son accent, qui « fleurait agréablement » l’ail,prétendait-il.

Odet de Valvert leur confia donc ce cheval, qu’il devait à lareconnaissance royale et qu’il était heureux et fier de posséder.Ce ne fut pas d’ailleurs sans leur faire force recommandations ausujet du noble animal. Recommandations qu’Escargasse et Gringailleécoutèrent avec tout le respect qu’ils devaient à « monsieurle comte » et qui amenèrent un sourire amusé sur les lèvres dePardaillan.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer