La Fin de Pardaillan

Chapitre 9OÙ L’ON VOIT ENCORE INTERVENIR LA DUCHESSE DE SORRIENTÈS

Peut-être Landry Coquenard en aurait-il dit davantage, car ilparaissait assez bavard et quelque peu familier. Mais Odet deValvert s’était retourné vers la petite bouquetière et s’étaitdécouvert aussi galamment, aussi respectueusement qu’il l’eût faitdevant une très haute et très noble dame.

Brin de Muguet n’avait pas bougé. Elle avait assisté jusqu’à lafin à l’épique combat. Et elle n’avait montré d’émotion réelle quelorsqu’elle avait vu Valvert désarmé. Elle avait retrouvé son calmeapparent aussitôt après. Elle était restée jusqu’à la fin.Seulement, chose étrange, elle avait fait un mouvement pour seretirer dès qu’elle avait vu que Valvert et Landry Coquenardn’avaient plus qu’un adversaire chacun devant eux. Elle avait faitmême plusieurs pas.

Au bout de ces quelques pas, elle s’était arrêtée et, l’air trèssérieux, elle s’était mise à réfléchir. Au bout d’un certain tempsde réflexion, elle avait secoué la tête de l’air d’une personne quidit non. Et elle avait fait demi-tour, elle était revenue sur sespas. Lorsqu’elle vit que Valvert se retournait vers elle et sedécouvrait, ce fut elle qui parla la première.

– Soyez remercié, monsieur, et de tout mon cœur, pour votregénéreuse intervention.

Et ceci qu’elle disait de sa voix si doucement musicale, étaitprononcé avec un air de dignité vraiment surprenant chez une fillede sa condition. Et, aussitôt après avoir adressé ce brefremerciement, elle s’inclina dans une gracieuse révérence et fitmine de se retirer.

Odet de Valvert, vraiment, eût été quelque peu en droit de seformaliser de l’espèce de sans-gêne avec lequel elle en usait aveclui, et de la désinvolture avec laquelle elle le quittait si vite.Mais il était trop ému. Il ne vit qu’une chose, c’est qu’elle s’enallait toute seule. Il s’inquiéta pour elle. Et rougissant commeune fille, prenant son courage à deux mains, il osaproposer :

– Mademoiselle, il n’est peut-être pas prudent à vous devous en aller ainsi. Souffrez que j’aie l’honneur de vous escorterchez vous.

– Encore merci, monsieur, dit-elle en se retournant. Maisje n’ai plus rien à redouter maintenant, et je ne veux pas abuserde votre galanterie.

Ceci était accompagné d’un gracieux sourire destiné à fairepasser le refus. C’était dit aussi sur un ton si ferme dans sonirréprochable politesse qu’il n’était pas permis d’insister. Lepauvre Odet de Valvert s’inclina donc avec le plus profond respect.Elle lui fit une légère inclination de tête, lui adressa un nouveausourire qui lui mit du soleil plein la tête et le cœur, et partitde son pas souple, et ferme en même temps, d’enfant de la rue.

Landry Coquenard, discrètement à l’écart, avait assisté à cetrès bref entretien dont il n’avait pas perdu un mot. Et son œilrusé allait de la jeune fille au jeune homme, les étudiait avec unepromptitude, une sûreté qui faisaient honneur à ses qualitésd’observation.

– Il l’aime, il aime la fille de Concini ! se dit-il.Et rêveur :

– Il aime la fille de Concini qui lui veut la malemort etla lui voudra bien davantage encore après ce qui vient de se passerici !… Concini qui aime sa fille, sans savoir que c’est safille, et qui, lorsqu’il est épris, se montre toujours plusférocement jaloux qu’un tigre !… Gueule de Belzébuth, voilà unamour qui sera quelque peu contrarié !… Sans compter qu’il y ale Rospignac qui n’est pas à dédaigner, et qui est également éprisde ladite fille de Concini !… Ho ! diable,M. de Valvert aura de la besogne, et m’est avis qu’ilaura de la chance s’il s’en tire… Mais, minute, avant de selamenter, il faudrait savoir quels sont ses sentiments, à elle.L’aime-t-elle aussi ?

Il porta son attention sur Brin de Muguet. Et il crut pouvoirconclure :

– Non, elle ne l’aime pas. Il n’y a pas à se tromper à sonattitude : c’est tout à fait celle d’une indifférente.Ah ! pauvre M. de Valvert !…

Pendant que Landry Coquenard songeait ainsi et s’apitoyait surson sort, Odet de Valvert regardait s’éloigner celle qu’il aimait.Et son visage expressif exprimait une douleur si poignante qu’ilétait évident qu’il ne s’était pas mépris, lui non plus, sur lessentiments de la jeune fille à son égard.

– Elle ne m’aime pas ! se disait-il. Sans quoim’aurait-elle quitté si vite, avec cette froide correction quitrahit l’indifférence la plus complète ?…

Mais allez donc demander à un amoureux de vingt ans dedésespérer tout à fait. C’est le propre de la jeunesse de garder unfond d’espoir alors même qu’elle paraît désespérer le plus. Aprèsavoir fait cette douloureuse constatation, Valvert ajouta aussitôtrésolument :

– Bah ! je l’entourerai de tant d’adoration, dedévouement, de vénération qu’il faudra bien qu’elle finisse parm’aimer !

L’espoir reparaissait, comme on voit. Et avec lui les traitsfins du jeune homme perdirent leur crispation douloureuse,retrouvèrent leur habituelle expression calme et souriante.

Juste à ce moment, Brin de Muguet se retournait.

Elle était partie d’un pas décidé, et, une fois qu’elle euttourné le dos, le petit pli vertical qui barra soudain son frontpur indiqua qu’elle était mécontente. Contre qui ? Contreelle-même ou contre Valvert qui avait si vaillamment et siefficacement pris sa défense ? Et elle aussi, comme Valvert etcomme Landry Coquenard, elle se mit à réfléchir en marchant. Et,sans s’en apercevoir, elle ralentit le pas.

– J’ai tout de même été un peu trop froide, un peu tropdistante, se disait-elle. Que ce jeune homme me soit indifférent,c’est certain. Qu’il m’excède avec cette insupportable sollicitudeavec laquelle il veille sur moi, c’est non moins certain. Et je lelui aurais déclaré sans ambages si seulement il était sorti, si peuque ce fût, de cette respectueuse réserve qui m’a fermé la bouchejusqu’à ce jour. Ce qui est bien certain également, c’est que cequi est fait est fait et que je n’y puis plus rien changer, quecela me plaise ou non. Or, le fait est que ce jeune homme a prisfait et cause pour moi. Pour moi, il a exposé sa vie avec unegénérosité, une intrépidité qu’il serait injuste de ne pasreconnaître. Et, au bout du compte, quels que soient mes sentimentsà son égard, je suis bien forcée de m’avouer à moi-même que j’aiété bien aise qu’il vienne m’arracher aux brutalités de cemisérable Rospignac. Tout cela méritait bien quelques égards de mapart. Je n’en serais pas morte. Et de ce qu’aurait montré que je nesuis pas une ingrate sans cœur, que je sais, au contraire, garderle souvenir reconnaissant du bien que l’on me fait, il ne s’ensuitpas forcément que ce jeune homme se serait cru autorisé à sortir desa réserve. La générosité de sa conduite, la loyauté qui brilledans son regard, sa timidité même, tout me prouve le contraire. Enne lui accordant pas les quelques amabilités qu’il avait si bienméritées, j’ai agi comme une sotte, et, qui pis est, comme unefausse béguine toute confite en pruderies exagérées. Si j’agispareillement à l’égard de tous les Parisiens, j’aurai bientôt faitde changer en aversion cette bienveillante sympathie qu’ils veulentbien me témoigner. Et ce sera bien fait pour moi.

Le résultat de ces réflexions, aussi judicieuses que tardivesfut que Brin de Muguet, avant de disparaître, se retourna, ainsique nous l’avons dit. Elle aperçut Odet de Valvert qui la suivaitde son regard chargé d’une muette adoration. Et, au lieu dedétourner la tête d’un air indifférent, comme elle n’aurait pasmanqué de le faire l’instant d’avant, elle lui sourit gentiment etlui adressa, de la main, un au revoir amical. Après quoi, ellerepartit d’un pas qui avait retrouvé toute sa fermeté.

– Vive Dieu ! s’écria en lui-même Landry Coquenard,toujours attentif, elle l’aime ! Elle n’en sait peut-êtreencore rien elle-même, mais elle l’aime, j’en jurerais !…

Et avec une grimace de jubilation :

– Eh bien ! mais il ne me déplaît pas du tout qu’il ensoit ainsi, à moi ! Par la gueule de Belzébuth, si la joliebouquetière est la propre fille de Concini, que messire Satanas luitorde le cou, c’est à moi qu’elle doit d’être encore vivante, bienqu’elle m’ignore aussi complètement qu’elle ignore son ruffian depère. J’ai donc bien le droit de m’intéresser à elle. Et si lesintentions du brave et digne gentilhomme qu’estM. de Valvert sont honnêtes, comme j’ai tout lieu de lesupposer, eh bien, nous serons deux pour lutter contre Concini etsa bande. Et, Dieu et les saints aidant, je ne vois pas pourquoi,si puissant qu’il soit, nous n’en viendrions pas à bout.

Quant à Valvert, ce simple[4] suffit à letransporter au septième ciel. Il n’en fallut pas plus pour le fairepasser du doute à la confiance la plus absolue, de la douleur qu’ils’efforçait de dissimuler sous un masque souriant, à la joie laplus extravagante.

Et oubliant Landry Coquenard, oubliant ses adversaires blessésautour desquels les passants se groupaient sans manifester lamoindre sympathie à leur égard, attendu qu’ils reconnaissaient eneux des ordinaires de Concini, il s’élança sur ses traces. Qu’onn’aille pas croire qu’il courait après elle pour l’aborderrésolument, lui débiter avec un accent enflammé la lyriquedéclaration d’amour qu’il ruminait depuis longtemps dans sonesprit. Que non pas ! Il eût plus aisément trouvé le couragede charger dix nouveaux Rospignac que de tenter cette chose sisimple, et pourtant si effrayante quand il s’agit d’un premieramour en qui on a mis tous les espoirs de toute une vie, dire à unejeune fille : « Je vous aime. Voulez-vous de moi pourépoux ? »

Non. Odet de Valvert voulait simplement la suivre… de loin, lavoir le plus longtemps possible, veiller sur elle. Car il y avaitlongtemps qu’il avait compris qu’elle se croyait menacée d’undanger qu’il ne pouvait deviner. Et ce qui venait de se passer avecRospignac ne pouvait que le confirmer dans cette pensée, tout enprécisant la nature de ce danger.

Il courut donc après la mignonne bouquetière. Ce que voyant,Landry Coquenard n’hésita pas un instant et se lança à sa suite.Derrière eux, un homme, le manteau sur le nez se mit à les suivreavec une adresse qui dénotait une certaine habitude de ce genred’expéditions. Cet homme, c’était d’Albaran, le garde du corps dela duchesse de Sorrientès. Et ceci nous oblige à revenir quelquesminutes en arrière.

On se souvient que, devancé par Odet de Valvert, il n’avait puapporter à Brin de Muguet l’assistance qu’il avait l’ordre de luidonner. En voyant Valvert se charger de sa besogne, il s’étaitarrêté assez interdit. Et il s’était retourné vers la litière. Laduchesse lui avait fait quelques signes. Ces signes constituaientun ordre qu’il comprit fort bien. Il leva la main en l’air, mitpied à terre, et sans s’occuper de son cheval, sûr qu’obéissant àl’ordre que son geste venait de donner un de ses hommes viendraitprendre sa monture, il s’avança au premier rang et se plaça demanière non seulement à bien voir, mais encore à pouvoir intervenirfacilement quand il le jugerait utile. Car, à certains gestes qu’ilavait eus, on ne pouvait se méprendre sur ses intentions : ilétait décidé à venir au secours de Valvert au cas où celui-ciaurait besoin d’être secouru.

Il est évident qu’il n’agissait ainsi qu’en exécution de l’ordreque sa maîtresse lui avait donné de loin, par gestes. Ainsi cettemystérieuse duchesse de Sorrientès avait voulu sauver LandryCoquenard. Puis, elle avait voulu sauver Brin de Muguet, aprèsavoir, sous menaces de mort, interdit à La Gorelle d’entreprendrequoi que ce soit contre la jeune fille. Et maintenant elle sedisposait à sauver Odet de Valvert si besoin était. Si La Gorelleavait été encore présente, c’est pour le coup qu’elle n’eût pasmanqué de se confirmer dans sa première opinion que cette duchesse,à qui Léonora Galigaï donnait le titre « d’illustrissimeseigneurie », était une sainte qui sauvait tout le monde.

Il est un fait certain – qu’on a certainement remarqué – c’estque la sympathie de cette duchesse, jusqu’à présent, se manifestaittoujours en faveur du faible contre le fort. Ceci sembleraitdénoter une générosité chevaleresque bien faite pour lui conciliernotre propre sympathie. Cependant comme nous n’oublions pas quenous n’avons pas à prendre parti pour ou contre nos personnages quidoivent demeurer ce qu’ils sont, nous rappelons que, ses bonnesactions, la duchesse les accomplissait toujours avec le même calmesouverain, sans jamais laisser percer la moindre apparenced’émotion. Et ceci ne laissait pas que d’être tant soit peudéconcertant.

D’Albaran avait failli intervenir au moment où l’épée de Valverts’était brisée entre ses mains. Il s’était abstenu parce qu’il luiavait vu aussitôt une autre lame au poing et parce qu’il avait vuLandry Coquenard se jeter dans la mêlée. Lorsque la lutte avait ététerminée, sans qu’il eût besoin d’y prendre part, il était retournéprès de sa maîtresse, de son pas pesant et tranquille de colosseconfiant dans sa force.

– Il faut, dit-elle de sa voix grave, étrangementharmonieuse, il faut savoir qui est ce jeune homme, où il loge, cequ’il fait, à qui il appartient… s’il appartient à quelqu’un. Ilfaut que ce jeune homme soit à moi. S’il est pauvre, comme je lecrois d’après sa mise, s’il est libre et qu’il veuille entrer à monservice, je me charge de sa fortune. Les hommes de la valeur decelui-ci sont rares. Et j’ai besoin d’hommes forts autour de moipour la besogne que je viens accomplir ici.

– Vous aurez là, en effet, une recrue d’une valeurexceptionnelle, confirma d’Albaran.

Il disait sans marquer ni jalousie, ni inquiétude, en homme quiest tout à fait sûr que sa faveur ne peut être ébranlée. Il ledisait même avec une pointe d’admiration qui prouvait qu’il avaitassez de noblesse d’esprit pour rendre hommage à la valeurd’autrui. Mais il ajouta tout aussitôt :

– Il est « presque » aussi fort que moi.

– « Presque », mais pas tout à fait« autant » que toi. Personne au monde ne peut se vanterd’être aussi fort que toi, d’Albaran.

Et elle, elle disait cela avec une satisfaction qu’elle neprenait pas la peine de cacher. Et c’était la première fois qu’ellese départissait de ce calme qui avait on ne sait quoi d’auguste etde formidable, pour montrer son sentiment intime. Et sesmagnifiques yeux noirs, d’une si angoissante douceur, se posèrentcaressants sur le colosse. Mais qu’on ne s’y trompe pas :c’était là, tout bonnement, la caresse que le maître accorde à sonchien de garde, sur la vigilance et la fidélité duquel il serepose, et qui se sent rassuré quand il constate la puissanceredoutable de ses crocs énormes, acérés, capables de broyer dufer.

Telle qu’elle était, cette caresse, ainsi que le compliment quila précédait, parurent flatter et émouvoir au plus haut pointd’Albaran. Une lueur de contentement adoucit l’éclat de ses yeux debraise, il se rengorgea, et il fit entendre une série de petitsgrondements joyeux, tout pareils à ceux du dogue qui « fait lebeau ». Et il se courba dans un salut si profond, sirespectueux, qu’il ressemblait à une génuflexion. Évidemment,c’était là un fanatique capable de tous les dévouements pour cellequ’il semblait vénérer comme un dévot vénère la vierge. Et celle-cile savait bien.

– Suis-le toi-même, renseigne-toi, mon bon d’Albaran,reprit-elle. Il s’agit là d’une affaire à laquelle j’attache unecertaine importance, et j’aime mieux que ce soit toi qui en soischargé. Va, moi, je rentre à la maison.

Voilà pourquoi d’Albaran suivait Odet de Valvert que suivaitdéjà, de plus près, Landry Coquenard.

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