La Fin de Pardaillan

Chapitre 8PREMIER CONTACT

Les deux Pardaillan, que suivaient Gringaille et Escargasse,conduisant la précieuse monture, s’en allèrent du côté de la croixdu Trahoir.

Odet de Valvert s’en revint du côté du pilori Saint-Honoré où ilavait laissé Brin de Muguet et où il espérait la retrouver malgréqu’un espace de temps appréciable se fût écoulé depuis qu’il avaitquitté la place. Mais il eut beau fouiller partout du regard, il nela découvrit pas.

Il n’avait garde de le faire pour l’excellente raison qu’ellen’était plus de ce côté. Elle aussi, elle avait remonté la rue dansla direction de la croix du Trahoir. Elle venait même de passer aumoment où Valvert était revenu rue Saint-Honoré en compagnie desPardaillan. Ceux-ci la dépassèrent en s’en allant et Jehan, serrantle bras de son père, lui glissa :

– Ce pauvre Odet qui la cherche dans le bas de larue !

– Je ne suis pas en peine de lui, répondit Pardaillan, lesamoureux ont un flair tout particulier pour se retrouver, là oùd’autres n’en viendraient jamais à bout.

Et, songeant à l’aveu de la jeune fille qui lui avait affirméêtre la mère de cette petite Loïse dont elle parlait avec LaGorelle, il ajouta avec un soupir :

– Mieux vaudrait pour lui qu’il ne la revît jamais.

Brin de Muguet s’en allait donc par la rue Saint-Honoré. Elle nese pressait pas. Elle semblait même s’attarder à plaisir. Pourtantcette flânerie n’était qu’apparente et devait avoir un motif desplus sérieux. En réalité, elle dévisageait avec attention tous ceuxqu’elle rencontrait. Elle semblait se méfier de tout le monde, deshommes aussi bien que des femmes. Elle se retournait fréquemment.Elle s’engageait dans des voies latérales, pour revenir brusquementsur ses pas et recommencer le même jeu un peu plus loin. Bref, elleeffectuait le manège classique de quelqu’un qui se croit suivi etveut à tout prix dépister le suiveur.

Ce manège était-il à l’adresse de Valvert ? C’est possible.En tout cas, n’oublions pas que nous avons entendu Stocco assurer àConcini que la jeune fille faisait un mystère du lieu où ellelogeait. Elle devait avoir de bonnes raisons pour agir ainsi et ilest probable que Valvert n’y était pour rien.

Ce fut au milieu de ces allées et venues que Brin de Muguetrencontra le baron de Rospignac. Il faut croire qu’elle leconnaissait, car, en le voyant, son sourcil se fronça, son sourireespiègle disparut, et son regard se durcit. Et elle allongea lepas, prit une allure telle qu’elle avait vraiment l’air defuir.

Rospignac, accompagné de ses lieutenants, Louvignac, Longval,Eynaus et Roquetaille, rôdait par là à la recherche de Valvert. Ilavait déjà aperçu la jeune fille, lui, et ses yeux avaientétincelé. Mais c’était un serviteur probe et consciencieux queRospignac – quand sa passion n’était pas en jeu, bien entendu. Sonmaître l’avait chargé d’une mission qui était d’arrêter et de luiamener Odet de Valvert, dont ils ne connaissaient même pas le nom,ni les uns, ni les autres. Cette mission, la vue de celle qu’ilconvoitait ne suffit pas à la lui faire oublier. Et il fallaitqu’il fût vraiment consciencieux pour résister à la tentation.Cette mission, il entendait l’accomplir honnêtement. On a vucependant que, dans un accès de fureur jalouse, il avait décidé, ausujet du rival que Concini lui dénonçait, qu’il en faisait sonaffaire et qu’il lui appartenait, à lui seul. Sans doute avait-ilréfléchi. Ou peut-être que, pris d’une haine aussi subite, aussifurieuse que celle de Concini, trouvait-il son compte à livrer lejeune homme à Concini, qui ne manquerait pas de lui infliger lestourments les plus horribles avant que de le tuer.

Quoi qu’il en soit, Rospignac ayant décidé d’obéir, Rospignacayant aperçu la bouquetière des rues, fit un effort sur lui-mêmepour détourner son attention d’elle et chercher Valvert, qui,pensait-il, ne pouvait être bien loin.

Il se trompait, nous le savons. Il eut beau le chercher partout,il ne le vit pas, et pour cause. Une fois par hasard, il ne rôdaitpas autour de la belle. Rospignac eut vite fait de se rendre comptede cette absence. Sa pensée se reporta sur la jeune fille. Il lachercha des yeux. C’est à ce moment-là que Brin de Muguet l’avaitaperçu. Rospignac remarqua le changement subit qui se produisitchez elle. Il remarqua qu’elle s’éloignait avec une précipitationqui ressemblait à une fuite.

C’était un joli garçon, ce Rospignac, trop joli garçonpeut-être. Jeune avec cela – trente ans à peine – et d’une élégancesuprême. Il fut piqué de cette fuite. Il fut piqué surtout del’espèce de dégoût qu’il paraissait inspirer à cette fille desrues, lui, le séduisant Rospignac, que les plus belles, les plusnobles dames s’arrachaient.

Du coup, il oublia Valvert, il oublia sa mission, il oubliaConcini, il oublia ses quatre compagnons, il oublia tout. Ils’élança comme un furieux, la rattrapa en quelques enjambées, secampa devant elle, lui barra le passage, et d’une voix qu’ils’efforçait de garder calme, il railla :

– Çà, je vous fais donc peur, la belle ?

– Peur, vous ! fit-elle d’une voix qui ne tremblaitpas. Allons donc ! est-ce qu’on a peur d’unRospignac !

C’était prononcé sur un ton si souverainement dédaigneux queRospignac se sentit comme souffleté. Il faillit éclatersur-le-champ. Il se contint cependant et, par un puissant effort devolonté, il parvint à garder au moins les apparences du calme, àdissimuler la rage affreuse qui le secouait. Il raillaencore :

– Si je ne vous fais pas peur, pourquoifuyez-vous ?

– Parce que chaque fois que vous vous trouvez sur monchemin, vous ou Concini, votre maître, sachant que je n’ai ni père,ni époux, ni frère, pour me défendre, vous en profitez pourm’insulter bassement, lâchement, comme rougirait de le faire leplus vil des manants, comme seuls vous êtes capables de le faire,vous et le ruffian d’Italie dont vous êtes le laquais.

Chacune de ses paroles, qu’elle lançait avec le même écrasantdédain, cinglait comme un coup de cravache appliqué à toute volée.Rospignac ne put en supporter davantage. D’autant qu’il s’aperçuttout à coup que Longval, Roquetaille, Eynaus et Louvignac, qu’ilavait oubliés, l’avaient rejoint et écoutaient d’un air trèsintéressé. Il éclata :

– Cornes du diable ; crois-tu donc que tu vas m’enimposer avec tes grands airs !… Une fille des rues ;c’est à pouffer de rire, ma parole !… Qu’un gentilhomme trouveà son goût une fille telle que toi, mais c’est un honneur insignedont elle devrait le remercier à genoux.

– Mais vous n’êtes pas un gentilhomme, vous !… Vousêtes moins qu’un laquais !… Allons, laissez-moi passermaintenant que vous avez laissé couler votre bave.

D’un geste de reine, elle l’écartait. Mais maintenant Rospignacne se possédait plus. Il saisit brutalement la jeune fille auxpoignets, l’attira à lui d’une violente saccade, et, l’œil injecté,les traits convulsés, la lèvre écumante, penché sur elle qui seraidissait de toutes ses forces, il lui jeta dans lafigure :

– Minute, la belle ! Il faut que tu saches que tuseras à moi… car je te veux… et je t’aurai, par tous les diablesd’enfer ! Je t’aurai, et tu paieras cher tesinsolences !… En attendant, ici même, dans la rue, devant toutle monde, je veux que tes lèvres s’unissent aux miennes, à seulefin que tout le monde voie bien que tu m’appartiens !… Allons,un baiser, la fille, ou tu ne passeras pas !…

La brute lui meurtrissait les poignets sans pitié, l’attiraitviolemment à lui, penchait sur elle un visage ardent, que lapassion brutale décomposait au point d’en faire un masqued’horreur. Elle, elle résistait vaillamment de son mieux. Elle eûtpu appeler, certes, parmi ces passants qui sillonnaient larue : il se fût trouvé au moins un homme de cœur pour venir àson aide. Et elle ne le faisait pas : elle était brave,assurément, et habituée à ne compter que sur elle-même. Cependant,elle l’avertit :

– Lâchez-moi, ou j’appelle… j’ameute la foule contrevous ! Il ne répondit que par un ricanement hideux.

À ce moment, la litière de la duchesse de Sorrientès, à laportière de laquelle marchait le gigantesque d’Albaran, approchaitdu lieu où se déroulait cette abominable scène de violence. Laduchesse avait sans doute terminé ses mystérieux conciliabules. Parun coin du mantelet légèrement écarté, elle s’intéressait aumouvement de la rue, d’ailleurs moins animée. Elle vit ce qui sepassait. Sa voix retentit, toujours aussi calme, sans émotionperceptible. Et sa voix disait :

– D’Albaran, va au secours de cette jeune fille, là-bas. Etinflige-moi à ce goujat qui la maltraite la correction qu’ilmérite.

– Bien, madame, répondit d’Albaran toujours aussiflegmatique. Et il pressa sa monture qui partit au trot.

Il était écrit que d’Albaran, ce matin-là, ne pourrait accompliraucune des missions que sa maîtresse lui donnait et qu’il acceptaitsans s’étonner jamais, avec la placide indifférence d’un hommedressé à la plus passive des obéissances. En effet, de même quepour Landry Coquenard, il arriva trop tard pour dégager Brin deMuguet. Pendant qu’il s’avançait, un autre accomplissait sa besogneavant lui. Et cet autre, est-il besoin de le dire ? c’était lecomte Odet de Valvert qui, las de chercher la jeune fille du côtéde Saint-Honoré, s’était décidé à remonter du côté de la croix duTrahoir.

Il arriva juste au moment où la jolie bouquetière menaçaitd’appeler à l’aide. Il n’entendit pas cet appel. Il ne fit qu’unbond sur Rospignac en tonnant :

– Quel est ce misérable drôle qui violente unefemme !…

En même temps, son poing, projeté avec la rapidité de la foudre,la force irrésistible d’un boulet, s’abattait sur la figure dubaron surpris. Rospignac, sous la violence du coup, alla rouler aumilieu de la chaussée en poussant un cri de douleur. Valvert secampa devant la jeune fille et d’une voix d’une inexprimabledouceur rassura :

– N’ayez pas peur.

– Je n’ai pas eu peur ! répliqua-t-elle avecintrépidité, et non sans quelque froideur.

Elle ne mentait pas. Il suffisait de la regarder pour se rendrecompte, qu’en effet, elle n’avait pas peur et n’avait pas perdu unseul instant la tête. Le pis est qu’elle ne paraissait nullementsatisfaite de l’intervention de Valvert. À dire vrai, elleparaissait même fort mécontente. Or, comme elle ne pouvait pas êtremécontente d’être arrachée aux brutalités de Rospignac, force nousest d’en conclure que son mécontentement ne provenait pas del’intervention elle-même, mais de celui-là même qui l’effectuait,c’est-à-dire de Valvert.

Cependant, Rospignac se relevait vivement. Il écumait, Son œilstrié de sang chercha l’agresseur. Il le reconnut sur-le-champ. Unrictus terrible hérissa sa moustache : son compte était bon àcelui-là ; il payerait tout, d’un coup. Il faut dire ici queRospignac n’était pas seulement un des plus redoutables escrimeursde Paris. Il n’avait nullement les apparences d’un colosse. Maissous son élégance raffinée, il cachait une force peu commune. Il lesavait. Il avait une confiance illimitée en lui-même. Dès qu’ilreconnut son adversaire, dont il ne méconnaissait pas la valeur, ilestima qu’il le tenait, qu’il ne pouvait pas lui échapper. Il enétait d’autant plus sûr qu’il avait, de plus, l’appui de ses quatrelieutenants, lesquels, Dieu merci, n’étaient pas manchots non plus.Sûr de lui, il ne put pas, avant de se ruer sur Valvert immobile etimpassible, résister à la tentation d’adresser une nouvelle insulteà la jeune fille. Il ricana :

– Pardieu, la belle qui n’a ni père, ni époux, ni frère,pour te défendre, tu comptais sur ton amant, hein ?… Car cefreluquet est ton amant, n’est-ce pas ?… Eh bien !regarde-le bien. C’est la dernière fois que tu le vois.

Ces insultes, débitées sur un ton plus insultant encore,produisirent un effet opposé sur les deux personnages qu’ellesatteignaient. Brin de Muguet pâlit affreusement. Valvert rougitjusqu’aux oreilles. Aussitôt après les avoir lancées, Rospignacmarcha sur Valvert. Il y marcha l’épée au fourreau, résolu à lesaisir au collet, certain qu’il était, que lorsqu’il aurait unefois abattu sa poigne sur lui, il serait impuissant à s’arracher àson étreinte.

Rospignac ne fit pas plus de deux pas. Tout de suite, Valvertfut sur lui. Valvert, livide maintenant, autant qu’il était rougel’instant d’avant. Et rien qu’à voir ces yeux étincelants dans cevisage comme pétrifié, Rospignac comprit que la lutte qui allaits’engager devait être mortelle pour l’un des deux combattants. Ilvoulut dégainer. Trop tard. Déjà, les deux mains de Valvertl’avaient saisi aux poignets. D’une brusque saccade, il essaya dese dégager. Il reconnut avec stupeur qu’il n’avait pas réussi. Ilrenouvela la tentative, redoubla d’efforts, tendit ses nerfs,réunit toutes ses forces. Peines inutiles. Ses poignets semblaientpris entre deux étaux de fer qui refusaient de lâcher ce qu’ilstenaient. Il s’était étonné de la résistance qu’il rencontrait.Devant cette force prodigieuse, si imprévue, il sentit l’inquiétudes’insinuer en lui.

Il n’était pas encore au bout de ses peines. Valvert le laissas’épuiser en deux ou trois vaines tentatives, comme s’il avaitvoulu lui prouver que, lui qui se croyait le plus fort, il avaittrouvé son maître. Puis, d’un geste brusque, il lui amena les brasderrière le dos. Cela s’accomplit rapidement, sans difficultéaucune, sans qu’il parût faire un effort. Pourtant, ce geste, qu’ilaccomplissait comme en se jouant, devait être horriblementdouloureux, car il arracha à Rospignac un véritable hurlement.

Valvert lâcha un de ses bras, garda l’autre dans sa poigned’acier et passa vivement derrière son dos. Alors, Rospignacentendit la voix de Valvert, une voix blanche, effrayante, quidisait :

– Ceci est un coup qui m’a été appris parM. de Pardaillan. Tu vas apprendre à tes dépens combienil est facile de casser le bras à un homme.

En effet, il fit une pression à peine perceptible sur le brasqu’il tenait. Rospignac se courba malgré lui en poussant un nouveauhurlement de douleur.

– Marche ! commanda Valvert, de la même voixépouvantable. Rospignac dut marcher. Valvert l’amena pantelant etcourbé devant Brin de Muguet, qui regardait cela avec des yeux oùse lisait un étonnement prodigieux.

– À genoux, drôle, et demande pardon à celle que tu aslâchement insultée ! commanda de nouveau Valvert.

Cette fois, Rospignac résista. Il était livide, convulsé, lesyeux hors de l’orbite. La sueur coulait à grosses gouttes sur saface ravagée. Il devait souffrir horriblement, de hontecertainement autant que de douleur physique. Malgré tout, il seraidit pour ne pas céder à cet ordre par trop humiliant.

– À genoux, drôle, répéta Valvert, ou je te brise lebras !

De nouveau, il fit une pression sur ce bras qu’il menaçait debriser. Comme la première, cette pression parut être insignifiante.Il ne fit aucun effort. C’est à peine s’il fit un mouvement. EtBrin de Muguet, horrifiée, entendit distinctement le bruit sec d’unos qui craque. Un râle sourd jaillit des lèvres tuméfiées deRospignac qui, à bout de forces, tomba lourdement sur lesgenoux.

– Demande pardon ! répéta Valvert implacable.

– Pardon ! hoqueta le misérable Rospignac quiparaissait sur le point de s’évanouir.

Alors seulement, Valvert le lâcha. Mais il le saisit par lesépaules et le mit debout. Et, de sa voix qui n’avait plus riend’humain à force de froideur terrible :

– Va-t-en ! dit-il. Et ne te trouve jamais sur monchemin, car, j’en jure Dieu, n’importe où je te rencontrerai,fût-ce dans la chambre du roi, fût-ce à l’église, sur les marchesmêmes de l’autel, tu subiras le contact de ma botte, commemaintenant.

Il le retourna comme une guenille et, d’un formidable coup depied magistralement appliqué au bas des reins, l’envoya rouler àdix pas, en ajoutant, d’un air de suprême dédain :

– C’est tout ce que tu mérites !

La plume est vraiment d’une lenteur désespérante quand il s’agitde noter certains gestes qui, dans la réalité, sont accomplis avantque nous ayons pu seulement aligner quelques mots sur le papier.Tout ceci, qui nous a demandé de longues minutes à écrire, n’avaitpeut-être pas duré dix secondes. Que faisaient Longval,Roquetaille, Louvignac et Eynaus pendant ce temps ? C’est ceque nous allons dire maintenant que nous pouvons nous occuperd’eux.

Ils avaient été tellement stupéfaits, qu’ils n’avaient pu queregarder sans songer à venir en aide à leur chef. Peut-êtretrouvera-t-on que leur stupeur se prolongeait un peu plus que deraison. À cela, nous ferons observer que nous venons précisément dedire que les choses s’étaient passées avec une rapidité telle quel’inaction de ces messieurs nous paraît facilement admissible.Cependant, il est certain que ces messieurs n’étaient pasprécisément des saints. Il est certain que, tous, ils jalousaientleur chef dont ils convoitaient la place. Ce qui revient à dire quepeut-être, au fond, ils étaient enchantés de la mésaventure deRospignac et qu’ils ne tenaient pas autrement à le tirerd’affaire.

Quoi qu’il en soit, ils ne reprirent leurs esprits que lorsquela correction administrée à leur chef fut complète. Alors, tousensemble, ils se ruèrent sur Valvert. Ils se ruèrent le fer aupoing, ayant compris qu’ils ne seraient pas de force autrement aveccet adversaire qui ne payait pas de mine, et cependant s’avérait detaille à casser les reins à Hercule lui-même. Encore, sedisaient-ils, que s’il maniait aussi bien l’épée que les poings,ils n’étaient pas sûrs du tout d’en venir à bout. Même à euxquatre. Ajoutons cependant, à leur honneur, que cette réflexion unpeu inquiète ne les fit pas hésiter un seul instant. Ils chargèrentdonc, avec des clameurs d’autant plus féroces qu’ils se sentaientmoins sûrs de le réduire à merci.

Valvert, comme bien on pense, les guignait du coin de l’œil.Cette attaque traîtresse ne le prit pas au dépourvu, il avaitdégainé avant qu’ils fussent sur lui. Il leur épargna même la peinede faire tout le chemin. Il courut à leur rencontre. Ceci ne laissapas que de les déconcerter et lui permit de porter les premierscoups. Sa rapière décrivit un large cercle, froissa violemment lesfers avant qu’ils fussent en ligne, les écarta, voltigea, piquaavec une rapidité foudroyante. Et les quatre spadassins poussèrentun cri de rage : tous, les uns après les autres, ils venaientd’être touchés au visage.

Oh ! une simple piqûre tout à fait insignifiante. Le faitn’en était pas moins significatif. Il leur parut évident quel’escrimeur était de la force du boxeur. Ils avaient beau êtrequatre contre un, il était clair qu’ils devaient faire attention,jouer serré, se soutenir mutuellement, sans quoi cet extraordinairejouteur était parfaitement capable de les expédier tous lesquatre.

Ils reprirent l’attaque avec plus de méthode. Et, cette fois,ils étaient cinq. Rospignac s’était joint à eux. Rospignac, pour lemoment, n’avait qu’un bras valide. Mais c’était le bras droit, etil n’avait pas hésité à se jeter dans la mêlée, malgré que son brasgauche le fît cruellement souffrir.

La passe d’armes qui suivit fut extrêmement brève. Tout desuite, il y eut un quintuple rugissement de joie. L’épée de Valvertvenait de se casser net.

– Il est à nous ! hurla la bande, ivre de joie.

– Vivant, sang du Christ ! vociféra Rospignac, je leveux vivant !

Brin de Muguet regardait encore avec des yeux remplis d’uneindicible angoisse. Et elle murmurait, en serrant nerveusement sesmains l’une contre l’autre :

– Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !…

Il est probable qu’elle ne savait pas ce qu’elle disait.

Odet de Valvert avait fait un bond formidable en arrière, enmâchonnant une imprécation. Autour de lui, poussé par l’instinct,il jeta ce regard désespéré du noyé qui cherche à quoi il pourra seraccrocher. À toute volée, il lança son tronçon d’épée sur la bandequi se bousculait, à qui lui mettrait le premier la main au colletet il éclata d’un rire terrible.

Cela dura l’espace d’un éclair. Valvert se voyait perdu. Ilsongeait à prolonger l’inégale lutte comme il pourrait, à coups depoing, coups de pied, à coups de dents. Et, tout à coup, ce fut àson tour de lancer un rugissement de triomphe. Il venait de sentirqu’on lui glissait quelque chose dans la main, par derrière. Et sesdoigts, qui se crispèrent nerveusement sur ce quelque chose,reconnurent que c’était la poignée d’une longue, d’une forte, d’uneexcellente rapière.

On comprend qu’il ne se retourna pas pour voir d’où lui venaitce secours inespéré. Pas plus qu’il ne s’attarda à remercier. Ilfit siffler l’immense colichemarde et fonça sur la bande quiarrivait sur lui en désordre. Il choisit son homme dans le tas etl’attaqua avec une irrésistible impétuosité. Le hasard l’avait jetésur Rospignac. Il y eut un bref froissement de fer. Et Rospignactomba, le bras droit traversé. Pas de chance ce matin-là,Rospignac.

– Reste à quatre, prononça Valvert de sa voix glaciale.

Au reste, il se rendait très bien compte qu’il n’en avait pasencore fini et qu’il aurait fort à faire pour venir à bout de cesquatre qui restaient et qui étaient d’autant plus enragés qu’ilss’étaient laissé stupidement surprendre au moment où ils croyaientle tenir. Ils le chargèrent, en effet, avec une furie quin’excluait pas une certaine méthode.

Valvert se couvrit d’un moulinet étincelant. Son épéetourbillonnait sans trêve, avec une rapidité prodigieuse. Mais ilétait réduit à la défensive. Il avait même fort à faire à parertous les coups qu’on lui portait. Cependant, il gardait unsang-froid admirable et, tout en parant, il les guignait, attendantpatiemment la faute, l’imprudence qui lui livrerait un jour et luipermettrait de placer son coup, avec certitude de ne pas lemanquer.

Ce moment arriva. Brusquement, Valvert allongea le bras en ungeste foudroyant : Louvignac alla rejoindre dans la poussièreRospignac qui ne donnait plus signe de vie.

– Reste à trois, annonça Valvert. Et il ajouta :

– Je ne vous tuerai pas, vous autres. Vous appartenez à unde mes amis qui ne me pardonnerait pas de vous arracher à savengeance.

Ceci s’adressait à Longval, Eynaus et Roquetaille, quidemeuraient seuls devant lui et qui accueillirent ses paroles pard’intraduisibles injures, des menaces effroyables. Eynaus,Roquetaille et Longval, si l’on s’en souvient, étaient ceux avecqui Jehan de Pardaillan avait dit qu’il avait un compte àrégler.

Depuis l’instant où Valvert s’était trouvé désarmé, jusqu’àcelui où il s’était senti entre les mains une épée qui semblait luitomber du ciel, deux secondes au plus s’étaient écoulées. Le resten’en avait guère pris davantage. Ainsi, quelques secondes luiavaient suffi pour se débarrasser de deux de ses adversaires.Maintenant, il pouvait envisager avec plus de confiance l’issue ducombat. Cependant, toujours très froid, très maître de lui, ilreprenait le système qui lui avait réussi : il se tenait surune prudente défensive, prêt à saisir la première occasion qui seprésenterait pour frapper de nouveau. Ce qui ne pouvait tarder à seproduire, attendu que ses trois adversaires commençaient às’énerver. Au reste, si bon que lui parût son système, il n’allaitpas sans ses risques. La preuve en est, que son pourpoint avaitreçu plus d’une entaille. Mais, sous le pourpoint, la peau avaitété épargnée. Ou tout au moins n’avait reçu que des estafiladessans conséquence et qui ne paraissaient guère le gêner.

La lutte reprit donc de plus belle, plus furieuse, plus acharnéeque jamais. Et nul n’aurait pu dire alors comment elle seterminerait.

Or, au moment même où Valvert avertissait Roquetaille, Eynaus etLongval, qu’il n’avait pas l’intention de les tuer, à ce moment, ilentrevit vaguement une forme monstrueuse, quelque chose comme unebête énorme, inconnue, se glisser entre les jambes de sesadversaires.

Et, tout à coup, des cris stridents partirent du groupe, entreles jambes duquel grouillait toujours cette chose informe. Cefurent les miaulements aigus du chat en colère, les aboiementsfurieux du dogue, les braiements de l’âne, les cris stridents ducochon qu’on saigne. En sorte qu’on pouvait se demander si touteune bande de ces animaux domestiques ne venait pas de se jeterinconsidérément entre les jambes des combattants plus effarés quequiconque. Car l’idée ne pouvait venir à personne qu’on se trouvaiten présence d’une imitation, tant les cris étaient« nature ».

Cela dura un inappréciable instant. Soudain, Roquetaille poussaun cri de douleur. Il venait d’être cruellement mordu par la bêtequi lui grouillait entre les jambes. Au même instant, il se sentithappé solidement aux chevilles, tiré avec une force irrésistible.Et il tomba à la renverse, sans comprendre ce qui lui arrivait.

Aussitôt, les cris du cochon, entremêlés du braiement de l’âne,éclatèrent plus violents que jamais. Aussitôt aussi, la bêtemystérieuse qui se donnait tant de mouvement et poussait des crissi étourdissants, bondit sur l’épée que Roquetaille avait lâchée ets’en empara. Puis, brandissant cette épée, elle se redressa. EtValvert reconnut que cette bête, qui ne cessait pas ses crisaffolants, était un homme déguenillé, qu’il lui sembla vaguementreconnaître, sans pouvoir préciser où il l’avait déjà vu.

Cet homme, c’était Landry Coquenard.

Landry Coquenard avait eu soin de s’attaquer à un des deuxordinaires qui le traînaient la corde au cou, comme on traîne unvil bétail qu’on mène à l’abattoir. Il devait avoir la rancunesolide. L’épée qu’il venait de conquérir à la main, il se redressa,et levant le pied, sans la moindre générosité, il le projeta àtoute volée, han ! en plein dans la figure de Roquetaille, quin’avait pas eu le temps de se relever, et qui n’y pensa plus,attendu qu’il s’évanouit du coup.

Son exploit accompli, Landry Coquenard vint se camper à côté deValvert et d’une voix qui nasillait un peu, lança :

– Reste à deux, monsieur !… La partie est égale.

Et il accompagna ces mots d’une série de grognements sourds,qu’il interrompit soudain pour lancer les hihan ! sonores del’âne.

Et cela s’était accompli en un espace de temps, qui n’avaitpeut-être pas duré deux secondes.

La partie était égale, en effet, car Landry Coquenard attaquaitaussitôt son homme avec une fougue que tempérait la prudence dequelqu’un, qui paraît avoir une vénération toute particulière poursa peau, avec, aussi, l’assurance de quelqu’un pour qui l’escrimefrançaise, italienne et espagnole n’a plus de secrets. Et toujoursrancunier, comme par hasard, il s’était trouvé placé devantLongval.

Les choses ne traînèrent pas. En un clin d’œil, Eynaus reçut àl’épaule un coup de pointe qui l’envoya rejoindre ses troiscompagnons sur le pavé. Au même instant, Landry Coquenard sefendait à fond en un coup droit savamment amené. Ce coup eutinfailliblement envoyé Longval dans un monde que, sans savoirpourquoi, on prétend meilleur que celui-ci, si Valvert, à ce momentmême, n’avait eu la malencontreuse idée de le pousser pour prendresa place.

– Gueule de Belzébuth ! glapit Landry Coquenard navré,un coup que j’avais si bien préparé !

Et il recommanda :

– Ne le manquez pas, au moins, monsieur.

Non, Valvert ne le manqua pas : dans le même instant l’épéede Longval sauta, décrivit une parabole dans l’espace et allatomber à dix pas de là.

Dans le même instant, Valvert fut sur lui.

– Va-t-en, dit-il.

Il ne dit pas autre chose. Et sa voix paraissait calme. Mais ilmontrait un visage si effrayant que Longval sentit un frissond’épouvante le mordre à la nuque. Longval, qui était bravepourtant, crut sa dernière seconde venue. Longval eut peur, unepeur affreuse, affolante. Il courba l’échine et s’enfuit, titubantcomme un homme ivre, poursuivi par les huées de la foule.

– Malheur de moi ! gémit Landry Coquenard sur un tond’inexprimable reproche, je le tenais si bien !… Un coup droitsuperbe, monsieur, et qui l’eût tué roide !

– Je l’ai bien vu, ventrebleu, et c’est pour cela que j’aidétourné le coup, répliqua Valvert.

– Pourquoi ? s’effara Landry Coquenard. Pourquoil’avez-vous laissé aller ?

– Parce que, expliqua simplement Valvert, ces trois-làappartiennent à quelqu’un à qui je n’ai pas voulu les enlever.

– Et qu’en fera-t-il ?

– Ce qu’il voudra, sourit Valvert.

Landry Coquenard eut une intraduisible grimace de dépit etmarmonna avec un air de profonde dévotion :

– Monsieur saint Landry, faites que celui-là ait la bonneinspiration de leur mettre les tripes au vent, et je vous prometsun cierge d’une livre !

Et il se signa plus dévotement encore. Ce qui était une manièrede confirmer sa promesse.

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