La Fin de Pardaillan

Chapitre 6LE ROI

Nous avons dit que la nouvelle de l’approche du roi, adroitementmise en circulation par Stocco, avait si bien accaparé l’attentionde la foule, qu’elle en avait instantanément oublié Concini et sabande d’assassins à gages. C’est qu’il faut dire qu’elle aimaitl’enfant-roi, cette foule de Parisiens. Elle l’aimait de tous lesespoirs qu’elle avait mis en lui. Et elle ne laissait jamais passerl’occasion de lui témoigner son amour. En l’occurrence, lesParisiens avaient voulu saluer le petit roi au passage. La plupartde ces braves badauds s’étaient rangés d’eux-mêmes de chaque côtéde la rue, faisant la haie, ayant soin de laisser le milieu de lachaussée vide pour permettre au roi et à sa petite escorte depasser facilement. La chose s’était faite spontanément, en un clind’œil et dans un ordre parfait. Ce qui s’explique peut-être par cefait qu’il n’y avait pas là d’agents de la force publique« chargés d’établir l’ordre ».

D’autres, au contraire, étaient allés au-devant du roi, vers laporte Saint-Honoré.

Brin de Muguet, la jolie bouquetière des rues, était deceux-là.

Elle avait très bien compris que c’était pour elle que ce jeuneinconnu qu’était Odet de Valvert allait braver en face Concini etsa meute. Et ses jolis sourcils s’étaient froncés d’une manière desplus significatives. Et tandis que le jeune homme s’attaquait àRoquetaille et à Longval, elle l’avait considéré d’un œil froid,franchement hostile. Pourquoi cette hostilité envers quelqu’un qui,pour ses beaux yeux, exposait délibérément sa vie avec une siinsouciante bravoure ? Elle avait bon cœur, pourtant,puisqu’elle s’était émue de compassion pour Landry Coquenardqu’elle ne connaissait pas davantage. Peut-être était-ce toutsimplement qu’Odet de Valvert ne lui plaisait pas ?

Pourtant nous devons reconnaître que cette froide hostilités’était fortement atténuée lorsqu’elle avait vu que les chosesmenaçaient de tourner mal pour l’intrépide jeune homme. Elles’était même émue lorsqu’elle avait vu la bande entière se ruer surlui, l’épée au poing.

– Ah ! mon Dieu ! il va se faire mettre enpièces ! avait-elle songé sincèrement apitoyée.

On a vu qu’Odet de Valvert avait été promptement dégagé par lafoule. Dès qu’il avait été hors de péril, l’attention de Brin deMuguet s’était complètement détournée de lui. Vraiment, on eût ditque ce jeune homme n’existait pas pour elle. Elle n’avait même pasprêté la moindre attention à la force et à l’adresse qu’il avait sudéployer en cette circonstance critique. C’était l’indifférencecomplète, absolue.

Odet de Valvert, lui, lorsqu’il avait vu que la foule prenaitfait et cause pour lui et se disposait à faire un mauvais parti àson adversaire, avait rengainé avec un calme parfait et s’était misà l’écart, bien décidé à ne pas prendre part à la lutte, si on nel’y forçait. Cependant il s’était arrangé de manière à ne pas êtretrop loin de la jeune fille, sur laquelle il semblait s’être donnélui-même la mission de veiller.

Lorsque Stocco avait annoncé l’approche du roi, Brin de Muguetn’avait pas été la dernière à s’élancer à sa rencontre. La rueparaissait être son domaine. Elle se sentait là chez elle, et ilest certain que rien de ce qui s’y passait, gros événement ouincident minime, ne la laissait indifférente.

Elle s’était donc élancée une des premières. Il lui avait fallupasser devant Odet de Valvert. Elle l’avait fait sans la moindregêne, sans avoir l’air de le voir. Notre amoureux timide avaittrouvé le grand courage de lui tirer son chapeau et de lui adresserun gracieux et respectueux salut. Elle avait répondu par une froideet correcte inclination de tête. C’est tout. Mais une fois qu’elleavait été passée, elle avait eu cette même moue de mécontentementque nous lui avons déjà vue.

Une fois encore, Odet de Valvert n’avait rien vu. C’était fortheureux pour lui, car le pauvre amoureux eût été navré.Naturellement, il avait emboîté le pas.

Brin de Muguet n’était pas allée bien loin. Elle s’était arrêtéeà quelques pas du pilori et de la belle potence toute neuve queConcini avait fait dresser là. Et elle s’était commodémentinstallée au premier rang ; admirablement placée pour bienvoir. Odet de Valvert qui l’avait suivie, comme de juste, s’étaitplacé tout près du sinistre monument et de manière à bien la voir,elle. Et ils avaient attendu, avec la foule des badauds qui s’étaitmassée là, le passage du roi.

N’attendons pas son passage ; allons au-devant de lui.

Ce matin-là, ainsi qu’il le faisait à peu près tous les matins,le roi s’en était allé chasser avec ses faucons. Il s’en revenaittout doucement, ayant franchi la porte Saint-Honoré au pas de samonture, lorsque Stocco, sur l’ordre de Léonora Galigaï, avaitsignalé son approche.

Louis XIII n’avait pas tout à fait quatorze ans. Il portait avecune élégance juvénile un costume de chasse : feutre orné d’unelongue plume blanche, pourpoint de velours vert foncé,hauts-de-chausses de même étoffe et de même nuance, ceinturon decuir fauve supportant le couteau de chasse, bottes en cuir noir, àtiges souples montant jusqu’au haut-de-chausse, gants de peaurecouvrant les manches du pourpoint jusqu’aux coudes, cravache à lamain.

À sa droite se tenait un homme d’une trentaine d’années, detaille élevée, d’allure élégante. C’était son « maître de lavolerie ». Il s’appelait Charles d’Albert. Mais comme il avaithérité d’une petite métairie au bord du Rhône, il avait pris le nomde cette métairie et se faisait appeler Albert de Luynes.

À la gauche du roi se tenait un jeune homme d’une suprêmeélégance. C’était le marquis de Montpouillan, un des fils du vieuxmarquis de la Force.

Ces deux hommes se disputaient la faveur royale. Ce qui revientà dire qu’ils se surveillaient mutuellement avec une attentionjalouse. Ce qui ne les empêchait pas de se faire bon visage et des’accueillir de mutuelles protestations d’amitié dont ils n’étaientdupes ni l’un ni l’autre. Ajoutons que, pour l’instant, Luynesparaissait l’emporter sur son rival qui écumait intérieurement,mais qui, précisément à cause de cela, lui prodiguait ses plusgracieux sourires.

Derrière ces trois personnages, à distance respectueuse,venaient quelques pages, quelques valets et une faible escorte.Comme on le voit, rien de la pompe royale dans ce petit cortège. Lasuite, très modeste, aurait tout aussi bien pu être celle d’unseigneur de fortune moyenne.

Cette petite troupe s’en allait donc au pas par la rueSaint-Honoré. Les passants s’écartaient, saluaient. C’était tout.Le roi écoutait d’une oreille distraite Luynes qui lui faisait unvéritable cours sur l’art de dresser les oiseaux à la chasse. Artdans lequel, il faut le reconnaître, il était passé maître. Le roin’entendait que vaguement ce qu’on lui disait.

Le roi rêvait. À quoi pouvait-il bien rêver cet enfant dequatorze ans ? Lui seul aurait pu le dire. Et il setaisait.

Luynes s’apercevait fort bien que le roi ne l’écoutait pas.N’importe il continuait sans paraître remarquer la distraction deson royal élève. Au reste, lui-même n’était guère à ce qu’ildisait. Son cours, il le récitait par cœur, par habitude machinale,mais sa pensée était ailleurs. Néanmoins, cette pensée nel’absorbait pas au point de le rendre indifférent à tout ce qui sepassait autour de lui. Il se montrait fort attentif, au contraire,et il observait aussi bien le roi et Montpouillan qu’il observaitla rue.

Et ce fut lui qui, de son œil perçant et vif, découvrit, lepremier, le rassemblement au milieu duquel se débattaient Conciniet ses ordinaires. Ce fut son oreille subtile qui, la première,perçut les clameurs menaçantes qui partaient de ce rassemblement.Il se haussa sur les étriers pour mieux voir, il tendit plusattentivement l’oreille. Et un sourire terrible passa sur seslèvres, tandis que ses yeux fulguraient. Et avec une familiaritéétrange, arrachant le roi à sa rêverie, d’une voixfrémissante :

– Écoutez, Sire, écoutez… C’est la voix de votre peuple quise fait entendre, là-bas. Et, votre pédagogue a dû vousl’apprendre, la voix du peuple, c’est la voix de Dieu. Écoutez,Sire, écoutez la voix de Dieu.

Le roi et Montpouillan tendirent l’oreille. Et ils entendirentdistinctement la foule qui hurlait :

– À mort, Concini !… À l’eau le ruffian !

Le roi pâlit. Ses lèvres se pincèrent. Ses yeux étincelèrent etcherchèrent à voir au loin ce qui se passait. Luynes fixait sur luiun regard flamboyant qui semblait vouloir lui arracher l’ordre demort qu’il souhaitait ardemment. Mais le jeune roi demeura muet,détourna les yeux, reprit son air absent.

Luynes leva les épaules sans façon, et d’un airmaussade :

– Piquons un temps de galop jusque-là, dit-il. Peut-êtrearriverons-nous à temps pour voir.

Le roi hésita un instant. Mais sans doute la curiosité ledémangeait aussi, car, sans répondre un mot, il donna de l’éperon.Et ce fut, au milieu de la rue Saint-Honoré, une galopadedésordonnée qui ne dura guère que quelques minutes, attendu qu’ellefut vite interrompue par un accident qui survint : le chevaldu roi buta soudain contre nous ne savons quel obstacle ets’abattit brusquement sur les genoux.

Le roi était excellent cavalier. Mais il fut surpris par cettechute soudaine de sa monture. Et cette chute provoqua lasienne : il vida les étriers et fut projeté par-dessusl’encolure de son cheval.

Le malheur est que cet accident se produisit juste comme lacavalcade arrivait à hauteur du pilori. Et ce fut contre le massifde maçonnerie que le roi se trouva lancé à toute volée. Un cridéchirant jaillit de toutes les poitrines oppressées : ons’attendait à voir le corps du jeune roi venir s’écraser contre lespierres. Un silence de mort suivit, pendant lequel on eût puentendre haleter toute cette foule désolée. Ce fut une seconde d’untragique intense qui parut longue comme une éternité à tous.

Et tout à coup ce fut une explosion de joie délirante, aussitôtsuivie par cette acclamation qui éclatait pour la troisième fois encette matinée :

– Vive le damoiseau !

Quel miracle s’était donc produit qui venait changer subitementen joie extravagante la douleur sincère du peuple témoin de cetaccident que chacun s’attendait à voir mortel ?Voici :

Le cheval du roi s’était abattu à quelques pas du pilori. Lehasard avait voulu qu’Odet de Valvert se trouvât placé tout près decet endroit. C’était presque en face de lui que le roi avait vidéles arçons. Comme tout le monde, le jeune homme avait comprisl’affreux danger couru par le roi et qu’il allait venir se briserle crâne contre ces pierres, à deux pas de lui. Sans réfléchir,sans hésiter, il avait fait un bond prodigieux de ce côté, ils’était solidement calé sur les jambes et il avait ouvert lesbras.

Et c’était dans ces bras que Louis XIII était tombé.

Le choc avait été effroyable. Le jeune homme avait vacillé commeun jeune chêne secoué par l’ouragan. Il avait vacillé, mais, commele chêne, il avait tenu bon, il n’était pas tombé, il n’avait paslâché le roi qui n’avait pas perdu la tête mais qu’un étonnementprodigieux submergeait : étonnement de se voir sain et sauf,alors qu’il avait cru un instant que c’en était fait de lui, querien ne pouvait le sauver. Il avait tenu bon et, ayant repris sonaplomb, il déposa doucement le roi sur ses pieds.

Et tout de suite, pendant que le roi se secouait, encore touteffaré, oubliant toute étiquette, oubliant de se découvrir, d’unevoix que l’angoisse étreignait :

– Vous n’avez pas de mal, au moins ? dit-il.

Et c’était admirable, cet oubli de soi. Le roi le sentitd’instinct. Si bien qu’oubliant l’étiquette de son côté, non sansadmiration :

– Non, ma foi, dit-il. C’est plutôt à vous qu’il fautdemander cela. C’est que vous avez été rudement secoué.

– Moi non plus, répondit Valvert. Et, avec un rireclair :

– Je suis désolé, Dieu merci.

– C’est fort heureux pour moi ! sourit le roi.

Voilà pourquoi, pour la troisième fois en cette matinée, lepopulaire acclamait celui qu’il avait tout de suite appelé le« damoiseau ». Cette acclamation acheva de ramenerValvert au sentiment des convenances. Il se découvrit en un gestelarge et, de sa voix claironnante, lança à pleinspoumons :

– Vive le roi !…

– Vive le roi !… répéta la foule comme un seul homme,avec un enthousiasme délirant.

La minute qui suivit fut une de ces minutes exquises qu’un hommene saurait oublier de sa vie, fût-il empereur ou roi et vécût-ill’âge avancé du Mathusalem de biblique mémoire. La foule seprécipita sur le roi pour le voir de près, le toucher, s’assurerqu’il n’avait aucun mal. Et elle témoignait son attachement par desquestions d’une familiarité touchante, des exclamations naïves. Sibien que le roi dut la rassurer.

– Ce n’est rien, mes amis, dit-il, ce n’est rien.

Et il ajouta, en adressant un sourire à Odet deValvert :

– … Grâce à monsieur, qui, sans qu’il y paraisse, a héritéde la force de messire Hercule lui-même.

Des acclamations sans fin accueillirent ces paroles. Le pauvrepetit roi, que tous abandonnaient, à commencer par sa mère, sentaitson petit cœur se dilater, sous la chaude caresse de cettetendresse populaire qu’il n’avait jamais soupçonnée jusqu’à cejour. Et sa joie puérile éclatait sur son visage. Ce qui redoublaitles transports d’allégresse du brave populaire.

La suite du roi s’était précipitée vers lui, Luynes etMontpouillan en tête.

– Ah ! sire, quelle peur j’ai eue ! s’écria lemarquis de Montpouillan.

– S’il était arrivé malheur à Votre Majesté, je me fussepassé mon épée au travers du corps, assura Luynes qui était trèspâle et paraissait sincère.

Tous les deux étaient bouleversés. Il est probable qu’ilspensaient surtout à eux et que l’intérêt et non l’amitié causaitcette émotion. Il croyait à leur amitié, lui. Il en fut trèstouché. Et il s’attendrit.

– Vous êtes de braves et fidèles amis, dit-il.Rassurez-vous, nous en seront quittes pour la peur.

– Heureusement, s’écria Luynes tout haut. En lui-même, ilajoutait :

– Pour moi !…

Et il s’empressa de donner des ordres pour arracher au plus vitele roi à ces effusions populaires qui ne lui convenaient guère. Onramena son cheval au roi. Comme si de rien n’était, il sautalégèrement en selle. Avant de rendre la main, il chercha Odet deValvert des yeux.

Celui-ci n’était pas loin. Il se tenait à deux pas de là, raide,un peu pâle, le regard étincelant. Il paraissait soulevé par unejoie puissante, et de temps en temps, il glissait un regardtriomphant sur Brin de Muguet qui, en enfant de la rue qu’elleétait, s’était encore faufilée au premier rang et ne faisait guèreattention à lui, attendu qu’elle n’avait d’yeux que pour leroi.

Quelle était la cause de cette joie si forte qu’il en était toutpâle et comme oppressé ? C’est ce que, fidèle à notre règled’impartialité absolue, nous allons dire sans plus tarder, sansnous inquiéter de savoir si cette révélation ne sera pas de natureà faire baisser notre personnage dans l’estime du lecteur.

Odet de Valvert était un aventurier. Nous entendons aventurierdans le sens de « chercheur d’aventures », qui était lesien alors, et non dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui etqui se prend en mauvaise part. Nous rappelons que les Pardaillan,qui le connaissaient, avaient assuré qu’il était pauvre et étaitvenu à Paris dans l’intention d’y chercher fortune, ce qu’ilnégligeait de faire pour suivre la petite bouquetière des rues. Sinous nous en rapportons à son costume très propre, mais quelque peufatigué, même rapiécé par-ci, par-là, nous en concluons qu’ilcommençait à se faire temps pour lui de mettre enfin la main sur lacapricieuse déesse à l’unique cheveu.

Lorsque Valvert avait vu le roi violemment projeté sur le piloricontre lequel il devait s’écraser, il s’était élancé sansréfléchir. À ce moment, nulle arrière-pensée intéressée n’était enlui. Il avait simplement suivi l’impulsion de sa nature bonne etgénéreuse. Il avait réussi un tour de force remarquable et il avaitsauvé une existence humaine. Il n’en vit pas davantage sur lemoment et il n’éprouva que cette satisfaction pure que donne laconscience d’avoir accompli une bonne et belle action. Mais laréflexion vint après. Le désintéressement disparut, la satisfactionfit place à une joie extravagante, qu’il ne parvenait pas àrefouler complètement. Odet de Valvert se disait :

– Mais… mais… mais c’est le roi que je viens desauver !… Et moi qui l’oubliais, triple étourneau que jesuis !… Le roi ! ventrebleu, j’ai sauvé le roi !… Ducoup, ma fortune est faite ! La reconnaissance du roi nesaurait manquer de se traduire par le don d’une charge honorable etproductive à la cour !… Et M. de Pardaillan qui mesoutenait que la fortune est insaisissable pour nous autres,aventuriers… C’est pourtant bien facile !… Riche, je vaispouvoir restaurer Valvert qui tombe en ruines… J’épouserai cetteadorable Muguette… si elle veut de moi. Nous nous retirerons àValvert qui touche à Saugis et à Vaubrun, et nous vivrons la saineexistence du gentilhomme campagnard, chassant avec Jehan dePardaillan, qui est devenu mon cousin de par son mariage avecBertille de Saugis, ma cousine ! Ventrebleu, la belleexistence que nous allons mener !…

Ainsi rêvait, tout éveillé, Odet de Valvert. Et, quant à nous,nous avouons que nous ne nous sentons pas le courage de lui faireun crime des rêves dorés auxquels il se livrait.

Cependant, malgré sa rêverie il vit fort bien que leroi, avant de partir, le cherchait du regard. Et il se hâtad’approcher, de plus en plus persuadé qu’une averse de faveursallait s’abattre sur lui. Du reste, les premières paroles du roi leconfirmèrent dans cette idée qui, à tout prendre, était biennaturelle.

– Monsieur, lui dit-il avec un gracieux sourire, le roi deFrance vous doit la vie. Tenez pour assuré qu’il ne l’oubliera pas.Votre nom, monsieur ?

Tout raide, le front rayonnant, une flamme d’orgueil au fond desprunelles, Valvert répondit :

– Le gentilhomme à qui Votre Majesté fait l’insigne honneurd’adresser la parole s’appelle Odet, comte de Valvert.

Le roi parut réfléchir un instant. Il était jeune. Il n’avaitpas encore appris à bien dissimuler. Ce jeune homme lui plaisait,et il le laissait voir ingénument. Par contre, Luynes etMontpouillan pinçaient déjà les lèvres, montraient cette mineaimable de dogues hargneux, qui voient un intrus approcher de tropprès leur pâtée.

Valvert n’y prit pas garde. Il ne voyait que le sourire que leroi lui adressait, le regard qu’il fixait sur lui. Et comme cesourire et ce regard, étaient des plus bienveillants, il sedisait :

« Il cherche quel poste magnifique il va me donner à sacour !… Sûrement, il va me dire de l’accompagner auLouvre !… C’est la fortune, lafortune !… ».

En effet, le roi prononça :

– Monsieur le comte de Valvert, vous êtes de monescorte.

En même temps il se retournait et faisait signe à un de sespages. Celui-ci mit aussitôt pied à terre et vint présenter samonture à notre amoureux, qui sauta lestement en selle.

– Mettez-vous ici, à ma gauche, comte, indiqua le roi.

Le comte Odet de Valvert, à moitié ivre de joie et d’orgueil,prit la place que lui assignait le roi. Et il ne vit pas le regardchargé de haine jalouse que lui décocha le marquis de Montpouillan,qui se voyait obligé de lui céder le pas et de prendre la suite.Mais comme il faut toujours qu’il y ait une compensation à tout, ilse vit gratifié d’un gracieux sourire de Luynes doublement heureux,et de l’humiliation de son rival, et de voir que sa faveur, à lui,ne subissait aucune atteinte. Et quand nous disons qu’il vit, c’estune manière de parler : il était transporté au septième cielet ne vit pas plus le gracieux sourire qu’il n’avait vu le coupd’œil menaçant.

La petite troupe se mit en route vers le Louvre, au milieu desacclamations enthousiastes de la foule. Et Valvert, sans doute,pour bien lui montrer qu’il était devenu un personnaged’importance, ne manqua pas, en passant, de tirer son chapeau àBrin de Muguet. Disons, sans plus tarder, qu’elle ne fut nullementéblouie pour cela. Et même comme elle était fort occupée à crier detout son cœur : « Vive le roi ! » elle ne vitpas, ou ne parut pas voir, ce salut. Ce qui la dispensa de lerendre.

– Je ne pensais pas être aimé à ce point par ce bravepeuple ! s’écria le roi qui, peu accoutumé à ces exclamationsspontanées, était radieux.

– Cela vous prouve, Sire, que lorsqu’il vous plairad’ordonner qu’on abatte votre ennemi, peuple, clergé et noblesse,vous aurez tout le monde avec vous, gronda Luynes qui, prenant àpartie Valvert attentif, ajouta :

– N’est-il pas vrai, monsieur de Valvert ?

– Sans doute, répondit Valvert. Le devoir de tout bon sujetn’est-il pas d’être avec son roi envers et contre tous ? Maismonsieur, vous m’étonnez étrangement. Le roi a donc unennemi ?

– Eh ! monsieur, d’où sortez-vous donc ?s’esclaffa Luynes. Et se reprenant :

– Pardon, j’oublie que vous n’êtes pas homme de cour… pasencore du moins.

Sans relever les paroles de Luynes, Valvert, stupéfait de cequ’il entendait, s’écria :

– Le roi a un ennemi, il le sait, il le connaît, et il nele fait pas arrêter !

Le roi n’avait plus ajouté un mot. Les lèvres pincées, le frontbarré par un pli mauvais, il écoutait ses deux gardes du corps del’air d’un homme résolu à se taire sur ce sujet. Pourtant, iln’imposait pas silence à Luynes qui, le premier, avait fait uneallusion transparente à Concini. Et malgré sa résolution de setaire, en entendant les paroles de Valvert, il ne put s’empêcher des’écrier avec une sorte d’effroi :

– Arrêter Concini !… C’est plus facile à dire qu’àfaire, monsieur. Et d’abord, qui donc oserait se charger d’unemission pareille ?

C’est qu’il paraissait vraiment avoir peur. La stupeur deValvert se haussa d’un degré. Ce n’était pas ainsi qu’il s’étaitfiguré le roi. En tout cas, ce n’était pas certes là le langagequ’il attendait de lui. Mais il réfléchit que ce roi n’était encorequ’un enfant.

– Ah ! le pauvre petit ! se dit-il en lui-mêmeavec une tendre pitié, il ne sait pas encore que le roi est lemaître, le seul et unique maître, et que nul ne doit être assezaudacieux que de vouloir lever la tête aussi haut que lui.Ventrebleu, il faut lui apprendre, à ce petit ! Il faut lerassurer !…

Et tout haut, avec un flegme merveilleux :

– Ah ! c’est de ce coquin d’Italie qu’ils’agit ?… Mais, Dieu me pardonne, je crois que le roi vient dedire que nul ne serait assez osé que de porter la main sur cefaquin… même si le roi en donnait l’ordre ?

Comme honteux, le roi confirma ses paroles par un signe detête.

– Eh bien, fit résolument Valvert, le roi se trompe. Quandil voudra, je lui mettrai, moi, la main au collet et je luiamènerai pieds et poings liés.

– Vous oserez ! s’écria le roi dans l’œil duquel unsombre éclair s’alluma.

– Quand il plaira au roi de m’en donner l’ordre, oui, dittranquillement Valvert.

– Ah ! Sire, protesta Luynes, vous voyez bien que jene suis pas seul à vous conseiller la vigueur. Et vous étiezinjuste, tout à l’heure, en disant que nul n’oserait arrêterConcini, puisque, avant monsieur, et à diverses reprises, je vousai offert de le faire.

– C’est vrai, mon brave Luynes, et je te demande pardon,s’excusa Louis XIII.

– Alors, Sire, insista Luynes avec cette étrangefamiliarité qu’il se permettait, que répond le roi à M. lecomte de Valvert ?

– Ce que je t’ai répondu à toi-même, fit le roi d’un airsombre : À quoi bon faire arrêter Concini… puisque la reinerégente, régente, entendez-vous ? le fera remettre en libertéaussitôt ?…

Et le roi éclata d’un rire strident, terrible.

– C’est différent, fit Valvert avec la même assurancepaisible, mais la reine régente n’a pas le pouvoir d’empêcher ungentilhomme de provoquer le sieur Concini et de le tuer roide. Moi,par exemple, Sire, figurez-vous que je lui veux la malemort, que jene serais nullement fâché de lui loger six pouces de fer dans lecorps.

– C’est vrai, dit le roi, mais la régente aura le pouvoirde faire trancher la tête à celui qui aura occis Concini.

Et secouant la tête :

– Non, non, fit-il, il faut patienter. Dans quelques moisje serai majeur… Je serai le maître !…

Cette fois, le ton du roi était tel que Luynes n’osa pasinsister. Et Valvert qui s’émerveillait de se voir du premier coupporté si avant dans la faveur du roi, qu’il n’hésitait pas à luifaire d’aussi graves confidences, imita son exemple.

Le trajet pour se rendre au Louvre était court. Quelques minutessuffirent pour l’effectuer. Le reste de ce trajet se fit ensilence. Valvert se croyait de plus en plus sûr de tenir lafortune, se redressait avec fierté. Il eut même la joie derencontrer les deux Pardaillan qui flânaient, ou qui paraissaientflâner toujours. Et il s’amusa beaucoup de leur air ébahi, quandils le reconnurent chevauchant à la gauche du roi.

Le roi s’arrêta à une vingtaine de pas de la porte de ce Louvreoù Valvert s’apprêtait à entrer en conquérant.

– Monsieur, dit-il, je vous remercie de m’avoir escortéjusque-là. Vous garderez le cheval que vous montez en souvenir denotre rencontre. Et retenez bien ceci : Si vous avez besoin deme voir, de jour ou de nuit, venez au Louvre ou en toute autremaison royale où je me trouverai. Vous n’aurez qu’à prononcer votrenom. Vous serez immédiatement introduit près de ma personne. Aurevoir, comte.

Ayant prononcé ces mots avec une grande amabilité, Louis XIIIrendit les rênes et, au trot, alla s’engouffrer sous la portemonumentale de sa maison royale du Louvre.

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