La Fin de Pardaillan

Chapitre 15REVIREMENT

Le lendemain matin, Odet de Valvert fut tout étonné de voirqu’il n’éprouvait pas la satisfaction qu’il était en droitd’attendre de l’heureux changement survenu dans ses affaires.Qu’est-ce donc qui le chiffonnait ? Il n’aurait su le dire. Oupeut-être cherchait-il à se le dissimuler à soi-même. Peut-être sanouvelle fortune lui paraissait-elle si extraordinaire qu’il avaitpeine à y croire, qu’il ne pouvait pas se figurer qu’elle durerait.Peut-être…

Toujours est-il que, comme la veille, il dut faire un effort surlui-même pour se remonter ; comme la veille, il lui fallutchercher, dans un déjeuner copieusement arrosé, un peu de cettegaieté qui lui était naturelle et coutumière, quand il n’étaitqu’un pauvre hère tirant le diable par la queue, jamais assuré dulendemain et qui semblait le fuir depuis que sa fortune semblaitassurée. Comme la veille, il puisa dans une bouteille de vieuxvouvray, un peu d’excitation bruyante, qu’il crut – ou feignit decroire – être de la joie.

Cependant, malgré lui, il conservait une arrière-pensée, carlorsque Landry Coquenard qui, lui, n’en cherchait pas si long etexultait franchement et sincèrement, lui demanda s’il n’allait passe mettre en quête d’un appartement plus vaste, plus riche, plusconforme à la brillante situation qu’était la sienne maintenant, ilrépondit sur un ton assez sec :

– Nous verrons plus tard… Nous sommes très bien ici.

Ce qui étonna beaucoup le digne Landry Coquenard qui se demanda,non sans inquiétude :

– Est-ce que la fortune le rendrait ladre ?…

Ensuite, lorsque le même Landry Coquenard s’informa si cen’était pas ce jour-là qu’il allait se déclarer et faire sa demandeen mariage, sur le même ton assez sec il fit à peu près la mêmeréponse. Mais, cette fois Landry Coquenard ne s’étonna pas. Il eutun sourire assez ironique et leva les épaules d’un air dedédaigneuse pitié. Évidemment, il s’attendait à voir reculer unedémarche qui paraissait effrayer particulièrement l’amoureuxtimide.

Enfin, alors que le brave serviteur s’attendait à voir sonmaître se ruer en achats chez tous les marchands à seule fin des’équiper comme il convenait à un des premiers gentilshommes deMme la duchesse de Sorrientès, il ne fut pas peusurpris de l’entendre dire, cette fois, sans lui avoir riendemandé :

– M. de Pardaillan est un peu comme un père pourmoi. C’est l’homme que j’aime et que je respecte le plus au monde.Jehan de Pardaillan est mon cousin par alliance. Je l’aime comme unfrère et il me le rend bien. Avec ma cousine Bertille de Saugis, lafemme de Jehan ce sont les seuls parents que je me connaisse. Jeleur dois de leur communiquer, à eux, les premiers, la bonnenouvelle de mon heureux changement de fortune. Je m’en vais la leurporter, pour qu’ils se réjouissent avec moi.

Il donnait là bien des explications qu’on ne lui demandait paset qu’il eût fort bien pu se dispenser de donner. Ce fut ce que sedit Landry Coquenard pendant qu’il s’en allait.

L’auberge du Grand-Passe-Partout – autre enseignesignificative comme les aimaient nos anciens : le grand passepartout, c’était une pièce d’or –, où logeait le chevalier dePardaillan, était située rue Saint-Denis, non loin du logis deValvert. C’est là qu’il se rendit tout d’abord. Il y fut enquelques minutes.

Dans un de nos précédents ouvrages, nous avons eu l’occasion defaire connaissance avec l’hôtesse dame Nicole, qui reçut elle-mêmeM. le comte de Valvert. Disons que les quelques annéesécoulées semblaient n’avoir eu aucune prise sur elle. Elle étaitdemeurée une grassouillette et fort plaisante personne, accusanttrente-cinq ans environ.

– M. le chevalier, dit-elle, est parti hier avecM. le marquis, son fils, lequel était mandé à Saugis parMme la marquise, son épouse.

– Serait-il arrivé quelque chose de fâcheux à ma cousineBertille ? s’inquiéta Valvert.

– Je ne pense pas, monsieur le comte. M. le chevalierne paraissait pas inquiet.

– Vous a-t-il dit quand il serait de retour ?

– Il ne m’a rien dit. Et avec un soupir :

– Est-ce qu’on sait jamais avec M. le chevalier !Il sera peut-être ici demain… peut-être dans un an.

Et avec un soupir plus accentué, plus douloureux :

– Peut-être jamais…

Valvert n’insista pas et se retira sans faire connaître le motifde sa visite, que dame Nicole, de son côté, oublia de luidemander.

– Voilà bien, ma chance ! soupira Valvert en s’enallant. M. de Pardaillan, qui connaît tout le monde ettant d’illustres personnages, m’aurait peut-être dit, lui, cequ’est au juste cette duchesse de Sorrientès !… Cette duchessequi paie ses gentilshommes dix fois plus que ne fait le roi deFrance !… Cette duchesse qui prétend obliger le roi lui-même àrespecter ses gens qu’elle dit inviolables !… Il m’auraitrenseigné, conseillé, guidé, lui. Et voilà qu’il est absent, justeau moment où j’ai besoin de lui !… Aussi, diantre soit de moi,pourquoi ne suis-je pas venu le trouver dès la visite de ced’Albaran, si confit en politesses ! Maintenant, que vais-jefaire ?

Ainsi, Valvert était venu trouver Pardaillan, dans l’espoird’être renseigné sur la duchesse de Sorrientès. Il avait doncbesoin de se renseigner ? Il n’était donc plus décidé à entrerà son service ? Il faut bien le croire, puisqu’il se montraitsi cruellement déçu de l’absence du chevalier et qu’il se demandaitce qu’il allait faire.

Il se mit à errer par les rues, à la recherche de Brin deMuguet. Mais il n’y mettait pas la même ardeur que d’habitude. Ilétait même si préoccupé que, ne l’ayant pas rencontrée, il secontenta de soupirer deux ou trois fois et ne se montra pas aussiaffecté qu’il l’était d’ordinaire, quand pareil contretemps luiarrivait. Toute la matinée, il déambula ainsi, un peu au hasard,plongé qu’il était dans des réflexions interminables. Et il fautcroire qu’il n’avait pu se décider à prendre une résolution, car aulieu de faire ses emplettes, il reprit le chemin de son logis àl’heure du dîner.

Malgré sa préoccupation, il fit copieusement honneur au repasque lui avait préparé Landry Coquenard. Celui-ci avait, à diversesreprises, tenté d’amorcer la conversation sans se laisser rebuterpar les quelques monosyllabes qu’il arrachait péniblement à sonmaître. Mais, devant un coup d’œil de travers que Valvert lui avaitlancé, il comprit qu’il eût été imprudent d’insister, et il sel’était tenu pour dit.

Son repas expédié, Valvert resta encore une longue heure attablédevant un flacon qu’il vidait petit à petit. Au bout de ce temps,il se trouva que le flacon ne contenait plus une goutte de vin. Ilse trouva aussi que Valvert s’était enfin décidé. Il se leva etavertit Landry Coquenard :

– Je sors. Je vais m’équiper.

Il sortit, en effet. En descendant l’escalier, il grommelaitavec humeur :

– Tant pis, arrive qu’arrive, j’y vais ! Il seraitinsensé, vraiment, de refuser une situation aussi inespérée pourdes billevesées… Au surplus, j’aurai l’œil et l’oreille au guet. Àla moindre chose suspecte que je surprends, j’exige uneexplication. Et si cette explication ne me satisfait pas, je meretire. Voilà.

Sa résolution étant fermement prise, toutes ses hésitations ettergiversations cessèrent du coup. Il retrouva même son insouciantebonne humeur accoutumée. Quand il rentra le soir, ses emplettesétaient terminées et sa bonne humeur subsistait toujours, sansqu’il eût besoin de chercher un peu de gaieté au fond du flacon.Avec sa bonne humeur, il retrouva sa langue et il ne cessa debavarder. Il ne dit pas un mot de la duchesse de Sorrientès. Maisil parla de Brin de Muguet. Et quand il était sur ce sujet-là, ilne se lassait pas de parler, de même que Landry Coquenard ne selassait pas d’écouter. Naturellement, il parla mariage, fit desprojets d’avenir et se désola naïvement :

– Quel dommage que demain soit dimanche, qu’il n’y ait pasmarché, que je ne sache où la rencontrer. J’aurais mis le bel habitde velours marron que j’ai acheté ce tantôt. Ainsi superbementparé, peut-être, aurais-je produit quelque effet sur elle.

– Dites sûrement, monsieur, appuya Landry Coquenard,quoique à vrai dire, quand on est bâti comme vous l’êtes, qu’on avotre élégance naturelle et votre distinction, on n’a pas besoind’un bel habit pour être remarqué des femmes. Mais ne vous désolezpas pour cela monsieur. Vous la verrez lundi et je vous réponds quevous ferez votre effet. Peste, il faudrait qu’elle fût biendifficile pour ne pas vous trouver à son goût.

Le lundi matin, à l’heure que lui avait indiquée d’Albaran,Valvert se présenta devant la duchesse de Sorrientès. De ce coupd’œil rapide et sûr, qui semblait lui être particulier, elle ledétailla des pieds à la tête. Il avait vraiment fort grand air sousson costume d’une opulente simplicité et qui lui seyait à ravir.Elle sourit, satisfaite, et lui fit un accueil des plus gracieux.Elle-même le présenta à son entourage immédiat et il prit séancetenante son service.

Vers dix heures, il sortit. Et il se heurta à Brin de Muguet quis’avançait souriante et gracieuse, les bras chargés de fleurs. Ilfut si suffoqué, qu’il s’arrêta tout interdit, sans remarquer qu’illui masquait la porte vers laquelle elle se dirigeait etl’empêchait ainsi d’entrer.

Elle, elle fut tout aussi surprise que lui. Et tout d’abord,elle eut ce léger froncement de sourcils qui indiquait que larencontre, qu’elle croyait peut-être voulue, lui était désagréable.Mais, malgré qu’elle n’eût pas paru le regarder, elle remarqua fortbien l’heureux changement survenu dans sa mise. Et comme il sortaitde l’hôtel, elle comprit qu’il devait être depuis peu de la maison,que cette rencontre-là, du moins, était purement fortuite. Commeelle l’avait déjà fait une fois, elle dut se reprocher sonmouvement d’humeur. Et elle sourit gentiment.

Cependant, comme il lui barrait toujours le passage sans s’enapercevoir, elle dut s’arrêter. Alors elle ne voulut pas avoirl’air de reculer, elle ne voulut pas, surtout, avoir l’air d’uneprude sotte et ingrate et mal élevée. Et il arriva cette chose toutà fait imprévue de Valvert : ce fut elle qui, la première, luiadressa la parole. Et de sa voix musicale, avec son sourireespiègle :

– J’étais si troublée, l’autre jour, que je n’ai pas suvous remercier comme il convenait, pour le signalé service que vousm’avez rendu. Pardonnez-moi, monsieur, et ne croyez pas que je suisune ingrate…

– Je vous en prie, madame, interrompit-il vivement en sedécouvrant, ne parlons pas de cela. J’espère que ce malotru quej’ai châtié comme il le méritait vous laisse tranquillemaintenant.

– Pour le moment, oui, dit-elle en riant. C’est que vousl’avez fortement étrillé, et il ne doit pas être en état de semontrer dans la rue.

– S’il s’avise de recommencer, faites-moi l’honneur de m’enaviser et je vous réponds que cette fois sera la dernière, que cedrôle se permettra de manquer au respect que tout homme bien nédoit à une femme, fit-il avec chaleur.

La glace se trouvait rompue. Elle, qui le voyait trèsrespectueux, commençait à se rassurer sans doute, et se montraittrès naturelle, nullement embarrassée, espiègle et souriante commeelle était de son naturel. Lui, s’émerveillait d’avoir pu luiparler sans gaucherie et sans trouble, comme il eût fait avecn’importe quelle autre femme. Il s’aperçut alors qu’il l’empêchaitde passer. Il s’écarta vivement, s’excusa :

– Je vous demande pardon, je suis là comme une brute à vousbarrer le passage.

– Oh ! le mal n’est pas grand, et je ne suis pas sipressée, dit-elle. Et elle se mit à rire, d’un joli rire clair,franc, bien perlé, un peu malicieux. Elle riait de sa mine confuseet de la vivacité avec laquelle il s’était injurié lui-même. Il lecomprit très bien. Il se mit à rire comme elle, avec elle. Etcomme, maintenant que la porte était dégagée, elle ne se pressaitpas de passer, il s’informa très naturellement :

– C’est donc vous qui fleurissez l’hôtel ?

– Oui, depuis quelques jours, dit-elle simplement.

Et elle expliqua :

– J’ai eu la chance d’être aperçue parMme la duchesse comme je vendais mes fleurs dans larue. Comme une bonne bourgeoise, elle m’a abordée, m’a prisquelques fleurs qu’elle m’a royalement payées, et, sans morgue,avec une simplicité, une bonté, qui m’ont été droit au cœur, elleest restée un long moment à causer avec moi. J’ai eu le bonheur delui plaire, à ce qu’il paraît, elle m’a demandé si je voulaisentrer à son service. Je lui ai répondu, en toute franchise, quej’aimais mon métier qui me permettait de vivre indépendante, et queje ne voulais pas le quitter. Elle m’a très bien comprise. Elle m’aapprouvée. Et elle m’a demandé de venir tous les jours, vers cetteheure-ci, lui apporter quelques fleurs et les disposer dans sonoratoire et son cabinet. C’est incroyable, qu’une si grande dame,devant qui on éprouve un respect si profond qu’il va jusqu’à lacrainte, puisse montrer tant de bonté de cœur, tant de délicategénérosité. Croiriez-vous qu’elle me donne deux pièces d’or pourdes fleurs, sur lesquelles je réaliserais un assez joli bénéfice,en les vendant seulement une livre. Je le lui ai dit, monsieur, carje suis honnête. Savez-vous ce qu’elle m’a répondu ?

– J’attends que vous me fassiez l’honneur de me le dire,fit Valvert, qui était aux anges et qui eût voulu que ce babillagenaïf ne cessât jamais.

– Elle m’a répondu que mes fleurs seraient, en effet, bienpayées une livre. Mais que le goût avec lequel j’arrangeais cesfleurs chez elle valait bien, à lui seul, les deux pistoles qu’elleme donnait.

– Elle a raison, déclara Valvert avec conviction. J’ai vuvos bouquets et j’ai admiré l’art consommé du fleuriste qui lesavait faits. J’étais loin de me douter que ce fleuriste c’étaitvous. J’aurais dû m’en douter cependant.

Ce fut à son tour d’interroger, peut-être pour détourner lescompliments :

– Vous êtes donc au service de Mme laduchesse ?

Et, avec un coup d’œil malicieux à son magnifiquecostume :

– Depuis peu ?

– Depuis ce matin, fit Valvert en rougissant de plaisir,car il avait surpris le coup d’œil.

– Je me réjouis de tout mon cœur pour vous, monsieur. Vousavez là une maîtresse incomparable, tout à fait digne d’un homme decœur tel que vous.

La porte venait de s’ouvrir. Elle lui fit une gracieuserévérence et entra. Valvert répondit par un salut des plusrespectueux et s’en alla vers la rue Saint-Honoré, si heureux, siléger qu’il lui semblait qu’il planait. Ce premier entretien avecsa belle avait été pourtant bien banal. N’importe, le premier pasétait fait maintenant, et il jugeait, lui, que c’était énorme.

Depuis, il sut s’arranger de façon à rencontrer la jeune fille,quand elle arrivait ou partait, soit à se trouver dans le cabinetquand elle y entrait. Seulement, la jolie bouquetière, avec sonsourire espiègle, se montrait toujours un peu distante, cela leplus gracieusement du monde. Lorsqu’elle le rencontrait, seule àseul, elle avait toujours une bonne excuse toute prête pour lequitter, après un sourire et une gracieuse révérence. Lorsqu’ellese trouvait dans le cabinet, elle se montrait moins réservée, et sil’occasion se présentait, elle échangeait quelques paroles –toujours banales – avec lui. Et ceci s’explique par ce fait que,dans le cabinet, la duchesse était toujours présente.

En effet, la duchesse, qui semblait s’être prise d’une affectionparticulière pour la mignonne jeune fille, ne manquait jamais dequitter son oratoire et de paraître dans son cabinet, un peu avantl’instant où elle devait arriver. Elle n’en bougeait plus tantqu’elle était là. Et elle ne s’occupait plus que d’elle, observaittous ses mouvements, suivait avec une attention amusée les jolisdoigts de fée, qui, avec une agilité surprenante, comme en sejouant, disposaient dans des vases précieux les fleurs aux teintesvives ou tendres, toujours harmonieusement assorties avec un goûtinné très sûr. Et quand ce travail, qui ne demandait guère plus dequelques minutes, était achevé, quand la bouquetière se disposait àfaire sa révérence et à se retirer, elle la retenait toujours unpeu, la faisait bavarder, paraissait s’intéresser énormément à sespropos parfois naïfs, parfois malicieux, parfois très sérieux,quand elle parlait de ses affaires, en petite ménagère soigneuse etéconome, en commerçante avisée, et souriant à ses boutades avec uneindulgente bonté.

Et c’était non pas seulement « incroyable », commeavait dit Brin de Muguet à Valvert, c’était encore touchant, oui,bien touchant vraiment, de voir cette grande dame, toujours sisouverainement majestueuse et grave, se montrer si simple, sifamilière, si maternellement indulgente avec cette pauvre petitebouquetière des rues. Si bien, que la pauvre petite bouquetière desrues, naturellement renfermée, quelque peu sauvage, d’une fiertésingulièrement ombrageuse sans jamais se départir du respect leplus profond, se sentait tout à fait à son aise, s’abandonnait peuà peu, s’apprivoisait de plus en plus. La pauvre petite bouquetièredes rues, qui n’avait jamais connu la douceur des caressesmaternelles, dont l’enfance s’était déroulée triste, abandonnée,qui n’avait jamais essuyé de la part de La Gorelle que rebuffades,injures, mauvais coups, les pires traitements enfin, qui, dans cetenfer qu’avaient été ses premières années, n’avait rencontré nullepart, ni pitié, ni affection, l’humble petite bouquetière des ruesse mettait à aimer de toutes les forces de son petit cœurreconnaissant cette bienfaitrice qui, oubliant volontairement lehaut rang qui était le sien, se montrait avec elle si douce, sibonne, si maternelle enfin.

Nous avons dit que Valvert avait assisté plusieurs fois à cesentretiens. En effet, la duchesse ne faisait nullement un mystèrede ses singulières relations avec cette pauvre fille des rues. Ellene s’enfermait pas en tête à tête avec elle. À ces entretiens, ellelaissait assister ceux de ses familiers qui, de par leursfonctions, avaient le droit de se tenir près d’elle. Et Valvertétait de ceux-là. Ce qui ne veut pas dire que, quoique présent, ilentendait tout ce que se disaient les deux femmes, ou, pour mieuxdire, ce que disait Brin de Muguet, car la duchesse se contentaitd’écouter en souriant des confidences qu’elle savait provoquer pard’adroites questions. Seulement, dans ces cas-là, elle appelait lajeune fille d’un signe, la faisait asseoir sur un tabouret prèsd’elle et baissait la voix. Comme il régnait chez elle uneétiquette plus stricte et plus méticuleuse, certes, que celle de lacour de France, les assistants – et Valvert avec eux – comprenaientce que cela voulait dire, s’écartaient discrètement, entamaient desconversations à voix basse entre eux, évitaient même de regarder dece côté. Si bien que la duchesse était seule à entendre lesconfidences de Brin de Muguet qui, on peut le croire, ne les eûtpas faites si tout le monde avait pu les entendre.

Car, chose remarquable, qui émerveillait Valvert, stupéfiait lesgentilshommes et faisait pâlir de dépit les femmes présentes de laduchesse – toutes d’excellente noblesse – cette fille, d’humblecondition, qui ne se connaissait ni père ni mère, dans ce somptueuxsalon, devant cette souveraine, parmi cette noble assistance, semontrait aussi à son aise que si elle avait été chez elle :dans la rue. Et plus d’une qui jalousait sa radieuse jeunesse, soncharme et sa beauté, se prenait à envier son tact parfait, ladistinction naturelle de ses manières, la noblesse de sesattitudes, si bien que, n’eût été le costume, on l’eût prise pourune dame de bonne compagnie en visite chez d’autres dames.

La semaine s’écoula ainsi. Les soupçons vagues de Valverts’étaient évanouis – ou assoupis. Ainsi qu’il se l’était promis,durant ces cinq jours, il se tint constamment l’esprit en éveil,attentif à tout, même aux choses les plus simples, les plus banalesen apparence. Il ne découvrit rien de suspect. La vie de laduchesse semblait se dérouler au grand jour, régulière et monotone,remplie par des audiences qu’elle accordait à d’innombrablessolliciteurs, par quelques rares visites qu’elle fit, et surtoutoccupée en bonnes œuvres. Quant à son service, il était de toutpoint ce qu’il eût été s’il avait appartenu àM. de Guise, au prince de Condé ou au roi. Moinsmouvementé même, car au service des princes, qui s’agitaient tousplus ou moins, les expéditions ne lui eussent déjà pas manqué,tandis que, au service de la duchesse, il en était encore àattendre une de ces expéditions.

Ses soupçons se trouvaient donc endormis, ses préventions vaguescontre sa maîtresse disparaissaient. Il est certain que l’admirableconduite de la duchesse envers celle qu’il aimait était pourbeaucoup dans le revirement qui s’opérait en lui. Commentsoupçonner, et de quoi soupçonner une femme qui se montrait sibonne et si généreuse envers tout le monde ? Car, enfin,c’était une chose qu’il avait pu constater cent fois depuis le peude temps qu’il faisait partie de la maison : pas une infortunen’avait fait en vain appel à la charité de la duchesse. Cette femmeavait toujours la main ouverte pour donner. Puis, et de ceci il nese rendait peut-être pas compte, il subissait, comme tous ceux deson entourage, le charme particulier que cette femme extraordinaireexerçait sur tous ceux qui l’approchaient, et elle était en trainde prendre sur lui le même ascendant prodigieux qu’elle imposait àtous, grands et petits. Tout doucement, sans s’en apercevoir, ildevenait un fanatique, comme d’Albaran, de cette duchesse deSorrientès, au service de laquelle il avait hésité à entrer, malgréles conditions éblouissantes qu’elle lui faisait.

Maintenant, ce changement qui se faisait en lui s’opérait-il àl’insu de la duchesse et sans qu’elle y fût pour rien, ou bienétait-il le fait de sa volonté réfléchie ?

La duchesse n’était pas femme à trahir ses sentiments ou sesintentions. Incontestablement, et depuis fort longtemps, elle avaitappris à montrer un visage impénétrable ou à ne laisser voir queles sentiments qu’il lui plaisait de faire croire qu’elle avait.Cependant, si nous nous en rapportons à de certains regards qu’ellefixait sur lui parfois, nous ne croyons pas nous tromper en disantque, pour des raisons connues d’elle seule, elle suivait à sonégard – ainsi qu’à l’égard de Brin de Muguet, fille de Concini – unplan mûrement réfléchi et exécuté avec une patiente ténacité querien ne pouvait rebuter, et une habileté qui tenait du prodige.

Oui, assurément, c’était elle qui avait voulu gagner laconfiance et l’affection de la « fille de Concini ». Elley avait pleinement réussi. Elle qui avait voulu pareillement gagnerla confiance de Valvert et, de plus, son dévouement : undévouement aveugle, absolu, ne reculant devant aucun sacrifice.Elle n’en était pas encore là, mais elle sentait qu’elle gagnaittous les jours du terrain et que bientôt il serait à elle corps etâme, au point où elle le voulait, c’est-à-dire un instrument docileentre ses mains puissantes ne voyant et n’entendant que ce qu’ellevoulait qu’il vît ou entendît, ne comprenant que ce qu’elle voulaitqu’il comprît, ne pensant que comme elle voulait qu’il pensât. Ilest probable que, volontairement ou inconsciemment – comme Brin deMuguet elle-même, par exemple – tout le monde, autour d’elle,l’aidait dans la tâche qu’elle s’était assignée.

Et le chef-d’œuvre, le miracle était que cela s’accomplissaitsans que Valvert s’en aperçût, malgré que, poussé par nous nesavons quelle mystérieuse intuition il fût venu là l’espritsingulièrement mis en défiance.

Pourquoi cette femme énigmatique agissait-elle ainsi, et quellesétaient – bonnes ou mauvaises – ses intentions réelles ? Àceci nous répondrons que nous ne tarderons pas à la voir à l’œuvreau grand jour. Nous serons alors fixés. Pour l’instant, il nousfaut revenir à Valvert et à ses amours.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer