La Fin de Pardaillan

Chapitre 36LA PETITE MAISON DE CONCINI (fin)

Par le petit escalier dérobé, Léonora reprit le chemin dupremier étage. Elle marchait lentement, s’arrêtant fréquemment surles marches. Elle réfléchissait :

« Il faut convenir que le hasard est un maître qui dépasseen combinaisons imprévues, variées à l’infini, tout ce que notrepauvre imagination humaine peut concevoir… Voici cette petitebouquetière, par exemple : certes, l’idée qu’il n’y avait riend’impossible à ce qu’elle fût la fille de Concino et de Mariem’était venue… Elle m’était bien venue que je me suis donné unepeine inouïe pour persuader Maria qu’elle est sa fille et pour,avec son appui, arriver à en persuader Concino lui-même. Mais jen’y croyais pas. Elle me paraissait absurde, cette idée. Elle meparaissait si absurde que je n’ai pas voulu l’examiner de près etque je l’ai repoussée avec dédain. Et voilà que le hasard, lui, decette absurdité dédaignée, fait une réalité ; cette petite estbien la fille de Concino et de Maria. C’estmerveilleux !… »

Notons en passant que, comme Concini, d’emblée, sansexplication, sans plus ample information, sans preuve d’aucunesorte, elle admettait sans hésiter cette filiation qui,raisonnablement, eût dû lui paraître contestable. Pourquoi ?Nous ne nous chargeons pas de l’expliquer.

Léonora poursuivait sa méditation. Et voici quel débat,maintenant, venait de s’élever dans l’esprit de cette femme qui,sans haine, sans colère, venait de condamner froidement deux hommesparce qu’ils avaient insulté son mari et parce qu’ils étaient enpossession d’un secret qui pouvait causer sa perte.

« Et maintenant, que faire de cette enfant ? Car c’estencore une enfant. Le meurtre de cette petite – ce meurtre que, enla terrifiant par la crainte d’un scandale inouï, j’avais réussi àfaire autoriser par Maria – se justifiait avant. Maismaintenant ?… Dieu merci, mon Concino n’est pas unmonstre : sa passion naissante a été brisée à tout jamais dèsl’instant où il a su que celle qu’il convoitait était sa fille, etje suis sûre qu’il s’est maudit d’avoir pu concevoir un instant cemonstrueux amour. (Elle ne se trompait pas.) Contraint parl’inéluctable fatalité, Concino pourra peut-être condamner safille, mais s’il la laisse vivre, il s’arrachera le cœur plutôt quede la souiller de nouveau d’une pensée impure. Non, grâce au ciel,cet amour-là n’est plus à redouter pour moi ; il est bien mortet enterré… (Avec, un soupir) : Que ne puis-je en dire autantdes amours qui suivront celui-ci !… (Revenant à son idéedominante) : La question qui se pose est celle-ci : lamort de cette enfant est-elle nécessaire au salut deConcino ?… Je sais bien qu’il y a la signora Fausta… mais, siforte qu’elle soit, je me sens de taille à lui tenir tête, moi. Jen’ai plus de haine pour cette enfant… Je n’ai plus que del’indifférence… Qu’elle vive ou qu’elle meure, cela m’est bienégal… pourvu que ce ne soit pas moi qui cause sa mort… C’est que jetiens à mon salut éternel, moi, et, pour tous les trésors du monde,je ne voudrais pas charger ma conscience d’un meurtreinutile… »

Elle était arrivée au premier. Elle se trouvait devant la portederrière laquelle Concini et Marie de Médicis s’entretenaient. Elles’arrêta et réfléchit encore un instant, le sourcil froncé.Brusquement, elle trancha :

« Ils feront ce qu’ils voudront… eux seuls ont le droit dedécider, après tout.

Elle ouvrit résolument et entra.

Marie de Médicis était assise. Concini allait et venait devantelle, foulant le tapis d’un pas nerveux. Tous les deux oubliaienttoutes les vaines hypocrisies que l’on décore du nom pompeuxd’étiquette. Marie n’était plus la reine. Concini n’était plus uncourtisan qui fait des courbettes. Les masques étaient tombés. Ilsredevenaient ce qu’ils étaient : deux amants dont la liaisonétait déjà ancienne. Deux amants acculés à une situationeffroyablement menaçante, qui pouvait avoir pour eux desconséquences plus épouvantables que la mort elle-même, et quiavaient à prendre, d’un commun accord, des résolutions terriblesdesquelles dépendrait leur perte ou leur salut.

Nous avons dit que Marie était sortie radieuse de la chambre oùelle était restée si peu de temps. Plus conscient de la gravité dela situation d’ailleurs encore tout étourdi de la violence dessecousses qui, coup sur coup, venaient de s’abattre sur lui,Concini se montrait fort troublé, ne songeait pas à dissimuler lamortelle inquiétude qui venait de fondre sur lui. Cette agitationne pouvait pas échapper aux yeux de la femme passionnément éprisequ’était Marie. Toute sa joie tomba du coup. Quand elle pénétradans la pièce où Concini l’introduisait cérémonieusement, elleétait aussi inquiète, aussi troublée que lui. Et elle se laissatomber dans un fauteuil, réellement accablée.

Ils s’expliquèrent.

Marie révéla que c’était Léonora qui lui avait apprisl’effrayante nouvelle. Concini s’en doutait bien un peu. Elleajouta qu’elle était accourue aussitôt pour l’aviser et seconcerter avec lui. À son tour, elle voulut savoir comment il setrouvait renseigné. On comprend bien qu’il ne pouvait pas lui direla vérité. Il improvisa une histoire qu’il lui débita avecassurance et avec toutes les apparences de la plus grandesincérité. Comme son histoire était assez adroite, trèsvraisemblable, elle l’accepta sans hésiter.

Tout naturellement, ils se trouvèrent amenés à évoquer le passé.Comme ils se savaient à l’abri de toute oreille indiscrète, enparfaite sécurité dans cette maison écartée, close et discrètecomme il convenait à un nid d’amour, ce fut en toute franchise etsans chercher les mots qu’ils se parlèrent. Ils retracèrentl’histoire de la naissance de leur fille dans ses moindres détails.Concini s’éleva en termes violents contre l’odieuse trahison de cemisérable Landry Coquenard qui n’avait pas exécuté l’ordre de mortqu’il lui avait donné jadis. Et Marie l’approuva, renchérit.

Ils s’émerveillèrent « du miracle » qui leur faisaitretrouver vivante cette enfant qu’ils avaient condamnée à mort lejour de sa naissance, il y avait de cela dix-sept ans. Ilss’émerveillèrent, mais avec une franchise qui eût pu paraître leplus révoltant des cynismes si elle n’eût été simplement del’inconscience ; ils déplorèrent « l’affreuxmalheur » qui replaçait devant eux, comme une menaceeffroyable, ce fruit d’une faute passée dont ils croyaient s’êtredébarrassés à tout jamais.

Le rappel de ces souvenirs sinistres leur prit un tempsappréciable. Il arriva tout de même un moment où ils n’eurent plusrien à se dire sur ce sujet. Ils se trouvèrent de nouveau – etpeut-être sur tout ce qu’ils avaient dit jusque-là, ils nel’avaient dit que pour reculer un peu cet instant redoutable – ilsse trouvèrent donc placés devant l’effrayante nécessité de prendreune résolution.

La question était terrible dans sa simplicité. Elle se résumaità ceci : fallait-il laisser vivre l’enfant qu’un miracle avaitsauvée, ou la rejeter au néant, sans la manquer, cettefois ?

Et ils se dérobèrent tous les deux. Grâce ou condamnation, aucund’eux n’eut le courage de prononcer l’arrêt. Chacun d’eux attenditque l’autre parlât le premier, prît ainsi la responsabilité de ladécision suprême, quelle qu’elle fût. Peut-être chacun d’euxavait-il son idée de derrière la tête qu’il gardait pour lui.

Une gêne oppressante s’abattit entre eux. Pour la dissimuler,Concini se mit à marcher avec agitation. Marie se rencogna dans sonfauteuil. Et ils ne trouvèrent plus rien à se dire. Cela duraquelques minutes qui leur parurent longues comme des heures. Detemps en temps, pour rompre ce silence pesant, l’un ou l’autremurmurait machinalement : « Que fait doncLéonora ? »

L’arrivée de Léonora leur apporta un véritable soulagement àtous les deux. Marie de Médicis se redressa dans son fauteuil oùelle était affaissée. Concini s’arrêta de tourner comme un fauve encage. Tous deux sentaient les forces et le courage leur venir parcequ’ils comprenaient, ils savaient par expérience qu’ils avaientdevant eux une volonté virile et forte qui saurait leur communiquerun peu de son indomptable énergie et qui les déchargerait du soucide prendre une décision devant laquelle ils avaient reculé, quitteà discuter âprement avec elle, si cette décision n’était pas deleur goût.

– Crois-tu, Léonora, c’est terrible, ce qui nousarrive ! soupira Marie d’une voix dolente.

Dès son entrée, Léonora les avait fouillés de son œil de flamme.Elle avait tout de suite vu combien ils étaient déprimés. Et ellesentit l’impérieuse nécessité de les remonter énergiquement. Aussi,répondit-elle avec le plus grand calme et en levant les épaulesavec dédain :

– Ce qui vous arrive, madame, est fâcheux assurément, maisje n’y vois rien de terrible.

– Comment peux-tu dire cela, alors que ce matin même tu mesoutenais le contraire ! se récria la reine.

– J’ai réfléchi depuis, répliqua froidement Léonora. Je mesuis rendue compte que mon ardente affection pour vous m’avait faitexagérer fortement le péril qui vous menaçait. J’ai changé d’avis,voilà tout.

– Mais réfléchis donc à ce qu’il adviendrait de moi si l’onapprenait…

Elle s’arrêta, n’osant pas prononcer les mots qui convenaient etn’ayant pas l’esprit assez libre pour chercher des périphrases quieussent dit la même chose en sauvant les apparences.

Mais elle avait affaire à forte partie. Léonora, quand il lefallait, ne reculait pas plus devant les mots qu’elle ne reculaitdevant les actes. Et, avec la même froide tranquillité, elle achevapour elle :

– Si l’on apprenait que Marie de Médicis, avant de devenirreine de France, eut un amant et fut une mère infanticide ?Ceci, en effet serait terrible. Terrible pour vous et pour noustous. Mais, madame, il ne tient qu’à vous qu’on ne l’apprennepas.

– Comment ?

– Vous oubliez, madame, que vous êtes reine et régente.Maîtresse souveraine et absolue d’un royaume, on peut ce que l’onveut.

Jusque-là, Concini s’était contenté d’écouter. Il commençait àretrouver son assurance.

– C’est vrai, corpo di Dio ! s’écria-t-il,nous oublions un peu trop que nous sommes les maîtres. Léonora araison : il ne tient qu’à nous que ce secret ne soit jamaisdivulgué. Nous avons mille moyens pour clore à tout jamais leslèvres de ceux qui s’aviseraient d’avoir la langue trop longue…

Et Concini appuya ses paroles par un geste et une mimiqueterriblement expressifs.

– Soit, répondit Marie. Mais clorez-vous de la même manièreles lèvres de la princesse Fausta, qui, sous le nom et le titre deduchesse de Sorrientès, va représenter à la cour de France SaMajesté le roi d’Espagne ?

– S’il le faut absolument, pourquoi pas ?… Un accidentmortel peut arriver à tout le monde. À un représentant de SaMajesté catholique comme au plus humble des manants. Le tout est desavoir s’y prendre.

Concini ne doutait plus de rien maintenant. Au fond, Marie deMédicis commençait à se rassurer elle aussi. Mais comme ellecroyait comprendre que Concini et Léonora voulaient lui faireendosser la responsabilité de la décision à intervenir et qu’ellene voulait absolument pas la prendre, elle continua de soupirersans répondre. Et après un court silence, elle implora :

– Conseille-nous, ma bonne Léonora.

Elle tombait mal. Léonora, nous l’avons dit, avait décidéqu’elle les laisserait faire ce qu’ils voulaient. Elle leva denouveau les épaules, assez irrespectueusement, et elle rabrouaassez rudement :

– Un conseil ! Est-ce qu’il est besoin de conseil dansune affaire comme celle-ci ! La solution ne se montre-t-ellepas si claire, si lumineuse, qu’un aveugle même en seraitébloui ?… Au surplus, vous la voyez très bien, cette solution.Concino la voit comme vous. Seulement, voilà, vous n’osez, ni l’unni l’autre, en parler. Je dirai donc pour vous ce que vous n’osezpas dire : Vous n’avez pas d’autre alternative que de choisirentre la vie et la mort de votre enfant. Choisissez.

– Si tu crois que c’est facile de choisir !… Voyons,que ferais-tu, toi ?

– Souffrez que je me récuse, se déroba froidementLéonora.

– Pourquoi ? gémit de nouveau Marie. Si tu nousabandonnes, toi, Léonora, sur qui pourrons-nous compter, grandDieu ?

– Je ne vous abandonne pas, Maria. Et vous le savezbien.

– Alors, parle.

– Je n’en ferai rien. C’est à la mère de décider. Vous êtesla mère, décidez vous-même.

Marie la connaissait bien. Elle comprit qu’elle ne voulait pasparler.

Elle savait bien qu’elle n’était pas de force à lui faire direce qu’elle ne voulait pas dire. Elle n’insista pas davantage.Cependant, acculée à la nécessité de prendre elle-même une décisionqu’elle ne se sentait pas le courage de prendre, elle se dérobaencore une fois. Et elle se lamenta :

– J’ai la tête perdue. Ne voyez-vous pas que je ne suis pasen état de décider quoi que ce soit ? Faites ce que vousvoudrez, tous les deux. Ce que vous déciderez sera bien fait.

Léonora comprit qu’elle n’en tirerait rien de plus. Elle setourna vers Concini :

– Au fait, dit-elle, vous êtes le père, c’est à vous qu’ilappartient de décider. Parlez, Concino.

Concini s’était complètement ressaisi. Cette mise en demeure nele fit pas reculer. Ce qu’il n’avait pas osé dire l’instantd’avant, il le dit maintenant.

– Mon avis est que nous devons laisser vivre cette enfant,dit-il avec force.

Du coin de l’œil, Marie épia la physionomie de Léonora pour voirsi elle approuvait ou désapprouvait : Léonora souriait d’unsourire indéfinissable. Et tandis qu’elle fixait sur son époux unregard aussi indéfinissable que son sourire, ellesongeait :

« J’en étais sûre !… Je gage qu’il a eu la même idéeque moi. »

Et, tout haut, d’une voix caressante :

– Pour quelle raison ?

– Pour une raison excellente, affirma Concini avec la mêmeforce et révélant son arrière-pensée. Jugez-en : c’est un vraimiracle que cette enfant, condamnée par nous à sa naissance, setrouve aujourd’hui vivante et bien portante. Dans ce miracle, jevois, moi, une manifestation de la volonté divine qu’il seraitsouverainement imprudent de vouloir contrarier. Pour tout dire, jecrois, je suis sûr qu’il nous arriverait malheur à tous, si nousnous avisions de vouloir défaire ce que Dieu a fait.

Il disait cela avec le plus grand sérieux du monde et d’un airde profonde conviction. C’est qu’il était superstitieux, ce quin’est pas fait pour surprendre, puisqu’il vivait à une époque oùtout le monde – ou à peu près – l’était plus ou moins. En saqualité d’Italien, il l’était doublement, lui.

Il va sans dire que Marie de Médicis et Léonora Galigaï,Italiennes comme lui, étaient aussi superstitieuses que lui. Ce quirevient à dire que l’argument de Concini – qui nous ferait sourireaujourd’hui – fut accueilli par elles avec un sérieux pour le moinségal à celui de Concini. Et même, à bien considérer leur attitude àtoutes deux, il était clair qu’elles l’attendaient, cet argument.En effet, Marie s’écria :

– Voyez ce que c’est, j’avais eu la même idée !… EtLéonora avoua :

– Moi aussi ! Et j’étais sûre que c’était cela quevous alliez nous dire, Concino.

– Il est clair que c’est un nouvel avertissement que leciel nous donne, expliqua gravement Concini.

Fortement impressionnés, ils demeurèrent un instant silencieux.Dès cet instant, il fut tacitement entendu entre eux que la petitebouquetière vivrait, ou pour mieux dire, qu’ils n’attenteraient pasà sa vie. Ainsi, cette grâce qu’ils lui faisaient, la pauvre enfantla devait uniquement à leur égoïsme monstrueux que la peursuperstitieuse talonnait. Ni le père, ni la mère n’avaient eu unmot, sinon d’affection, du moins de pitié à son adresse.

Encore se trouva-t-il que cette décision que la peur leurarrachait, de définitive qu’elle paraissait être d’abord, devinttout à coup provisoire, grâce à une intervention de Léonora. Elleavait longuement réfléchi à cette affaire, elle, ainsi qu’on l’avu. Des deux solutions qui étaient seules possibles, elle avaittiré toutes les conséquences qui pouvaient logiquement en découler.Alors que tout paraissait dit, elle remit tout en suspens endisant :

– Cependant, il ne faut pas oublier que la signora Fausta aattiré cette petite chez elle, à son hôtel de Sorrientès, puisqueaussi bien elle est duchesse de Sorrientès à présent. Il ne fautpas oublier que la signora compte se servir de cette enfant contrevous. Avant de prendre une décision définitive, il me paraîtindispensable, premièrement, de ne pas la lâcher, puisque nous latenons.

– Telle était bien mon intention, interrompit vivementConcini, approuvé de la tête par Marie de Médicis.

– Secondement, déclara Léonora, de l’interrogeradroitement, à seule fin d’apprendre d’elle ce qu’elle sait aujuste au sujet de sa famille.

– Elle sait que je suis son père, déclara Concini.

– Voilà qui est fâcheux, déplora Léonora en fronçant lesourcil. Qui lui a appris cela ?

– Ce misérable Landry, gronda Concini en levantfurieusement les épaules.

Léonora réfléchit une seconde, et d’une voixtranchante :

– Si elle est aussi bien renseignée sur le compte de samère, comme nous ne savons pas si elle saura se taire, il me paraîtimpossible de la laisser vivre.

Et, se tournant vers Marie de Médicis, avec une froideurterrible :

– N’est-ce pas votre avis, madame ?

Marie avait bien peur de s’attirer un malheur en frappant denouveau celle qu’un « miracle de Dieu avait sauvée ».Mais elle avait encore plus peur du scandale affreux qui jailliraitsur elle si cette enfant connaissait la vérité et si, laconnaissant, elle ne savait pas garder sa langue. La crainte dupéril matériel, immédiat, fut plus forte que la craintesuperstitieuse. Cet avis qu’on lui demandait, elle le donna sanshésiter cette fois. Et ce fut une condamnation qu’elle laissatomber.

– Il faudra bien en venir là, dit-elle. Je deviendraisfolle s’il me fallait vivre avec une menace pareille suspendue surma tête.

Concini intervint encore.

– Elle ne sait rien au sujet de sa mère, dit-il avec unecertaine vivacité.

– En êtes-vous sûr ? s’informa Léonora.

– Je suis sûr que Landry m’a nommé, mais n’a pas nommé lareine, affirma Concini sans hésiter.

Or, Concini mentait : il avait très bien entendu LandryCoquenard désigner Marie de Médicis comme étant la mère. Et autressaillement qui avait agité la jeune fille, il avait fort biencompris qu’elle avait entendu. Cependant, il affirmait lecontraire. Voulait-il donc sauver la jeune fille ? C’estcertain. Pourquoi ? Était-il enfin pris d’un remordstardif ? Peut-être… Ou peut-être que, tout simplement lacrainte superstitieuse, chez lui, dominait toutes les autres.

– Ce Landry, insinua Léonora, peut l’avoir renseignéeavant.

– Non. J’ai eu l’impression très nette qu’elle neconnaissait pas Landry, qu’elle le voyait pour la première fois.Pour moi, elle ne sait rien de plus que ce que j’ai dit.

– Souhaitons-le pour elle autant que pour nous, prononçaLéonora qui ajouta :

– N’importe, il faudra s’assurer de ce qu’il en est au plusvite. Marie de Médicis se leva.

– Il faut que je rentre au Louvre, dit-elle.

– La reine emmène cette jeune fille avec elle ?demanda Léonora.

– Certes, fit vivement Marie, je tiens essentiellement àl’avoir sous la main.

– En ce cas, dit Léonora, en approuvant de la tête, je vaisla chercher.

– Va, ma bonne Léonora, prononça la reine. Pendant cetemps, Concini m’accompagnera jusqu’à ma litière où tu nousrejoindras.

– J’aurai l’honneur d’escorter la reine jusqu’au Louvre,dit Concini. Léonora s’était déjà dirigée vers la porte. Elleallait sortir au moment où Concini prononça alors ces paroles. Ellese retourna et rappela :

– Vous oubliez, Concino, que vous avez affaire ici :vous avez à vous occuper de ce Valvert et de ce Landry.

– Ah, Dio birbante ! s’écria Concini en sefrappant le front, je les avais complètement oubliés, cesdeux-là !

Et avec un intraduisible accent de regret :

– Ah ! ils doivent être loin maintenant !…

– Rassurez-vous, Concino, fit Léonora avec un souriresinistre, je ne les ai pas oubliés, moi. Ils sont toujours là,enfermés dans votre chambre, comme des renardeaux pris aupiège.

Elle sortit sur ces mots, laissant Concini qui exultaitd’expliquer à la reine de quoi il s’agissait. Pendant qu’ilss’éloignaient de leur côté, elle entra dans la pièce où Florenceattendait.

La jeune fille, l’esprit désemparé, s’était jetée dans unfauteuil pour y réfléchir un peu, en attendant que la reine,« sa mère », la fît appeler. Mais presque aussitôt, elleavait bondi sur ses pieds. Derrière elle, elle venait d’entendre unmurmure de voix. Elle se retourna tout d’une pièce et fouilla desyeux le cabinet dans lequel elle se trouvait et sur les splendeursduquel elle n’avait même pas jeté un coup d’œil.

Le bruit de voix venait d’une porte qu’elle découvrit dans unangle opposé au côté par où elle était entrée. Cette porte étaitentrebâillée : elle tendit l’oreille. Elle reconnut la voix de« son père », la voix de « sa mère ». Ellehésita un instant. Et ce fut plus fort qu’elle : uneirrésistible poussée la jeta contre cette porte entrebâillée, quidonnait sur la pièce dans laquelle Concini et la reines’entretenaient librement, sûrs qu’ils étaient de ne pouvoir êtreentendus. Et, de ce côté-là, une lourde portière de veloursmasquait cette porte.

L’idée que Léonora pouvait avoir introduit la jeune fille dansune pièce qui touchait à celle dans laquelle il se trouvaitlui-même, cette idée ne pouvait pas venir à Concini. Si elle luiétait venue, il se fût empressé de conduire la reine ailleurs. Toutau moins se serait-il assuré que, derrière la tenture, la porteétait bien fermée et qu’on ne pouvait l’entendre.

Maintenant, comment une si grave imprudence avait-elle pu êtrecommise par Léonora toujours si prudente, si méticuleuse ?D’une façon très simple : Léonora, et pour cause, neconnaissait qu’imparfaitement la petite maison de son mari. Obsédéepar le souci de ne pas laisser échapper Odet de Valvert et LandryCoquenard, elle n’avait songé qu’à se débarrasser au plus vite dela jeune fille qui la gênait. Elle avait ouvert la première portequi s’était trouvée devant elle, ignorant, ou oubliant qu’unecommunication intérieure existait entre les deux pièces.

Le reste, la porte entrebâillée, était le fait du hasard. Cehasard dont elle avait admiré les combinaisons imprévues, sans sedouter qu’elle allait être victime d’une de ces combinaisons.

Quoi qu’il en soit, l’infortunée fille de Concini et de Marie deMédicis, trouvant cette porte entrouverte, ne sut pas résister à lacuriosité – très légitime, si on veut y réfléchir –, vint sedissimuler derrière la tenture, et, le sein oppressé, les tempesbourdonnantes, elle tendit une oreille obstinée à espérer quandmême un mot, sinon d’affection, tout au moins de compassion.

C’est ainsi qu’elle apprit la terrible histoire de sa naissance.On peut se demander comment cette enfant, frêle et délicate, putrésister à l’effroyable coup de massue que fut pour ellel’abominable révélation, et comment elle ne tomba pas foudroyée surplace. Il en fut ainsi cependant. Non seulement elle ne tomba pas,mais encore elle eut la force et le courage d’écouter jusqu’aubout, sans trahir sa présence.

Elle entendit ainsi les affreuses confidences de son père et desa mère. Elle assista, invisible, insoupçonnée, à l’exécrablejugement que l’on discutait froidement, si l’on devait la condamnerou non, et elle put se convaincre que si son père plaidait sa grâcec’était par égoïsme monstrueux et non par humanité, s’il n’étaitpas guidé par une arrière-pensée inavouable. Hâtons-nous de direqu’elle se trompait sur ce point : l’amour hors nature deConcini était bien, à tout jamais, arraché de son cœur et de sonesprit.

Elle entendit tout, jusqu’au moment où Léonora annonça qu’elleallait la chercher. Alors, comprenant que c’en était fait d’elle etqu’elle ne sortirait pas vivante de cette pièce si elle étaitsurprise aux écoutes, avec précautions, sans bruit, elle ferma laporte. Et elle revint s’asseoir le plus loin possible de la porte àlaquelle elle tourna le dos.

Elle n’entendit donc pas les dernières paroles concernant sonfiancé Odet de Valvert, que Léonora prononça avant de quitterConcini et Marie de Médicis. Si elle les avait entendues, cesparoles, il est certain qu’elle n’eût pas pris la décision qu’elledevait prendre quelques instants plus tard. Mais elle ne lesentendit pas, et la vérité nous oblige à dire que, pour l’instant,elle avait momentanément oublié Valvert. De même qu’elle avaitoublié la petite Loïse.

En ce moment, et il ne pouvait en être autrement, elle nepensait qu’à ce père et à cette mère qu’elle venait de retrouverd’une manière si soudaine et dans des conditions si étrangementdramatiques. Et elle avait l’affreux déchirement de se dire quemieux eût valu cent fois, pour elle, les avoir ignorés jusqu’à lafin de ses jours.

Elle pensait surtout à sa mère. Et cette monstrueuse sécheressede cœur dont elle venait de faire preuve, lui paraissait siincroyable qu’elle ne pouvait se résoudre à y croire et qu’elle sedisait :

« Ma mère !… Quoi, c’est ma mère qui a voulu ma mortet qui la veut encore !… Est-ce possible ?… Est-cepossible qu’une mère veuille la mort de son enfant ?… Non,c’est impossible, cela ne peut pas être… Certainement, j’ai malentendu, j’ai mal compris… Ou si j’ai bien entendu, c’est qu’il y ades choses que j’ignore… qui la forcent à parler contre son cœur…Certainement, c’est cela. Je suis sûre qu’elle n’attend quel’occasion… dès qu’elle le pourra, elle me pressera dans ses brasen m’appelant sa fille… Oui, elle le fera, il ne peut en êtreautrement… Et alors il faudra que je lui demande pardon pour avoirdouté d’elle… Douter de ma mère !… mais c’est une abominationque j’ai commise là !… Est-ce qu’un enfant peut se permettrede juger sa mère ?… Et puis, c’est une reine… Les rois et lesreines sont enchaînés par l’étiquette. Ils ne peuvent pas toujourssuivre les impulsions de leur cœur… Si elle a paru me condamner, sielle est demeurée froide, c’est qu’elle avait d’excellentes raisonspour agir ainsi… Je ne dois, moi, me souvenir que d’unechose : c’est qu’elle est ma mère… ma mère !… et que mamère ne peut pas me reconnaître ouvertement sans se déshonorer à laface du monde… »

On remarquera qu’elle ne pensait pas à son père. C’est que sonpère, c’était Concini. Concini qu’elle méprisait profondément avantde le connaître et qu’elle s’était prise à haïr depuis qu’ils’était mis à la poursuivre de sa passion bestiale qui ne s’étaitmanifestée que par les plus odieuses violences. Cela ne se pouvaitoublier si facilement et on conçoit qu’elle demeurât méfiante à sonégard.

Mais sa mère qu’elle s’acharnait à vouloir excuser, c’est à ellequ’allait tout son cœur, toute sa pensée. Il est certain qu’il yavait longtemps qu’elle avait songé à cette mère qu’elle n’avaitjamais connue. Naturellement, elle l’avait vue, dans sonimagination, parée de toutes les qualités, de toutes les vertus.Marie de Médicis, il faut bien le dire, ne répondait en rien, mêmede très loin, à l’idéal qu’elle s’était forgé. Il eût fallu êtreaveugle pour ne pas le voir. Elle n’était pas aveugle, mais elle nevoulait pas voir, ce qui était pire. Sa mère, elle ne voulait pasla voir, dût-elle en perdre la vie, autrement qu’elle l’avait crééede toutes pièces dans ses rêves : parée de toutes les grâceset de toutes les vertus.

Certes, ce sentiment de vénération filiale était des plusrespectables et lui faisait honneur. Mais il était terriblementinquiétant en ce sens qu’il allait l’amener à prendre des décisionsqui pouvaient être mortelles pour elle. Elle avait commis cetteinsigne folie de suivre sa mère, alors que tout lui commandait dedemeurer près de son fiancé qui était de taille à la défendre, detoutes les manières. Pour son malheur, elle ne devait pas s’entenir là. Reste à savoir jusqu’où elle irait dans cette voie oùelle avait eu la funeste idée de s’engager.

Léonora Galigaï la trouva assise à l’endroit qu’elle avaitchoisi. Son œil soupçonneux scruta, disséqua, pour ainsi dire, lajeune fille. Elle était très pâle, son regard brillait d’un éclatfiévreux. Mais, par un effort de volonté vraiment admirable, elleparaissait très calme. Satisfaite, Léonora étudia pareillement lapièce. Florence frissonna intérieurement en voyant que son regards’arrêtait un instant sur la porte de communication. Mais elleétait sûre que cette porte était hermétiquement close. Elle fitappel à toute son énergie et ne sourcilla pas.

Si fine, si méfiante qu’elle fût, Léonora ne découvrit rien desuspect. Le soupçon de la vérité ne l’effleura même pas. Elle sefit aimable, bienveillante, presque maternelle.

Cette attitude qu’elle prenait était intéressée : ellevoulait, dès cette première entrevue, inspirer confiance à la jeunefille, conquérir ses bonnes grâces. Car, femme d’action auxdécisions promptes, elle avait résolu, dès cette premièrerencontre, de la sonder adroitement au sujet de sa mère.

Peut-être y serait-elle parvenue sans trop de peine, car ellesavait se montrer particulièrement enveloppante quand elle voulait.Elle se donnait une peine bien inutile : on comprend que,prévenue comme elle l’était, la jeune fille se tenait sur sesgardes, ne pouvait pas être dupe. Elle jouait à coup sûr,connaissant à fond le jeu de son adversaire qui ne connaissait pasle sien. Léonora allait donc à un échec certain. Mais elle ne lesavait pas. Elle entama résolument la lutte – car c’était unevéritable lutte qui s’engageait entre les deux femmes – et de savoix la plus insinuante, avec son sourire le plusengageant :

– Mon enfant, vous savez, n’est-ce pas, le nom de votrepère ? Ayant posé cette première question qui devait luidonner la mesure de la sincérité de son adversaire, elle attenditla réponse, non sans curiosité.

Elle ne se fit pas attendre, cette réponse. Elle tomba aussitôt,claire, précise, sans la moindre hésitation :

– Je sais que c’est M. le maréchal d’Ancre.

La réponse amena un sourire de satisfaction sur les lèvres deLéonora. Elle continua son interrogatoire :

– Comment le savez-vous ?

– On l’a dit devant moi, madame.

– Sans doute quelqu’un que vous connaissez bien, et quivous inspire assez de confiance pour que vous ne doutiez pas de saparole ?

– Non, madame, quelqu’un que je ne connais pas. Et s’il n’yavait eu que le témoignage de cet inconnu, je ne me serais pasmontrée si crédule. Mais, d’abord, la révélation a été faite devantM. le maréchal. Et M. le maréchal n’a pas protesté. Cequ’il n’eût pas manqué de faire s’il avait eu le moindre doute.

– Assez juste, en effet. Ensuite ?

– Ensuite : non seulement M. le maréchal n’a pasprotesté, mais encore il a aussitôt parlé de moi à Sa Majesté lareine et…

– Pardon, interrompit Léonora, vous saviez à ce moment quec’était la reine qui venait d’entrer ?

– Oui.

– Comment ? Personne ne l’avait encore nommée.

– J’exerce mon métier de bouquetière dans la rue, madame.Le plus souvent aux alentours du Louvre. J’ai eu maintes foisl’occasion de voir Sa Majesté. Il n’était pas besoin de la nommerdevant moi. Je l’ai aussitôt reconnue… De même que je vous aireconnue, vous, madame la maréchale.

– Je comprends. Vous disiez donc que le maréchal a parlé devous à la reine ?

– Oui, madame. Et il a dû très certainement lui dire quej’étais sa fille.

– Qui vous fait supposer cela ? demanda Léonora, quidressait l’oreille. Vous avez donc entendu ? Vous comprenezdonc l’italien ?

– Non, madame, je n’ai pas entendu. Eussé-je entendu que jen’eusse pas été plus avancée : je ne connais pas l’italien.Mais j’ai réfléchi, madame ! La reine ne connaît pas, ne peutpas connaître une humble bouquetière des rues comme moi. Cependant,elle m’a donné l’ordre de la suivre, à moi qu’elle ne connaît pas,à qui, par conséquent, elle n’a pas de raison de s’intéresser. J’enconclus que si elle l’a fait, ce ne peut être qu’à la prière deM. le maréchal.

Ses réponses tombaient toujours avec la même précision, sans lamoindre hésitation. Et Léonora, qui l’observait avec une attentionsoutenue, dut reconnaître en son for intérieur que si ellesn’étaient pas vraies, ces réponses paraissaient si naturelles, sivraisemblables qu’il devenait impossible de ne pas les accepter, àmoins de dévoiler brutalement ses intentions secrètes. Ce qu’ellene voulait ni ne pouvait faire.

On remarquera en outre que, par une manœuvre qui ne manquait pasde hardiesse et d’habileté, elle parlait la première de sa mère. Ettout, dans ses paroles comme dans son attitude indiquait qu’elleétait à mille lieues de soupçonner que cette reine dont elleparlait avec une sorte de respect craintif pouvait être samère.

Léonora fit ces remarques. L’impression qu’elle en ressentit futfavorable à la jeune fille. Cependant, elle n’était pas femme à selaisser convaincre si facilement sur de simples apparences. Elle sefit plus bienveillante, plus enveloppante pour reprendre la suitede son interrogatoire. Et d’abord elle complimenta :

– Je vois que vous n’êtes pas une des ces évaporées quipassent sans rien voir et rien entendre de ce qui se dit et se faitautour d’elles. Vous savez observer et réfléchir, vous. Je vous enfélicite.

Malgré elle, elle avait une pointe d’ironie dans ses paroles.Elle ne se doutait pas qu’elle avait affaire à forte partie etqu’elle venait de trouver, en cette jeune fille d’apparence simpleet naïve, un adversaire redoutable, digne d’elle, et tout à faitcapable de la battre congrûment, avec ses propres armes, sansqu’elle y vit autre chose que du feu, comme on dit.

Si imperceptible que fût cette pointe d’ironie, Florence laperçut à merveille. Elle ouvrit de grands yeux étonnés qu’elle fixasur les yeux de Léonora et :

– Mon Dieu, madame, comme vous me dites cela !s’écria-t-elle. Et avec un air de naïveté merveilleusementjoué :

– Me serais-je trompée ?… Voilà qui me surprendraitfort.

– Pourquoi ? railla Léonora. Vous avez donc bienconfiance en la sûreté de votre jugement ? Prenez garde, monenfant, c’est de la présomption, cela.

– Oh ! non madame, je sais bien que je ne suis qu’unepauvre fille ignorante, fit-elle en secouant la tête avec un air demodestie charmante. Mais c’est que si je me suis trompée, je necomprends plus. Il faudrait donc admettre que la reine, la reine deFrance, madame, songez-y – sur sa seule mine, a bien voulus’intéresser à une pauvre bouquetière des rues !

Et avec un rire qui eût pu paraître un peu nerveux à qui laconnaissait bien :

– C’est tellement invraisemblable qu’il faudrait être folleà lier pour le croire.

Léonora ne connaissait pas Florence. Elle fut dupe. Elle compritqu’elle était allée trop loin. Elle réfléchit :

– Sotte que je suis ! Si cette petite est sincère,comme je commence à le croire, ce n’est pas à moi à attirerstupidement son attention sur Maria. Laissons-lui croire que c’està la prière de Concino que la reine consent à s’occuper d’elle.Cette explication qu’elle a trouvée d’elle-même arrange très bienles choses. Je n’aurais pu trouver mieux. Et je ne manquerai pasd’en aviser Maria pour qu’elle abonde dans ce sens.

Et tout haut, battant prudemment en retraite :

– Vous prêtez à mes paroles un sens qu’elles n’avaientcertes pas. C’est en toute sincérité que j’ai admiré cetteperspicacité qui vous a fait deviner la vérité. C’est, en effet, àla prière du maréchal d’Ancre que la reine a bien voulus’intéresser à vous.

– Je me disais bien qu’il ne pouvait en être autrement, fitsimplement Florence.

Comme des lutteurs après un premier corps à corps demeuré sansrésultat appréciable, elles éprouvèrent le besoin de souffler unpeu. Il y eut un instant de silence assez bref. L’avantage avaitété pour Florence. Elle le sentait bien, mais elle se gardait biende le laisser voir. Léonora réfléchissait. Elle reprit :

– Vous savez le nom de votre mère.

Ce n’était pas une question qu’elle posait. C’était uneaffirmation. Florence ne fut pas dupe. Elle para :

– Ma mère ! fit elle avec une inexprimable douceur, sije savais qui elle est, madame, pensez-vous que je resteraistranquillement ici ?… Il y a beau temps que je serais partiepour aller la rejoindre.

C’était comme une explosion. Cette fois, on ne pouvait douter desa sincérité.

« Décidément, je crois qu’elle ne sait rien, songea Léonoraà demi rassurée. »

Et tout haut :

– Je pensais que votre mère avait été nommée par celui quia nommé votre père.

– Hélas ! non, madame, il ne l’a pas nommée.

– Il doit savoir cependant, insista Léonora.

– C’est possible. Et vous m’y faites penser, madame. Cethomme doit être encore dans la maison. Souffrez que j’aille letrouver.

En disant ces mots, Florence avançait résolument vers la porte.Au reste, elle n’avait nullement l’intention d’aller retrouverLandry Coquenard. Mais Léonora le crut, elle. Ceci ne faisait passon affaire. Non moins résolument, elle barra le chemin à la jeunefille en disant :

– Pourquoi faire ?

– Mais pour l’interroger… Pour le prier à deux genoux de medire le nom de ma mère… Pour l’amour de Dieu, madame, laissez-moipasser.

– Je n’en ferai rien… Vous oubliez que la reine vousattend.

– Eh ! je me soucie bien de la reine, quand il s’agitde ma mère ! s’emporta Florence.

– Vous seriez donc heureuse de la connaître ?

– Si je serais heureuse !… Tenez, rien que pour lavoir une fois, pour la presser dans mes bras, pour murmurer à sonoreille ce mot si doux : « ma mère », je donnerais,sans hésiter, la moitié des jours qui me restent à vivre.

Pendant qu’elle parlait, Léonora songeait :

« Je ne saurais en douter, elle adore cette mère qu’elle neconnaît pas, précisément parce qu’elle ne la connaît pas !…Eh ! mais, moi qui cherchais le moyen de la décider à mesuivre de bonne grâce, le voilà tout trouvé, cemoyen !… »

Et, tout haut avec un sourire indulgent, se faisant de plus enplus maternelle :

– Enfant, pour réaliser ce désir qui vous tient tant àcœur, vous n’avez pas besoin de cet homme qui, peut-être, ne saitrien et qui, au surplus, a quitté la maison. Le maréchal d’Ancrevous la nommera, votre mère. Il vous conduira à elle, lui.

– Quand ? interrogea avidement la jeune fille.

– Bientôt, je pense… Si toutefois vous consentez à mesuivre.

– Partons, fit résolument Florence.

Sans perdre une seconde, Léonora la prit par le bras etl’entraîna. En marchant, elle songeait, en ébauchant un sourire desatisfaction :

« Elle ne s’inquiète même pas de savoir où je vais lamener… Pour elle, rien n’existe en dehors de cette mère qu’elledésire ardemment connaître… Maintenant, je la tiens : enjouant adroitement de cet amour filial, je lui ferai faire tout ceque je voudrai… »

Et tout haut, pour ne pas en perdre l’habitude, sans doute, elleinterrogeait, encore, toujours :

– Comment vous appelez-vous, mon enfant ?

Elle le savait d’ailleurs très bien, comment elles’appelait.

– On m’appelle Muguette ou Brin de Muguet.

– Ce n’est pas un nom, cela !

– C’est celui que m’ont donné les Parisiens, fit-ellesimplement. Et rêveuse :

– Autrefois, quand j’étais toute petite, j’avais un autrenom.

Léonora se souvenait que Fausta avait révélé que l’enfant deConcini et de Marie de Médicis, à son baptême, avait reçu le prénomde Florence.

– Quel est ce nom ? dit-elle.

– Ce nom, dit Florence était complètement sorti de mamémoire. Durant de longues années, malgré tous mes efforts, je n’aipu parvenir à me le rappeler. Il y a une heure encore, madame, jen’aurais pas pu vous le dire.

– Et maintenant ?

– Maintenant, l’espèce de voile qui obscurcissait mamémoire s’est déchiré soudain. Sans que je puisse dire comment celas’est fait, le nom m’est revenu tout à coup : c’est Florence,madame.

– Voilà qui est bizarre, fit Léonora, songeuse à son tour.Et, souriant, elle conclut :

– Ainsi vous appellerai-je donc.

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