La Fin de Pardaillan

Chapitre 5COMMENT FINIT L’ALGARADE

Revenons à Odet de Valvert et à la bande de loups enragés aveclaquelle il allait se trouver aux prises.

Son geste avait été si rapide, si imprévu, que les hommes deConcini n’eurent conscience de ce qui s’était passé qu’en voyantleurs deux camarades rouler dans la poussière. De son côté, LandryCoquenard avait été si prompt à saisir l’occasion aux cheveux qu’ilétait déjà dans la rue de Grenelle lorsqu’ils s’aperçurent de safuite.

Concini et Rospignac, eux, ne s’étaient aperçus de rien. Ilsn’avaient d’yeux que pour Brin de Muguet qu’ils dévoraientlittéralement du regard.

Odet de Valvert s’attendait à être chargé séance tenante et ilse tenait sur ses gardes. Ce court instant de répit que la stupeurde ses adversaires lui accordait, il le mit à profit pour lesobserver. Tout naturellement, son attention se porta d’abord surcelui qu’il savait être le chef : sur Concini. Il ne put pasne pas être frappé de l’ardent regard de brutale passion queConcini et Rospignac dardaient sur la jeune fille. Ce regard, quisemblait déshabiller celle qu’il considérait comme une pure etchaste enfant, le fit rougir de colère. L’amoureux venait deflairer en ces deux hommes deux rivaux contre lesquels il aurait àlutter. Sa main tortilla nerveusement sa moustache et, après avoirrougi, il pâlit : la jalousie venait d’abattre sur lui sagriffe acérée et lui déchirait le cœur.

Il ne fut pas le seul à remarquer ce regard enflammé des deuxhommes.

Dans la foule, une femme de petite taille s’appuyait au brasd’un homme qui paraissait d’une longueur démesurée. La femmes’enveloppait dans une ample cape de drap très simple, comme enportaient les femmes du peuple. En sorte qu’il était impossible dereconnaître à quelle condition elle appartenait. Il était égalementimpossible de voir son visage, qui disparaissait sous le capuchonsoigneusement rabattu. Quant à l’homme, aussi long qu’elle étaitpetite, il cachait aussi soigneusement qu’elle son visage dans lesplis du manteau relevé jusqu’au nez. Tout ce que l’on pouvait voir,sous le large chapeau orné d’une touffe de plumes rouges, c’étaientdeux yeux de braise qui paraissaient singulièrement vifs etperçants.

Cette femme n’avait d’yeux que pour Concini. Comme Odet deValvert, elle fut frappée du regard qu’il attachait sur la joliebouquetière des rues. Elle suivit la direction de ce regard etdétailla la jeune fille avec une attention aiguë de femme jalouseobservant une rivale. Et elle serra fortement le bras de soncavalier, et elle gémit, d’une voix plaintive…

– Stocco, voilà celle qu’il aime !… Lavoilà !…

L’homme long, l’homme qu’elle venait d’appeler Stocco, fixa tourà tour sur Concini et sur Brin de Muguet un regard goguenard etleva familièrement les épaules de l’air de quelqu’un qui dit :« Que voulez-vous que j’y fasse ? » Seulement sonregard, à lui, se fixa un instant sur Rospignac – ce que la jalouseinconnue n’avait pas daigné faire. Et alors un sourire railleursouleva son immense moustache noire, et son regard, qui revint sefixer sur Concini, se fit plus goguenard encore. Si bien que nouspouvons en déduire, sans crainte de nous tromper, que ce singulierpersonnage se réjouissait de la rivalité amoureuse qu’il devinaitentre Concini et Rospignac, entre le maître et son serviteur.

Cependant les ordinaires se remettaient de leur stupeur. Ce futd’abord une effroyable bordée de jurons où tous les diables d’enferfiguraient à la place d’honneur. Cette furieuse explosion arrachaConcini à sa contemplation passionnée et le ramena au sentiment dela réalité.

– Qu’est-ce ? fit-il.

On le lui apprit en quelques mots brefs. En apprenant que« le damné Landry Coquenard » venait de leur faussercompagnie, grâce à l’intervention de ce jouvenceau qu’on luidésignait, Concini devint livide. Un tremblement convulsif lesecoua des pieds à la tête. Ivre de colère, il éclata d’abord enjurons affreux :

– Sangue della madonna !… Cristacciomaledetto !… Santi ladri !…

Mais, se remettant aussitôt, d’une voix qu’une fureur terriblefaisait trembler, il commanda :

– Saisissez-moi cet homme !… Qu’il prenne la place decelui qu’il vous a enlevé !…

– Eh ! mon brave, lança Odet de Valvert d’une voixdédaigneuse, que ne venez-vous me saisir vous-même ? Je seraiscurieux de voir ce que pèse la rapière d’un ruffian d’Italie contrel’épée d’un loyal gentilhomme de France.

La vérité est qu’il grillait d’envie de se mesurer contre lerival qu’il avait deviné et qu’il détestait déjà d’instinct. Aussitoute son attitude était-elle une insulte, un défi.

La foule attentive n’en vit pas si long. Pour la première fois,elle trouvait un homme qui osait jeter à la face de Concini effarécette épithète insultante de « ruffian d’Italie » quechacun lui prodiguait tout bas. Elle se sentit soulevée, cettefoule. Elle exulta. Et elle éclata en une formidableacclamation :

– Vive le damoiseau !

C’était la deuxième fois qu’elle la lançait, cette acclamation.Mais, cette fois, soulignant l’injure de ce jeune inconnu, elleprenait une signification d’une éloquence terrible. Tout autre queConcini eût compris, se fût gardé, eût cherché un moyen honorablede battre en retraite. Mais Concini était grisé par sa fabuleusefortune. Concini était aveugle et sourd. Concini ne comprit pas, nevoulut pas entendre Rospignac qui, plus clairvoyant, luiconseillait la prudence et la modération. Concini hurla :

– Porco Dio ! qu’attendez-vous pour obéir,quand je commande ?… Saisissez-moi cet homme, vous dis-je.

D’ailleurs, il faut leur rendre cette justice, ils n’hésitaientpas. Tous ces coupe-jarrets étaient braves, c’était incontestable.Ils s’étaient mis en mouvement avant que leur maître eût fini dedonner son ordre. Roquetaille et Longval, qui venaient de serelever, foncèrent les premiers, l’épée haute :

– Il faut que je te saigne ! hurla Roquetaille.

– Je veux te mettre les tripes au vent ! mugitLongval.

Ils pensaient bien ne faire qu’une bouchée de cet adversairedont l’apparence était plutôt délicate, La vigueur des deux maîtrescoups de poing qui les avait envoyés mordre la poussière aurait dûcependant leur donner à réfléchir. Mais ils comptaient sur leurscience profonde de l’escrime. Car, tous, ils étaient desescrimeurs redoutables, Et puis, les scrupules ne les étouffaientpas, puisqu’ils chargeaient à deux contre un. Ils avaient donctoutes les raisons de croire qu’ils seraient facilement plus fortset qu’ils expédieraient promptement leur homme. Car ils nesongeaient pas à l’arrêter, eux. Ils voulaient sa peau :

Malgré tout, et contre leur attente, ils trouvèrent un fersouple et vif qui para comme en se jouant toutes leurs attaques.Peut-être même eussent-ils reçu la leçon que méritait leurprésomption, si toute la bande, avec des clameurs épouvantables,n’était venue à leurs secours. Tous, en même temps, tombèrent surl’insolent qui, exploit tout à fait imprévu, qu’on n’eût certes pasattendu de lui, soutint sans faiblir l’effroyable choc.

Il était clair, cependant, que, malgré sa folle intrépidité,malgré sa force et son adresse, ce jeune homme ne pourrait pasrésister longtemps aux quinze spadassins qui, sans vergogne,l’assaillaient de toutes parts.

C’est ce que comprit la foule que Concini et les siensdédaignèrent, et en qui Odet de Valvert n’avait même pas eu l’idéequ’il pourrait trouver un secours. Elle s’était indignée, elleavait grondé sourdement l’instant d’avant. Mais nous avons vuqu’elle n’avait pas osé intervenir. Cette fois, le branle se trouvadonné. L’orage éclata. Pour avoir été retardé un instant, il n’enfut que plus terrible. Ce fut d’abord, en réponse aux clameurs desordinaires, une clameur formidable qui couvrit tous lesbruits :

– À bas les étrangers !… Qu’ils s’en aillent chezeux !… À bas les affameurs !…

Et la foule s’ébranla. Les hommes de Concini durent lâcher Odetde Valvert, faire face à cette multitude d’adversaires qu’ils nes’attendaient pas à rencontrer. La foule, cependant, s’étaitcontentée de dégager le « damoiseau » dont l’attitudecrâne avait eu le don de soulever son enthousiasme. Elle s’étaitcontentée de paralyser les hommes de Concini sans les frapper.

Concini ne comprit pas encore. Cette modération de la foule quivenait du sentiment qu’elle avait de sa force, il l’attribua à lapeur. Il acheva de s’enferrer : il rugit :

– Chargez-moi cette canaille !… Sus, sus, frappez,assommez !… Ses hommes obéirent, frappèrent en effet. Quelquesmalheureux tombèrent, à moitié assommés. Alors la colère dupopulaire éclata dans toute son irrésistible impétuosité. Laduchesse de Sorrientès avait dit à d’Albaran qu’elle voulait voirce qu’allait faire le brave peuple de Paris. Elle fut fixée.

Des huées, des coups de sifflet stridents couvrirent sa voix. Etun immense cri s’éleva :

– À mort !… À mort Concini !… À l’eau leruffian !… À mort les assassins !…

Et, en même temps qu’elle criait, la foule agissait. Comme parenchantement, des armes surgirent on ne savait d’où. Les coups semirent à pleuvoir drus comme grêle. Mais cette fois, c’étaient lesgens de Concini, pressés, foulés, étouffés, débordés de toutesparts, qui les recevaient. Jusque-là, ils avaient agiindividuellement, chacun à sa guise. Le baron de Rospignac compritl’étendue du péril et qu’ils allaient tous être écharpés par cesmoutons que leur insolente brutalité venait de changer en fauvesdéchaînés. Il prit aussitôt le commandement de sa troupe. Et ilaccomplit la seule manœuvre qui pouvait, non pas les sauver, maisleur permettre de tenir assez longtemps pour donner le temps à dessecours de leur arriver : il rassembla ses hommes en pelotoncompact et battit en retraite vers la rue du Coq, en tenant tête,entraînant Concini momentanément à l’abri au milieu de sabande.

La manœuvre réussit assez bien. Sans trop de dommage, sans avoirperdu un de ses hommes, il put regagner la rue du Coq. Quand ilsfurent là, il conseilla :

– Si vous voulez m’en croire, monseigneur, détalons au plusvite. Il n’y a pas de honte à cela : nous ne sommes quequinze, ils sont deux ou trois cents.

Le conseil était bon, et comme l’avait très bien dit Rospignac,on pouvait sans déshonneur battre en retraite devant des forcesaussi écrasantes. Intérieurement, Concini le reconnut. Mais sonorgueil se révolta.

Et il grinça :

– Fuir devant des manants ! Porco Dio !nous crèverons tous ici plutôt !

– Bon, dit froidement Rospignac, nous n’attendrons paslongtemps, en ce cas ; notre compte est bon.

Et avec un sang-froid merveilleux, il se mit à donner sesordres, tout en ferraillant avec vigueur, car ceci se passait aumilieu de la mêlée qui devenait de plus en plus furieuse.D’ailleurs il ne s’exagérait nullement le péril. Il était évidentque lui et sa poignée d’hommes ne pèseraient pas lourd devant lamultitude maintenant déchaînée qui s’acharnait contre eux enredoublant ses cris de mort. Comme il l’avait dit : leurcompte était bon. Comme il l’avait prédit, dans quelques secondesils seraient tous brisés comme fétus emportés par la tourmente.

– Santa Maria ! Stocco, ces forcenés vont metuer mon Concino ! se lamenta la petite femme au bras del’homme long.

Et cette fois elle parlait en italien.

Et Stocco, dans la même langue, avec ses yeux luisants d’unejoie mauvaise, avec cet air goguenard qui paraissait lui êtreparticulier, répondit :

– Ma foi, signora, je crois, en effet, que vous pouvezpréparer vos voiles de veuve.

Et avec une familiarité narquoise qu’autorisait sans doute demystérieux services :

– Aussi, signora, c’est vraiment tenter le diable que depousser l’imprudence aussi loin que le fait votre nobleépoux ; Per Dio, les dispositions de cette fouleétaient bien visibles. Il était inutile de l’exaspérerdavantage.

– Stocco, fit Léonora Galigaï – puisqu’il paraît quec’était elle –, regarde donc là-bas, si tu ne vois pas venir leroi ? C’est l’heure où il rentre de sa promenade.

Par-dessus les têtes qu’il dominait de sa longue taille, Stoccojeta un coup d’œil du côté de la porte Saint-Honoré. Et avec lamême indifférence narquoise :

– Je crois que le voilà, dit-il.

Léonora Galigaï lui glissa rapidement quelques mots brefs àl’oreille. Stocco leva irrévérencieusement les épaules. Mais ilobéit sans discuter. Il laissa tomber les plis de son manteau. Cegeste mit à découvert une figure longue, maigre, au teint basané,avec des pommettes saillantes, coupée en deux par une paired’énormes moustaches noires. Il quitta sa maîtresse. Et à grandscoups de coude, en s’aidant du pommeau de son immense rapière dontil se servait comme d’un coin de fer en le glissant entre les côtesdes gens pour les écarter, il se fraya un chemin vers Concini. Etcomme il se rendait compte que la manœuvre ne suffirait pas à elleseule. Il criait de sa voix rude, narquoise :

– Le roi !… Voici le roi !… Place auroi !…

Ces mots lui facilitèrent sa tâche, ainsi qu’il l’avait prévu.Ou, pour mieux dire, ainsi que l’avait prévu Léonora, car il nefaisait que suivre ses instructions. Ces mots, ils étaientmagiques, alors. La colère de la foule ne tomba pas pour cela. Maisson attention fut détournée. Concini et ses hommes, qui se voyaientperdus, eurent un instant de répit. Stocco arriva facilement devantcelui vers qui on l’envoyait.

– Monseigneur, lui dit-il en italien, filez prestement.Voici le roi.

– Et que m’importe le roi ! gronda Concini enpromenant un regard sanglant sur la foule, comme s’il cherchaitquelqu’un.

Stocco se cassa en deux dans un salut exorbitant. Et, de sa mêmevoix rude, sans qu’il fût possible de démêler s’il parlaitsérieusement ou s’il se moquait :

– Per Dio, signor, dit-il, je sais bien que levéritable roi de ce pays, c’est vous. Tout de même, vous n’avez pasencore le titre ni la couronne. Le titre et la couronne, c’estl’enfant qui vient de là-bas qui les a. Croyez-moi, monseigneur, iln’est pas prudent de vous montrer à lui dans une situation aussihumiliante que celle-ci. Vous allez lui donner une petite opinionde votre puissance… Et si l’entourage du petit roi se met à douterde votre force, c’en est fait de vous, monseigneur.

– Corbacco ! tu as raison, Stocco !reconnut Concini.

Et il donna l’ordre de la retraite à Rospignac qui, si bravequ’il fût, l’accueillit avec un véritable soulagement. Quand même,pendant que la manœuvre s’accomplissait avec une facilité relative– la foule, avec cette mobilité qui la caractérise, se détournaitde plus en plus d’eux pour se précipiter sur le passage du roi – ilse mordait les poings avec rage, et son regard étincelant cherchaittoujours quelqu’un. Tout à coup il trouva. Et serrant fortement lebras de Stocco :

– Tu vois ce jeune homme ? fit-il d’une voixrauque.

Il désignait Odet de Valvert qui, à quelques pas de Brin deMuguet, la couvait d’un regard chargé d’adoration muette.

– Je le vois, répondit Stocco de son airgouailleur :

– Mille livres pour toi, Stocco, si tu me fais savoir sonnom et où je pourrai le prendre.

– Vous le saurez demain matin, promit Stocco, dont les yeuxde braise avaient lancé un éclair à l’énoncé de ce chiffre de millelivres.

– Mille livres de plus si tu m’apprends où loge cette jeunefille.

Cette fois, Concini, d’une voix que la passion rendaithaletante, désignait Brin de Muguet. Cette fois, Stocco, avec unefroideur visible, en hochant la tête, répondit :

– La petite bouquetière des rues !… Difficile,monseigneur, très difficile !… Cette petite, et je veux que lediable m’emporte si je sais pourquoi, cette petite fait un mystèredu lieu où elle se loge. Et, jusqu’à ce jour, elle a su si bien segarder que nul ne peut dire où est situé ce logis.

– Cinq mille livres, insista Concini, cinq mille livrespour toi si tu réussis.

– Diavolo, fit Stocco dont l’œil fulgurait, vousavez des arguments irrésistibles, monseigneur.

Et résolument :

– Va bene, on tâchera de vous satisfaire.

La promesse était vague. Cependant il faut croire que Conciniavait une absolue confiance en l’habileté de cet homme, car unsourire de satisfaction passa sur ses lèvres. Il faut croire qu’ilavait également confiance en sa fidélité, car on remarquera qu’ilne jugea pas nécessaire de lui recommander la discrétion.

La retraite de Concini et de ses hommes s’effectua sans trop dedommages. Rospignac, qui avait dirigé la manœuvre, ramenait bienquelques éclopés, qui devraient garder la chambre plus ou moinslongtemps, mais, en somme, il avait sorti tout son monde de ceguêpier où ils s’étaient stupidement fourvoyés et d’où ils avaientpu croire un instant que pas un d’eux ne sortirait vivant.

En réalité, ils devaient tous la vie à la présence d’esprit deLéonora Galigaï, qui avait détourné d’eux la fureur de la foule enlui annonçant l’approche du roi et en faisant valoir aux yeux deConcini le seul argument assez puissant pour le décider à céder. Aureste, Concini ignorait cette intervention si opportune de safemme. Comme on l’a vu, Stocco, suivant les instructions de samaîtresse, avait négligé de lui dire que c’était elle qui l’avaitenvoyé.

Pendant que nous les tenons, poussons Concini et sa bandejusqu’au bout.

Ils revinrent à l’hôtel d’Ancre, lequel touchait pour ainsi direau Louvre. Là, il réunit dans son cabinetMM. de Rospignac, son capitaine des gardes, d’Eynaus, deLongval, de Roquetaille, de Louvignac, lieutenants ou chefsdizainiers, de Bazorges, de Montreval, de Chalabre et dePontrailles, simples ordinaires que les circonstances poussaientdans la confiance du maître.

– Messieurs, leur dit-il d’une voix tranchante, je supposequ’il n’est pas un de vous qui ne pense que l’affront que nousvenons de recevoir ne saurait demeurer impuni.

Une explosion terrible suivit ces paroles. Concini les considéraun instant avec une sombre satisfaction. Et les apaisant du geste,il reprit :

– Quelques bonnes pendaisons nous vengeront comme ilconvient de l’insolence de cette vile populace et la ramèneront, jel’espère, à un sentiment plus net du respect qu’elle nous doit.Ceci me regarde et j’en fais mon affaire. L’insolence de cegentilhomme qui a osé nous braver, nous insulter, doit êtreégalement châtiée. Et il faut que ce châtiment soit tel qu’il donnedésormais à réfléchir à ceux qui seraient tentés de suivre cetinsupportable exemple. Ceci est indispensable parce que le respectqu’on nous témoignera sera en proportion directe de la crainte quenous inspirerons. C’est à vous qu’il appartient, sans plus tarderde rechercher, de saisir et de m’amener le coupable.

D’effroyables bordées de jurons, d’intraduisibles menacessuivirent ces paroles. Naturellement, Longval et Roquetaille, quiavaient eu le désagrément d’expérimenter à leurs dépens la vigueurdes poings d’Odet de Valvert, se montrèrent les plus enragés.

– Moi, d’abord, grinça Longval, je n’aurai de cesse ni detrêve que je ne lui aie sorti les tripes du ventre !

– Et moi, jura Roquetaille, je veux lui fouiller le cœuravec mon poignard !

– Non pas, protesta Concini, il faut me l’amener vivant.Vivant, entendez-vous ?

Et comme ils secouaient la tête d’un air farouche, il ordonnad’une voix rude :

– Je le veux !

Et avec un sourire livide, il ajouta :

– Soyez tranquilles, le châtiment que je lui réserve, moi,sera tel que tout ce que vous pourrez imaginer d’horrible vousparaîtra bénin à côté.

Ceci était prononcé sur un ton tel que Roquetaille et Longvaln’hésitèrent plus :

– Peste, monseigneur, dirent-ils avec un rire féroce,maintenant que nous connaissons vos « bonnesdispositions » à l’égard de cet insolent, nous nous garderonsbien de le soustraire à votre « bienveillance » par unbon coup d’épée qui, en effet, serait trop doux.

– En chasse, commanda Concini avec une bonne humeursinistre, en chasse, mes braves limiers. Dépistez-moi la bête,rabattez-la moi… je me charge de l’abattre, moi.

Il les congédia du geste, en faisant signe à Rospignac dedemeurer. Dès qu’ils furent sortis en tumulte et avec de bruyantséclats de rire, Concini abattit la main sur l’épaule de Rospignacet, l’œil strié de sang, la lèvre retroussée dans un rictus féroce,il gronda :

– Rospignac, veille à ce que tes hommes m’amènent ce jeunehomme vivant… Veilles-y sur ta tête.

Et comme Rospignac le considérait avec étonnement, il révéla lesecret de cette haine subite qui se manifestait du premier coupterrible, mortelle :

– Il l’aime aussi, comprends-tu, Rospignac ?… Et quisait si ce n’est pas par amour pour lui qu’elle me méprise,moi ?…

– Vous m’en direz tant, monseigneur… répliqua Rospignac. Etavec une froide résolution :

– Soyez tranquille, monseigneur, je vous réponds qu’il nevous échappera pas.

– Tu es un bon serviteur, Rospignac, complimenta Concini.Va et sois sans inquiétude de ton côté : ta fortune estfaite.

Rospignac s’inclina et sortit à son tour. En rejoignant seshommes il songeait, avec un ricanement diabolique :

« Fais ma fortune, je ne demande pas mieux ; et ilserait vraiment temps. Pour ce qui est de ce jeune homme, puisquec’est un rival, il m’appartient, à moi seul… J’en fais mon affaire.Quant à toi, Concini stupide et aveugle, qui me prends pourconfident sans t’apercevoir que, cette jeune fille, je l’aime plusfollement que toi, que je me laisserais arracher le cœur plutôt quede me la laisser voler, quant à toi, fais ma fortune d’abord… nousréglerons notre rivalité amoureuse ensuite. Et quand je devraisappeler Satan à mon aide, je te jure bien que tu ne l’emporteraspas sur moi et que la bouquetière n’appartiendra pas à un autre quemoi ! »

Rospignac rassembla autour de lui ses quatre lieutenants :Longval, Roquetaille, Eynaus et Louvignac.

– Messieurs, leur dit-il, retournons rue Saint-Honoré etmettons-nous à la recherche de Muguette, la jolie bouquetière desrues.

– Tiens ! s’étonna Roquetaille, se faisantl’interprète de tous, je croyais que l’ordre de monseigneur étaitde rechercher cet insolent damoiseau ?

– Sans doute, sourit Rospignac. Aussi, soyez tranquille,Roquetaille, en retrouvant la bouquetière, nous retrouverons dumême coup le damoiseau. On est toujours sûr de le trouver là oùelle est.

Revenons maintenant à Stocco, le cavalier servant et leconfident de Léonora Galigaï, la femme de Concini.

Stocco, en revenant à sa maîtresse, songeait tout commeRospignac. Sa songerie, à lui, se bornait à un simple calcul. Levoici :

« Mille livres pour le jeune homme… Celles-là, autant direque je les tiens déjà… Va bene… Plus cinq mille pour lajeune fille… Ohimé, celles-là ne seront pas faciles àgagner !… Il faudra pourtant que j’en vienne à bout, Dioporco !… Total, six mille livres… Plus ce que me donnerala signora Léonora… Allons, la journée commence bien… Si toutesressemblaient à celle-ci, ma fortune serait bientôtfaite !… »

Et une expression de satisfaction profonde animait cettephysionomie dure, rébarbative, naturellement antipathique, et querendaient plus antipathique encore ce perpétuel air de sarcasmequ’elle affectait, et ces yeux de braise, d’un éclat siperçant.

– Que t’a-t-il ordonné ? interrogea Léonora.

– De lui faire connaître le nom et la demeure de cejouvenceau qui suit, là-bas, la petite bouquetière, réponditStocco. Et d’un air détaché :

– Il m’a promis mille livres pour cela. Léonora approuvadoucement de la tête.

– Il a bien fait, dit-elle, et je t’aurais donné le mêmeordre.

Et avec un calme sinistre, sans haine, sans colère, mais avecune inexorable résolution :

– Ce jeune homme a osé insulter mon Concino, il faut qu’ilsoit puni. Après, Stocco ? Que t’a-t-il ordonné, au sujet dela jeune fille ?

Elle posait cette question avec l’assurance de quelqu’un qui estsûr de son fait. Et elle le tenait toujours sous le feu de sonregard de flamme.

Stocco, de la fidélité duquel Concini se croyait si bien assuréqu’il ne prenait pas la peine de lui recommander le silencevis-à-vis de sa femme, Stocco n’eut pas l’ombre d’une hésitation.Et le plus tranquillement du monde, mais en accentuant encore sonton gouailleur :

– Il m’a ordonné de lui faire connaître son logis qu’ellecache. Et avec le même air détaché :

– Il m’a promis cinq mille livres pour cela.

Une expression de douleur déchirante contracta les traits deLéonora, Son regard se leva vers le ciel en une muette imprécation.Et elle se lamenta :

– Cinq mille livres !… Tu vois bien qu’ill’aime !…

– Eh ! per Dio, le signor Concini aime avecson équivoque familiarité, est-ce donc la première fois que lesignor Concini s’amourache d’une jolie fille ?… Vous savezbien que non.

– Tu ne comprends donc pas qu’il ne s’agit pas ici d’uncaprice, d’une amourette, comme pour les autres ? Celle-ci, ill’aime avec passion.

– Eh ! per Dio ! le signor Concini aimetoujours avec passion les femmes qu’il désire. Et quand il les apossédées, il s’en dégoûte aussitôt pour devenir aussipassionnément épris d’une autre. C’est toujours la même chanson,signora, et, au bout du compte, il vous revient toujours. Celadevrait vous rassurer, que diable !

Léonora hocha douloureusement la tête. Elle ne paraissait pasconvaincue.

– Enfin, signora, fit Stocco avec une pointe d’impatience,dois-je obéir à l’ordre de monseigneur ?

– Il faut toujours obéir aux ordres de Concini, déclaragravement Léonora.

– Alors, je me mets aux trousses de la bouquetière, et jene la lâche plus que je n’aie découvert où elle se terre ?

– Oui, Stocco. Seulement, quand tu auras trouvé, tuviendras, comme toujours, me mettre au courant tout d’abord. Et tun’iras trouver Concini qu’après avoir reçu mes instructions.

– Cela va sans dire. Quand voulez-vous que je me mette enchasse, signora ?

– Tu vas m’accompagner ici près, où j’ai affaire. Tu meramèneras ensuite à la maison. Tu pourras te mettre à ta missionaprès.

Stocco s’inclina silencieusement, sans marquer la moindrecontrariété. Léonora prit son bras. Elle alla, rue de Grenelle,droit à la litière de la duchesse de Sorrientès. Les manteletsétaient toujours rabattus, ils ne s’écartèrent pas. La duchesse nese montra pas, malgré que la femme de Concini eût annoncé sonapproche par une petite toux discrète. Cela n’empêcha pas Léonorade s’incliner dans une profonde révérence. Et c’était étrange, cerespect, poussé presque jusqu’à l’humilité, qu’elle témoignait àcette mystérieuse duchesse qui ne daignait même pas se montrer àelle. Ainsi La Gorelle avait pareillement salué la litière. Mais LaGorelle était une femme du peuple, son humilité s’expliquait par cefait seul. Il n’en était pas de même de Léonora. Femme du favori dela reine, du maître tout-puissant du royaume devant qui touttremblait – même l’enfant royal dans ses appartements déserts duLouvre – elle pouvait se considérer, et se considérait en effet,comme l’égale des plus grandes dames. Qu’était-ce donc que cetteduchesse de Sorrientès à qui la femme de Concini témoignait un telrespect ?…

Après avoir salué, Léonora, avec le même respect extraordinaire,prononça en italien :

– Je me rends aux ordres de votre illustrissimeseigneurie.

Et « l’illustrissime seigneurie », sans daigner semontrer, marquant nettement la distance qui les séparait, de savoix à la fois si douce et si souverainement impérieuse,répondit :

– Ah ! c’est vous, Léonora !… Montez.

Et Léonora Galigaï obéit, comme elle eût obéi à la reinerégente, Marie de Médicis.

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