La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 12

 

Vanda, la sombre héroïne, continua :

– Dans chaque ville où il y a une cour impériale, on voitdans une rue solitaire une maison d’aspect étrange devant laquelleles rares passants précipitent leur marche sans oser lever lesyeux. Quelquefois le matin, ou bien le soir, au crépuscule, unhomme triste et soucieux sort de cette maison. Son regard estoblique, sa démarche mal assurée, les gens qui le rencontrentl’évitent avec un muet effroi. S’il ose traverser une foule, lafoule s’écarte. Cet homme, c’est l’exécuteur des hautes œuvres.C’était ainsi du moins autrefois.

« Au bagne, il y a un condamné que personne ne fréquente,que ses compagnons de misère évitent, que les argousins regardentavec dégoût. Cet homme fait pour quelques sous ce que fait l’autrepour une grosse somme ; pour une double ration de vin, ilapplique la bastonnade ; pour cent sous, il coupe unetête !… C’est le bourreau du bagne !

« Eh bien ! j’étais parvenue à gagner cet homme.

« L’heure de l’exécution approchait, et j’étais tranquille,car le bourreau avait pris une drogue qui devait, en quelquesminutes, le foudroyer momentanément, et l’empêcher de remplir sonministère. L’exécution serait renvoyée au lendemain, et tout étaitprêt pour l’évasion dans la nuit qui allait venir.

– Oui, dit Cent dix-sept, mais nous n’avions pas compté surla cupidité humaine. À la dernière minute, il se trouva un bourreaupour remplacer le bourreau malade.

Elle se leva, comme affolée.

– Oui, dit-elle, et j’ai vu tomber sa tête…

Puis, elle ajouta avec son rire nerveux :

– Et je l’aime toujours !… et j’ai promis à son ombrede sauver un galérien de la guillotine, comme j’avais promis aucomte polonais d’arracher, avec son or, autant de victimes que jepourrais à l’échafaud.

– Et c’est pour cela que vous êtes à Toulon ?

– Oui.

Cent dix-sept lui prit la main :

– Regardez-moi bien, dit-il.

Elle se reprit à frissonner sous cet œil dont le rayonnementmystérieux descendait jusqu’au fond de son âme.

– Que voulez-vous de moi ? demanda-t-elle.

– Voulez-vous faire un pacte ?

– Oui.

– Je sauverai votre condamné quel qu’il soit, du moins, jevous aiderai, et ce que je veux, je le peux.

– Ah !… et qu’exigerez-vous de moi ensuite ?

– Il me faut une femme dans le jeu que je vais jouer,continua Cent dix-sept. Cette femme, c’est vous, vousm’appartiendrez corps et âme.

– C’est fait ! dit-elle ; sur cette tête que lefer de la guillotine a séparée de son corps, je vous lejure !

Le forçat se leva.

– Il est trois heures du matin, dit-il. Adieu…

– Où allez-vous ?

– Je retourne au bagne.

– Vous reverrai-je bientôt ? fit-elle toutetremblante.

– Peut-être, répondit-il. Mais vous aurez de mes nouvellesdemain.

Et il fit un pas vers la porte, puis se retournant :

– Ah ! dit-il, j’oubliais…

– Quoi donc ?

– Je ne veux pas que vous restiez ici.

– J’irai où vous voudrez.

– Ni que vous revoyiez le Cocodès.

– J’obéirai, fit-elle avec soumission.

– Demain, je vous enverrai Noël.

– Qu’est-ce que Noël ? demanda-t-elle étonnée.

– C’est un homme qui m’obéit ! répondit-il. Et il s’enalla.

 

Tandis que Cent dix-sept écoutait l’histoire de Vanda la Russe,Milon, couché sur son tollard, avait essayé de lier conversationavec Cocorico. Mais Cocorico était un homme taciturne, et iln’avait répondu que par monosyllabes. Ce qui fit que, découragé,Milon finit par s’endormir.

Quand il se réveilla, le coup de canon venait de retentir et lacloche du bagne sonnait. C’était l’heure où le forçat doit quitterson lit de misère et retourner au travail.

– Hé ! camarade, tu as le sommeil dur,aujourd’hui ! dit auprès de lui une voix bien connue.

Milon se frotta les yeux et vit Cent dix-sept souriant et calme.Le brillant officier de marine avait disparu et Cent dix-sept étaitredevenu le forçat à la tête rasée, à la physionomie dédaigneuse etmélancolique qui imposait à ses compagnons un superstitieuxrespect. Comment avait-il repris sa place un moment occupée parCocorico ?

À quelle heure était-il rentré ? Comment avait-il puremettre ses fers sans que Milon sortît de son bruyantsommeil ? Tout cela parut à celui-ci une énigme siindéchiffrable qu’il s’imagina avoir rêvé.

– Hé ! compagnon, dit-il tout bas, j’ai fait unsingulier songe cette nuit.

– Bah ! fit Cent dix-sept.

– Tu n’étais plus à côté de moi.

– Ah !

– Mais j’avais un autre compagnon de chaîne.

– Allons donc !

– Là, vrai, n’est-ce pas que j’ai rêvé ?

– C’est possible, dit Cent dix-sept en souriant.

Les adjudants délivraient couple par couple les forçats duramas. On nomme ainsi la chaîne maîtresse à laquelleviennent aboutir, la nuit, toutes les chaînes.

On apportait le vin et la ration du matin à ceux qui devaientaller à la fatigue.

– Tu ne bois donc pas, Cent dix-sept ? demandal’adjudant Turpin.

– Non, je donne ma ration au compagnon, répondit le forçaten désignant Milon ; il a fait un drôle de rêve et moiaussi.

– Ah ! fit l’adjudant, qui aimait assez Cent dix-sept,tout en le surveillant jour et nuit, et qu’a-t-il rêvé ?

– Que je m’étais évadé.

– Ah bah ! ricana Turpin, alors je n’étais plus de lamaison, moi ?

– Il faut le croire, répondit Cent dix-sept, avec sonsourire railleur.

– Et toi, Cent dix-sept, reprit Turpin, qu’as-turêvé ?

– Que je soupais avec une jolie femme.

– Farceur !

– Et que je buvais du champagne frappé.

– C’est peut-être pour cela que tu n’as pas soif cematin ? ricana l’adjudant.

– Tout juste ! dit Cent dix-sept.

Et le couple quitta le tollard pour aller à la fatigue.

– Hé ! dit encore Turpin, comme Cent dix-sept et Milons’éloignaient, vous savez qu’il y a du nouveau, ici ?

– Quoi donc ? demanda Cent dix-sept.

– Massolet est revenu.

– Qu’est-ce que c’est que ça, Massolet ?

– C’est l’adjudant qui a fait mourir le chien.

– Ah ! bon !

– Et qu’on avait envoyé au bagne de Brest. Mais comme lebagne de Brest est supprimé, il revient ici.

– Gare au cocher, alors ! observa Milon.

– Par précaution, je l’ai fait mettre à la double chaîne etil n’ira pas à la fatigue.

– C’est différent, ajouta Cent dix-sept. Et il continua sonchemin.

Mais comme il passait devant le tollard où on avait retenu lebonnet vert, il lui fit un signe de la main.

– Qu’est-ce que j’ai donc fait pour qu’on me mette à ladouble chaîne ? hurlait le bonnet vert.

– Je vais te le dire, répondit rapidement Centdix-sept.

– Parle.

– Massolet est de retour.

Les yeux du bonnet vert s’injectèrent de sang.

– Est-ce vrai ce que tu dis là ?

– Oui.

– Alors, c’est un homme mort.

– Imbécile ! dit Cent dix-sept, quand on veut faire unmauvais coup, on ne le dit pas.

– Est-ce que je peux me retenir, moi ?

– C’est un tort. Si j’étais à ta place…

– Que ferais-tu ?

– Je me conduirais bien pendant quelques jours et jedeviendrais doux comme un agneau.

– Je tâcherai, murmura le bonnet vert.

Et, songeant à son chien, il se mit à pleurer. Cent dix-sept etMilon sortirent du bagne et prirent, avec l’escouade dont ilsfaisaient partie, la route du Mourillon. C’était là qu’ilstravaillaient. Le forgeron Noël s’y trouvait, occupé à ferrer sesavirons.

– Je crois, dit Cent dix-sept en passant près de lui, quetu peux prévenir la petite dame de l’hôtel de France.

– De quoi ? fit Noël tout bas.

– Qu’il y aura sous peu une exécution au bagne, réponditCent dix-sept.

Et il continua son chemin vers ces fameuses haies de bois quiont facilité tant d’évasions.

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