La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 20

 

L’accablement de M. le docteur Vincent s’était un peudissipé durant le trajet de la rue Serpente à la villa Saïd.Cependant il se croyait très sérieusement aux mains de la justice.Aussi son étonnement fut-il grand lorsque le major Avatar l’ayantfait entrer dans son petit salon qui se trouvait à droite duvestibule au rez-de-chaussée, ferma la porte, lui avança un siègeet lui dit :

– Maintenant, docteur, causons.

– C’est donc vous qui devez m’interroger ? demanda ledocteur.

– Oui.

– Qui donc êtes-vous ? fit-il avec stupeur.

– Un homme qui joue gros jeu, répondit le major.

Puis, attachant sur le docteur un regard calme etfroid :

– Monsieur, lui dit-il, la justice est en ce monde la chosela plus sacrée après Dieu. Or, je viens de parodier la justice. Jene suis ni agent de police, ni juge d’instruction, et cependant jevous ai arrêté et vous voilà en mon pouvoir.

Le docteur fut pris d’une subite indignation.

– Mais qui donc êtes-vous, misérable ? fit-il.

– Je suis un homme qui veut redresser des torts, venger desinjures, punir de grands coupables, répondit le major Avatar avecun calme presque solennel.

Tout l’orgueil de l’homme reparut alors chez le docteurVincent.

– Monsieur, dit-il, quand on se pose en réformateur et enjusticier, on commence par ne point violer la loi ; on nepénètre pas chez un homme, la nuit, avec un faux mandat : onn’usurpe point les fonctions d’un commissaire ou d’un inspecteur depolice. Je n’ai rien à vous dire, rien à vous répondre ; ainsidonc, laissez-moi sortir.

Et le docteur Vincent fit un pas vers la porte. Mais le majortira de sa poche un revolver, se plaça devant la porte et regardantle docteur interdit :

– Monsieur, lui dit-il, aussi vrai que je me suis appeléjadis Rocambole, au bagne Cent dix-sept, et qu’à présent je menomme le major Avatar, je vous jure que je vais vous tuer comme unchien, si vous ne m’écoutez et ne m’obéissez.

Ce mot de bagne fit faire un haut-le-corps au docteur.

– Vous avez été au bagne, vous ? fit-il.

– Oui, sous le numéro de Cent dix-sept.

– Et vous osez… misérable…

– Docteur, fit le major avec calme, il y a des gens quivont au bagne pour avoir volé, d’autres pour avoir tué. Il y a desempoisonneurs…

Ce mot fit rentrer le docteur sous terre :

– Taisez-vous ! dit-il, taisez-vous !

– C’est ce que je vais faire du moment que nous allonspouvoir nous entendre.

– Que voulez-vous donc ?

– Docteur, il faut me faire votre confession.

– Je ne dois de confession qu’à Dieu…

– Et la justice, docteur.

– Vous n’êtes ni l’un ni l’autre, vous !

– Non, dit le major Avatar. Vous avez raison. Je ne suis nile juge qui condamne loyalement, ni la Providence qui frappe lesgrands coupables ; mais je suis peut-être l’instrument choisipar Dieu. Je vous l’ai dit, j’ai été au bagne. Je ne crains pas d’yretourner. Si je n’obtiens pas de vous ce que je veux je voustuerai… là… dans dix minutes, ou dans une heure…

– Et que voulez-vous donc de moi ? est-ce del’argent ? fit le docteur avec mépris.

Le major haussa les épaules :

– Si j’étais un voleur vulgaire, dit-il, je vous eussedépouillé à domicile. D’abord, vous n’êtes pas riche, puisque vousdonnez aux pauvres tout ce que vous gagnez.

– Mais que voulez-vous donc ?

– Causons d’abord sérieusement et à visage découvert, sansdétours, sans faux-fuyants.

Le revolver du major, et la qualification d’ancien forçat qu’ils’était donnée, ne laissaient aucun doute au docteur sur larésolution dont il était capable. Il se trouvait tout entier à samerci.

– Soit, monsieur, dit-il, je vous écoute.

– Docteur, reprit le major, vous avez tort de parler touthaut la nuit. Quand on a commis un grand crime, il ne faut pas sele répéter à soi-même, de minuit à six heures du matin.

– Ah ! fit le docteur, vous croyez donc que j’aicommis un crime, vous ?

– Je ne crois pas, j’en suis sûr. En eussé-je douté, quandje suis entré chez vous, j’aurais été bientôt convaincu, lorsquevous avez essayé de vous empoisonner.

Le docteur pâlit et se tut.

– Vous avez empoisonné, continua le major, une femme d’àpeine trente ans, belle, riche…

– Monsieur !…

– Qu’on appelait la baronne Miller, ajouta le majorAvatar.

– Vous savez son nom ?

– Je sais tout ; et cependant, fit le major avec unamer sourire, je n’appartiens pas à la rue de Jérusalem ;j’opère pour mon propre compte.

– Mais que voulez-vous donc de moi ? répéta le docteurpour la troisième fois.

– Vous allez le savoir.

Et Cent dix-sept, d’un geste impérieux, força le docteur às’asseoir en face de lui. Puis il reprit :

– Vingt-quatre heures avant l’accomplissement de votrecrime, vous ne connaissiez pas la baronne Miller, vous ne l’aviezjamais vue. Aucun motif de haine ne vous guidait ; vous n’avezpas hérité d’elle… Non, vous avez empoisonné cette malheureusefemme parce qu’on vous a donné dix mille francs…

Tous ces détails étaient si précis, si rigoureusement vrais, quele docteur cacha sa tête dans ses mains et murmura avecaccablement :

– Livrez-moi donc à la justice, au lieu de metorturer !

– Pas encore, poursuivit le major. Un homme qui ose fairece que je fais, qui se substitue à la Providence, qui usurpe lesfonctions d’un agent de police, ne joue pas un jeu semblable pourne frapper que l’instrument du crime. Comprenez-vous ? Il fautque vous me livriez votre complice, ou plutôt vos complices, carils sont deux.

– Oh ! mais vous savez tout, vous ! dit ledocteur avec un redoublement d’effroi.

– Écoutez-moi encore, reprit le major Avatar. On neressuscite pas les morts, et il y a bientôt dix ans que lamalheureuse baronne Miller est descendue dans la tombe. La justiceignore votre crime, et Dieu peut-être est-il tenté de vouspardonner, car, depuis le crime, vous n’avez cessé d’élever verslui les deux prières par excellence, celles qui finissent par letoucher : la charité et le travail.

« Mais vos complices, ceux qui ont spéculé sur votrejeunesse, votre ambition et votre misère, ceux-là qui ont fait dujeune homme pâli par ses veilles laborieuses, luttant contrel’obscurité et le besoin, l’instrument de leur cupidité, lemeurtrier de leur sœur…

– Leur sœur ! exclama le docteur avec épouvante.

– Oui, dit le major, c’était leur sœur.

– Ô misérable que je suis ! murmura cet homme auxcheveux blanchis.

– Et leur sœur était mère, poursuivit le major, et vousavez, en la frappant, dépouillé deux pauvres petites filles quisont à présent jetées sur le pavé de Paris sans ressource, sansprotection, peut-être sans amis…

Le docteur regardait le major avec des yeux hagards. Celui-cicontinua :

– Maintenant, choisissez : Ou j’appelle sur l’heure lepremier agent de police qui passe et je vous livre, dussé-je melivrer moi-même, car j’ai de vieux comptes à démêler avec lajustice, ou vous allez devenir mon esclave et m’aider à poursuivreles véritables assassins, ceux qui ont été la tête tandis que vousn’étiez que le bras ?

Le major n’eut pas le temps d’achever. Le docteur s’était mis àgenoux.

– Ô mon Dieu ! disait-il, pardonnez-moi si je ne peuxréparer mon crime et rendre une mère à ses enfants, du moins, àpartir de ce jour, mon travail sera pour ces mêmes enfants…

Le major lui saisit le bras.

– C’est bien, dit-il, vous pleurez.

En effet, deux grosses larmes roulaient sur les joues dumédecin.

– Votre repentir m’assure de votre concours, ajouta lemajor.

– Oh ! dit le docteur, je travaillerai jour et nuit…pour les orphelines.

– Il faut faire mieux que cela, docteur.

– Et quoi donc ? demanda cet homme dont le visageparut en ce moment s’illuminer.

– Il faut m’aider à leur rendre leur fortune ; cettefortune qu’on leur a volée…

Le docteur se redressa.

– Vous avez raison, dit-il, et je vous appartiens…maintenant, corps et âme. Que faut-il faire ?

– Je vous le dirai plus tard.

Alors le major posa son revolver, désormais inutile, sur lacheminée.

– Docteur, ajouta-t-il, il faut retourner à vos malades,aujourd’hui.

– Comment, fit le médecin stupéfait, vous allez me laisserlibre ?

– Oui, dit le major, je crois à votre repentir et à votresincérité ; je suis sûr que vous me servirez.

– Je vous le jure sur la tombe de ma victime, de cettemalheureuse femme dont le fantôme fait mes nuits sans sommeil,murmura le docteur d’une voix sourde.

– Je vous crois, allez !

– Mais vous n’avez donc pas besoin de moi ?

– Pas aujourd’hui, mais demain.

– Ah !

– Je vous écrirai un mot, soit pour vous prier de venirici, soit pour vous donner rendez-vous ailleurs.

Et le major appela Milon.

Milon était demeuré respectueusement dans l’antichambre.

– Va chercher une voiture pour monsieur, lui dit lemaître.

– Comment ! fit Milon stupéfait… vous le… laissezpartir…

– Va ! dit le major d’un ton impérieux. Milonobéit.

Dix minutes après, un homme qui avait vu l’heure de l’expiationarrivée et qui se résignait déjà à porter sa tête sur l’échafaud,sortait libre de la villa Saïd, libre et soulagé d’un poidsimmense. Alors le major dit à Milon :

– Maintenant il faut avoir le million des petites.Viens !…

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