La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 23

 

M. le baron de Morlux était un esprit fort, c’est-à-dire unesprit faible. Les gens qui ne croient pas à Dieu, croientvolontiers aux médiums, aux tables tournantes et aux esprits. Rienn’est superstitieux comme un philosophe. Il y avait vingt ans queM. de Morlux avait tout foulé aux pieds, qu’il avaitmarché la tête haute dans la voie du crime, sans regarder enarrière, sans pâlir, sans trembler. Son frère et lui, après la mortde cette sœur mystérieuse, que Paris ignorait, étaient entréspaisiblement en possession de son héritage, peu soucieux de savoirce qu’étaient devenus ses enfants.

Il y avait là, du reste, un mystère que nous expliquerons plustard. Le baron avait perdu sa femme peu après. Cette perte avait àpeine assombri son front quelques jours. Il avait mis son fils aucollège, s’était fort peu soucié de lui, l’avait émancipé àdix-huit ans. Il lui avait remis avec une parfaite indifférence lescomptes de tutelle. Aucune ombre vengeresse n’avait troublé sa vie.Ses plaisirs l’avaient assez absorbé pour que le remords ne pûttrouver place en son âme. Enfin, chose étrange ! la fortunen’avait cessé de lui sourire. Il avait fait plusieurshéritages ; il avait été aimé d’une femme que Paris entieravait adorée vainement. Il faisait courir ; ses chevaux,célèbres dans le monde entier, sortaient vainqueurs de tous leshippodromes. Souvent on l’avait entendu dire :

– L’homme naît heureux ou malheureux. Quoi qu’il fasse, ilne changera rien à son destin. Moi, j’ai une étoile qui ne pâlirajamais.

Mais soudain une fatalité inouïe semblait le frapper coup surcoup dans l’espace de quelques heures. Il se cassait lajambe ; le médecin appelé auprès de lui se trouvait êtreprécisément l’instrument de son crime. Enfin, son fils venait luidire : « J’aime une jeune fille qui a été dépouillée desa fortune, et cette jeune fille se nomme AntoinetteMiller. »

C’en était assez pour lui faire perdre la tête. Il avait doncjeté un grand cri, puis il s’était renversé, pâle et tremblant, surson oreiller, les mains crispées, l’œil fiévreux.

– Mais qu’avez-vous donc, mon père ? s’écria Agénorépouvanté.

Le baron eut une dernière lueur de présence d’esprit.

– C’est ma jambe ! dit-il.

Agénor crut à la douleur physique dont parlait son père et ilappela à son aide. Les domestiques accoururent.M. de Morlux avait le délire. À partir de ce moment, ilprononça des mots sans suite, regardant parfois son fils avecstupeur, parfois tournant les yeux comme si cette vision dont luiavait parlé le docteur se fût dressée devant lui. Cette situationdura jusqu’au matin. Agénor ne quitta point son père.

Au petit jour, on alla chercher un médecin, celui qui soignaitd’ordinaire M. de Morlux. Le médecin s’inclina lorsqu’onlui dit que c’était le docteur Vincent qui avait fait le premierpansement. Puis, il prétendit que l’état de prostration dans lequelse trouvait le baron était le résultat de la douleurphysique : qu’il n’y avait pas à s’en préoccuper. Ilprescrivit une potion calmante et s’en alla. Agénor avait fini pars’endormir dans un grand fauteuil, au chevet de son père. Maiscelui-ci l’éveilla peu après. Quand Agénor rouvrit les yeux, iltrouva son père plus calme.

Le jour avait dissipé les fantômes, et le baron retrouvant saprésence d’esprit craignait que, dans son délire, il ne lui fûtéchappé quelque révélation touchant la baronne Miller.

– Agénor, mon enfant, dit-il, je t’ai effrayé cette nuit,n’est-ce pas ?

– Oui, mon père. J’ai cru que vous deveniez fou.

– Mais comment cela est-il arrivé ? Qu’ai-jedit ? que me disais-tu ? fit le baron inquiet.

– Je vous parlais de mes projets de mariage.

– Ah ! c’est juste. Et qui veux-tu épouser ?

– Une jeune fille appelée Antoinette Miller.

Cette fois, M. de Morlux demeura impassible.

– Ah ! très bien, dit-il. Tu l’aimes donc ?

– Oui, mon père. Eh bien ! c’est au moment où j’aiprononcé son nom que vous avez jeté un grand cri.

– Vraiment ?

– J’ai cru un instant que ce nom vous était connu, monpère.

– Mais non, dit M. de Morlux avec calme ;c’est ma coquine de jambe qui m’a joué ce tour-là.

Puis après un silence :

– Et tu dis que cette jeune fille a été dépouillée de safortune ?

– Oui, mon père.

– Par qui ?

– Elle ne le sait pas. Mais Milon doit le savoir.

À ce dernier nom, M. de Morlux pâlit encore, maisAgénor n’y prit pas garde, et continua :

– Il faut vous dire, mon père, que la mère de cesdemoiselles avait un vieux serviteur qu’on a jeté au bagne pour uncrime qu’il n’a pas commis.

– Allons donc ! dit le baron d’un air incrédule. Lesgens qui vont au bagne sont coupables.

– Il paraît que celui-là est innocent.

– Qui te le prouve ?

– Antoinette me l’a dit, et je la crois, mon père.

M. de Morlux grimaça un sourire.

– Alors, dit-il, cet homme est au bagne ?

– Oui, et j’ai compté sur vous, mon père.

– Pour quoi faire ?

– Mais pour l’en faire sortir, afin qu’il nous aide àretrouver la fortune d’Antoinette.

– Nous verrons… nous verrons…, dit le baron. Aïe !… jesouffre horriblement.

– Pardonnez-moi, mon père, reprit Agénor, de venir vousparler de tout cela aujourd’hui ; je ferais mieux d’aller voirmon oncle… le vicomte…

M. de Morlux tressaillit encore :

– Ah ! oui, dit-il, c’est une idée, cela… ton oncleest un homme sérieux, lui… et non point un viveur comme moi, il ases relations, il connaît beaucoup de monde. Mais tu as raison, ilfaut en parler à ton oncle… ou plutôt non, c’est moi qui lui enparlerai… ainsi que de ton mariage… Veux-tu que je lui écrive devenir nous voir ?

– Vous êtes charmant, papa, dit Agénor avec expansion, etil faut vite vous guérir…

Il roula près du lit un guéridon sur lequel il y avait desplumes et de l’encre ; et M. de Morluxécrivit :

« Mon cher frère,

« Il m’est arrivé un accident cette nuit. Je me suis casséla jambe. Je ne puis donc aller chez vous, et cependant j’ai unpressant besoin de vous voir. »

Puis il ferma sa lettre et écrivit l’adresse :

Monsieur le vicomte deMorlux,

rue de la Pépinière.

– Prends une voiture, dit le baron à son fils et va luiporter la lettre toi-même. Ton oncle doit être encore chez lui àcette heure matinale.

– Je le ramènerai, dit Agénor.

– Non, tu me l’enverras. Je veux lui parler seul àseul.

Agénor prit la lettre ; mais comme il allait sortir sonpère le rappela.

– Si tu veux que je mène tes affaires à bonne fin, dit-il,ne souffle mot à personne ni de tes projets, ni deMlle Miller, ni de cet homme…

– Milon ?

– Milon, soit. Va, mon enfant, et reviens dans la journée,acheva le baron en tendant la main à Agénor.

Celui-ci partit et fit une telle diligence, que moins d’uneheure après M. le vicomte de Morlux arrivait chez son frèrerue de l’Université.

Le vicomte de Morlux avait six ans de plus que le baron ettouchait à la soixantaine. C’était un petit vieillard aux lèvresminces, aux yeux caves, au visage amaigri et blême. On eût dit unefouine et non un homme. Il avait la parole brève et mordante, lavoix aigre.

– Que vous est-il arrivé, Philippe ? dit-il.

– Ah ! mon pauvre Karle, dit le baron en lui faisantsigne de fermer la porte et de s’assurer qu’ils étaient bien seuls,nous sommes perdus !

– Pourquoi cela ? fit le vicomte avec calme.

– L’heure du châtiment est venue.

Le calme de M. Karle de Morlux ne se démentit pas.

– Vous vous êtes cassé la jambe, paraît-il ?

– Oui.

– Et vous avez eu le délire ?…

– Oui, le délire de l’épouvante. Savez-vous quel est lemédecin qui m’a pansé ? C’est lui… vous savez…l’étudiant de la rue Serpente…

– C’est une bizarre coïncidence, dit froidement Karle. Vousa-t-il reconnu ?

– Oui… et il m’a conseillé de me repentir.

Karle haussa les épaules et un rire railleur vint errer sur seslèvres minces et blêmes. Le baron continua :

– Oh ! ce n’est pas tout encore… Agénor, mon fils,aime une jeune fille…

– Ah ! fit le vicomte. Eh bien ?

– Cette jeune fille se nomme Antoinette Miller…Comprenez-vous ?

Karle fronça légèrement le sourcil.

– Après ? dit-il.

– Et elle sait son nom… Elle sait que sa mère a étédépouillée.

– Après ? après ? fit encore l’aîné desMorlux.

– Elle sait, enfin, que Milon est au bagne ; et Agénorest venu me demander que vous et moi usions de notre crédit pourl’en faire sortir. Comprenez-vous enfin ? acheva le baron dontla voix passait chevrotante à travers sa gorge crispée.

– Je comprends surtout une chose, dit Karle froidement,c’est que votre fils Agénor est un imbécile de venir vous dire toutcela.

Et l’aîné des Morlux se mit à rire, ajoutant :

– On ne saurait mieux se jeter dans la gueule duloup !

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