La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 6

 

– J’étais cocher, dit le bonnet vert, cocher de remise, et,qui plus est, cocher de remise marron. Savez-vous ce que c’est lesmarrons ! C’est des hommes mal vêtus, mal chaussés,ayant mauvaise mine, conduisant une mauvaise voiture et un mauvaischeval. Pas méchants, au fond, mais braillards, buvant beaucoup devin blanc et d’eau-de-vie de pommes de terre, insultant volontiersla pratique et ayant mauvaise odeur dans l’opinion publique.

« La pratique est plus mauvaise encore que le cocher :elle paie en grognant et elle vous rend bien les sottises qu’on luidit, quand on lui demande cinq sous de pourboire après une coursede plusieurs heures dans la boue et sous la pluie.

« Moi, j’avais une mauvaise tête et une femme qui l’avaitplus mauvaise encore. Quand j’avais bu, nous nous battions, et sije n’avais pas eu mon chien pour me consoler, je crois bien que jeme serais péri. Mais aussi, quel amour de chien, si voussaviez !… C’était un petit terrier-boule tout blanc et pleind’intelligence. Il ne quittait pas l’écurie, et il ne fallait pass’en approcher ! J’étais mal avec ma femme, rapport qu’elle lebattait. Si le chien recevait un coup de pied, ma femme avait satripotée.

« Comme moi, elle aimait la fine goutte le matin, à midi etle soir, sans parler de la journée. Alors, quand je rentrais,c’étaient des coups qui pleuvaient. Elle me griffait, moi jel’étranglais. Un soir je serrai plus fort que de coutume et elletomba. Je crus qu’elle était ivre, mais pour dire la vraie vérité,elle ne devait plus se griser jamais…

« Elle était morte !

« Le lendemain on m’arrêta et on me mit en prison, puis onm’envoya aux assises, et il y eut des avocats qui firent de beauxdiscours pour et contre moi. Il y avait un curieux quivoulait qu’on me guillotinât, mais il ne fut pas assez fort ;on m’envoya seulement au bagne. Mais ça m’était égal, je ne pensaisqu’à Tobby, que je n’avais pas vu depuis mon arrestation. C’étaitmon pauvre chien. J’étais bien inquiet ; cependant une choseme consolait : c’est qu’à Montmartre, où je remisais, tout lemonde connaissait et aimait Tobby, et je pensais bien qu’onl’aurait recueilli et qu’il avait de quoi manger.

« Mais voilà que, comme je sortais de la cour d’assisespour retourner à la prison, et que je marchais entre deuxgendarmes, avec les menottes, je pousse un cri et je reconnais monchien. Il se jette sur moi, il me flatte, il me caresse tant ettant que je me mets à pleurer. Les gendarmes le repoussent, mais ilme suit, et le voilà qui arrive à la prison.

« Le concierge était un brave homme qui avait ducœur ; il laissa entrer le chien et le garda chez lui.

« J’étais à Bicêtre, et j’attendais avec les autrescondamnés le jour de la ferrade et du départ pour Toulon. Tous lesjours je voyais mon chien dans le préau, et ça me suffisait. Jen’avais plus qu’une peur, c’était de partir pour le pré etde me séparer de lui. Enfin ce jour-là arriva. Le capitaine de lachaîne me vit pleurer à chaudes larmes tandis qu’on me ferrait, etil me dit :

« – Tu as donc bien peur du bagne ?

« – Ce n’est pas pour ça que je pleure, répondis-je.

« – Et pourquoi pleures-tu ?

« – Rapport à mon chien, lui dis-je en sanglotant.

« Je vous l’ai dit, c’était un bonhomme, le capitaineTierry, et il faisait tout ce qu’il pouvait pour les condamnés.

« – Eh bien ! me dit-il, nous l’emmènerons s’il veutsuivre la chaîne jusqu’à Toulon, et puis là, nous verrons.

« Ce qui fut dit fut fait, le chien suivit la chaîne ;quand il était fatigué, le bon Tierry le prenait dans soncabriolet, et, en route, il le nourrissait bien. J’aurais vouluêtre le bon Dieu pour le récompenser, cet excellent capitaine. Nousarrivâmes à Toulon.

« Au bagne, pas de chien ; mais sur la prière deTierry, un homme qui tenait un bouchon dans les environs del’arsenal s’en chargea. Chaque matin, quand la chiourme sortaitpour aller à la fatigue, tantôt au Mourillon, tantôt au fortLamalgue, mon pauvre chien était à la porte et il venait me lécherles mains ; quelquefois l’adjudant était bonhomme, il mepermettait de l’emmener.

« Le soir, en rentrant, Tobby connaissait la consigne, ilme reconduisait jusqu’à la porte de l’arsenal, me léchait les mainset s’en retournait tristement chez le cabaretier pour s’en revenirau poste le lendemain.

« Cela dura deux ans ; moi, du moment que je pouvaisvoir mon chien, et que je ne buvais plus de l’eau-de-vie, j’étaisun brave homme et je faisais un bon forçat. Je travaillaiscomme un cheval, je ne désobéissais jamais, tout m’allait. Jamaisje n’avais été puni. Il y avait un adjudant qui m’avait pris enamitié ; il raconta l’histoire du chien à M. Rignault, lecommissaire, un bon commissaire, celui-là, et juste comme le bonDieu.

« Le commissaire prit le chien, comme si c’était à lui, etje pus voir mon pauvre Tobby tout le jour. Le soir, il couchaitdans une écurie, sur de la bonne paille et, en y songeant, je netrouvais plus le lit de mon tollard trop dur. Mais il y ade la déveine en toutes choses, allez !

« On m’accoupla, au bout de six mois, avec un autrecamarade qui était une mauvaise tête, et souvent il lui fallait dubâton. Un jour que nous étions au chantier, il répondit mal àl’adjudant. L’adjudant leva son bâton. Tobby était à deuxpas ; il crut que le bâton allait retomber sur mes épaules, etil se jeta sur l’adjudant et le mordit. Alors l’enfer commença.L’adjudant prit le chien en haine et moi aussi. Tobby recevait descoups de pied et des coups de bâton à chaque instant, et moij’étais puni, sans avoir quelquefois fait autre chose que menacerl’adjudant de me plaindre au commissaire.

« Oh ! la canaille d’adjudant ! murmura leforçat. Je me ferais faucher en riant si je pouvais le tuer. Car ila tué mon chien, voyez-vous… Et savez-vous comment ? Nous nesommes pas des saints, ici, mais pas un de nous n’aurait eu cetteidée.

« Un matin, je m’aperçus que le chien était triste. Il nevoulait pas manger, mais il buvait beaucoup. Tout le jour il butqu’on eût dit qu’il avait des charbons dans le gosier. Le lendemainil était tout enflé et refusait la moindre nourriture. Le joursuivant il mourut. On lui avait fait avaler, dans de la viande, despetits morceaux d’éponge frite ! L’éponge s’était gonflée etl’avait étouffé. Et comme je pleurais sur le cadavre de mon chien,l’adjudant, qu’on appelait Massolet, se mit à rire, et le soir, ilconta la chose aux camarades.

« Le lendemain, en allant à la fatigue, je pris mes fers àdeux mains et j’essayai de l’assommer. Mais on vint à son secours,et mon affaire était bonne si le commissaire n’avait su la vérité.J’en ai été quitte pour trois ans de double chaîne, car au terme ducode des chiourmes, je pouvais être fauché. Le commissaire arenvoyé Massolet, mais il est rentré dans l’administration, et j’aiappris qu’il était à Brest. Alors j’ai fait tout ce que j’ai pupour me faire envoyer à Brest, mais on se méfiait, et je suis restéici. Seulement, si jamais il revient…

Le forçat fut interrompu par l’arrivée d’un nouveaupersonnage ; car les autres forçats avaient écouté son récitavec un religieux silence. Ce personnage, c’était le conteur enretard, c’est-à-dire le Cocodès.

– Ah ! te voilà ! fit Milon ; tu ne vienspas à l’heure, camarade, et on se passe joliment de toi.

– Voilà, voilà, dit le Cocodès, j’y suis :Rocambole, acte premier, scène première…

– Va te promener, dit Milon, nous n’avons plus besoin detoi pour savoir l’histoire de Rocambole.

– On vous l’a dite ?

– On nous en a touché deux mots, mais on nous la dira plusen détail.

– Qui donc ça ? fit le Cocodès d’un ton plein d’ironieet de dédain.

– Moi, répondit Cent dix-sept. Et il fixa le jeunehomme.

Celui-ci tressaillit sous le poids de ce regard clair et froid,et subit tout à coup une fascination étrange et mystérieuse. AlorsCent dix-sept se leva et dit au Cocodès :

– Je ne t’ai jamais rien demandé, moi.

– Ça, c’est vrai.

– Me rendrais-tu un petit service ?

– Comment donc, cher ? fit le Cocodès flatté.

– Viens jaser par ici, alors… Et il l’emmena hors de lacarène.

Milon suivait à longueur de leur chaîne commune.

– Mon petit, dit Cent dix-sept, tu vas chaque jour àl’hôtel de France voir cette dame en question ?

– Oui.

– Est-ce une femme intelligente ?

– Je le crois, camarade, dit le Cocodès avec orgueil.

– Je voudrais la charger d’une commission pour Paris.

– Donnez-la-moi, en ce cas.

– Non, je la lui donnerai moi-même. Le Cocodès ouvrit degrands yeux.

– Mais, dit-il, où la verrez-vous ?

– Chez elle… à l’hôtel de France.

– Mais vous ne pouvez quitter le bagne, vous !

– Cela ne te regarde pas, dit froidement Cent dix-sept. Laverras-tu aujourd’hui ?

– Oui.

– Eh bien, dit tranquillement Cent dix-sept, annonce-lui mavisite. Le Cocodès regarda Cent dix-sept et le crut fou.

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