La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 2

 

Le Cocodès s’exprima ainsi :

– Rocambole, drame en cinq actes et unprologue[1] .

« Le prologue se passe trois ans avant l’action, dans lamaison d’un vieux bonhomme qu’on appelle le marquis de Chamery.C’était Machanette qui jouait le bonhomme.

« Or, voici la chose : Le marquis de Chamery est trèsriche. Il a un fils qui est perdu, et longtemps il a cru que sonfils n’était pas son fils. Il y a là-dessus toute une histoire. Cequi fait qu’il a vendu tous ses biens et qu’il a voulu ledéshériter. Mais, comme le vieux se sentait près de mourir, il areçu une lettre de son ancien ami le duc de Sallandrera.

« Il paraît que M. de Chamery soupçonnaitM. de Sallandrera d’avoir aimé sa femme autrefois ;M. de Sallandrera, dans sa lettre, offrait àM. de Chamery pour son fils la main de dona Carmen, safille. Alors, convaincu que son fils est bien son fils, le marquisfait venir un notaire.

– Pour faire son testament ? interrompit le bonnetvert.

– Non, pour lui confier sa fortune et ses papiers, au moyendesquels il doit retrouver son fils et le mettre en possessiond’une fortune de près de six millions.

« Mais, continua le Cocodès, il faut vous dire que dans cetemps-là, à Paris, il y avait une association de la haute pègre,comme vous dites, vous autres, camarades, et que cette associations’appelait le Club des Valets de cœur.

– Un joli nom ! fit le bonnet vert en faisant claquersa langue.

– Les Valets de cœur, poursuivit le Cocodès, pillaient,volaient, assassinaient et mettaient la police sur les dents.Partout où ils avaient fait un coup, on trouvait une carte, etcette carte, comme bien vous pensez, c’était un valet de cœur.

– Ce qui fait, observa un des loustics de la bande, quelorsque la police arrivait, elle pouvait faire un lansquenet.

– Elle n’avait pas autre chose à faire, reprit le Cocodès,attendu que les Valets de cœur, et surtout leur chef César Andréa,étaient introuvables.

– César Andréa ? dit un forçat jusque-làsilencieux ; il me semble que j’ai connu ça.

– Mais puisque c’est une pièce qu’on nous raconte,imbécile ! dit Milon le colosse.

– Ça pourrait être une pièce historique, dit leParisien.

– Si vous m’interrompez toujours, je n’en finiraijamais.

– On t’écoute, on t’écoute ! Hardi ! Cocodès,dirent plusieurs voix. Le Cocodès poursuivit :

– Or donc, le notaire arrive, il renvoie la servante, unevieille femme qui garde le marquis, et il reste seul avec ledomestique mâle. Le domestique s’appelle Valentin pour le marquis,Venture pour le notaire.

– Comment ! il a deux noms ?

– Oui, comme le notaire ; attendu que ce notaire-làn’est autre que César Andréa, le chef des Valets de cœur.

– Ah ! bravo ! bravo ! s’écrièrent tous lesforçats.

– Valentin est un Valet de cœur déguisé. Le bonhommeChamery raconte son histoire au faux notaire, lui ouvre soncoffre-fort, et lui fait voir son argent.

« Puis, comme il se trouve mal, on le reconduit dans sachambre, et Valentin lui prend au cou la clé du coffre etrevient.

« Alors, César Andréa et Valentin ne perdent pas detemps ; ils ouvrent le coffre et ils vont tout rincer, lorsquele vieillard, qui a entendu du bruit, revient en se traînant et lesappelle « filous ! »

– Pauvre bonhomme ! ricana le bonnet vert.

– Alors, continua le Cocodès, Valentin et César Andréa sejettent sur lui, le repoussent dans sa chambre, après avoir éteintles lumières, et se mettent en devoir de lui faire son affaire. Lethéâtre reste vide, et il fait nuit : mais voilà qu’on entendle bruit d’une vitre coupée, un bras passé ouvre la croisée, et unjeune homme en blouse et en casquette saute sur la scène. C’étaitTaillade qui jouait ce rôle-là.

– Un crâne acteur ! observa le Parisien, qui étaitjadis un fidèle habitué du boulevard du Temple.

– Ce garçon-là, poursuivit le Cocodès, travaillait pour soncompte ! Il tire une allumette de sa poche, passe la revue deslieux, aperçoit le coffre-fort tout ouvert et y court. Mais voilàque César Andréa sort de la chambre, où il vient d’étrangler levieux bonhomme. Il se jette sur le gamin, le terrasse, lève unpoignard sur lui et va le tuer, quand Valentin sort à son tour, unflambeau à la main.

« – Arrêtez ! maître ! s’écrie-t-il, c’estRocambole !

« Tableau, le rideau baisse.

– Qu’est-ce que vous pensez de cela, Cent dix-sept ?demanda Milon, qui n’avait pas perdu un mot du récit deCocodès.

Un sourire vint aux lèvres du mystérieux forçat :

– Je pense, dit-il, que c’est très bien arrangé.

Et il retomba dans son silence dédaigneux et apathique. LeCocodès, qui tenait à marquer les entractes, garda le silencependant quelques minutes.

– Petit, dit le bonnet vert, tout à l’heure tu vas entendrele coup de sifflet des argousins, faut te dépêcher.

– M’y voilà, dit le Cocodès, je passe au premier acte. Noussommes à Belleville, dans une manière de cité où il y a plusieurslocataires. D’abord, un avocat qui ne plaide guère et se chicaneavec sa propriétaire, Mlle Tulipe, un beau brin defille, ce qui est une manière de lui faire la cour. Ensuite, unpeintre qu’on appelle M. Armand, et qui donne des leçons dedessin à une demoiselle du grand monde, don Carmen de Sallandrera,la fille de ce seigneur espagnol dont on a parlé au prologue.M. Armand, en partant pour donner sa leçon, fait sesconfidences à son ami l’avocat. Il aime sa belle élève, et iln’aime plus Mme Baccarat, une femme très bellequ’on voit aux courses et dans les avant-scènes des théâtres. Puisil y a encore, dans cette cité, maman Fipart et sa nièce Cerise.Maman Fipart est une brave femme qui a bien du chagrin, vu qu’ellea un mauvais sujet de fils qu’on appelle Joseph, et qui est devenuvoleur sous le nom de Rocambole.

– Tiens ! observa le Parisien, voyez donc comme ças’enchaîne !

Le Cocodès continua :

– Si maman Fipart a du chagrin, sa nièce Cerise est biencontente, attendu qu’elle va épouser un brave garçon qu’on appelleJean, et qu’elle lui apporte en dot ses économies, six centsfrancs.

« Tandis que M. Armand fait ses confidences à son amil’avocat, arrive un Anglais, un gentleman, sir Williams. Il vientcommander un tableau à M. Armand, mais c’est histoire de lefaire jaser ; M. Armand ignore son nom, sa naissance, etquand il est parti donner sa leçon, le gentleman respire et sedit : « Il ne sait rien. »

– Bon ! observa le Parisien, je devine la chose, monbonhomme. J’ai assez vu de mélodrame pour savoir comment ça segouverne. Armand est l’enfant perdu de M. de Chamery.

– Justement, dit le Cocodès.

– Et le gentleman sir Williams pourrait bien être CésarAndréa, le chef des Valets de cœur.

– Si tu devines tout, fit le Cocodès avec humeur, c’est pasla peine que je raconte !

– Mais si, mais si, dit un autre bonnet vert, tais-toi,Parisien. Continue, Cocodès.

– Donc, reprit ce dernier, quand Armand est parti à saleçon et l’avocat à ses procès, le gentleman veut s’en aller aussi.Mais on entend un bruit de grelots, c’estMlle Baccarat qui allait aux courses de Vincenneset qui s’est détournée de son chemin pour venir voir son cherArmand, qui la néglige quelque peu.

« « Miss Baccarat ! » dit l’Anglais.« Sir Williams », dit cette femme, qui le reconnaît. Oncause. Arrivent Cerise et puis Tulipe, la propriétaire. Toutes deuxtrouvent en elle leur ancienne camarade d’atelier.

« Baccarat désolée de ne pas voir Armand laisse un mot pourlui et part pour les courses avec sir Williams.

« Le futur de Cerise vient faire sa demande. On l’agrée, ilva acheter des gants. Mais voici que l’avocat revient, et ilannonce à Mme Fipart que son fils a volé et que, sion ne donne pas six cents francs pour désintéresser le plaignant,Rocambole ira en prison.

« Lorsque Jean revient avec ses gants, Cerise pleure et luidit :

« – Nous ne pouvons plus nous marier. J’ai donné mon argentpour sauver mon cousin, et je n’ai plus de dot.

« Jean se met à pleurer.

– Et moi aussi, interrompit le bonnet vert, je crois bienque j’y vais de ma larme.

– Mais, poursuivit le Cocodès, Jean tire deux lettres de sapoche, que le concierge lui a remises.

« L’une est pour maman Fipart, l’autre pourM. Armand.

« La première est de Rocambole.

« Il écrit à sa mère qu’il s’en va aux Indes faire fortuneet tâcher de se réhabiliter.

« L’autre, adressée à M. Armand, lui apprend que, s’ilveut aller à Marseille, il y trouvera un ami de sa famille, ledocteur Gordon, qui lui révélera son nom et le mettra en possessionde sa fortune.

« Or, pendant que M. Armand jette un cri de joie, lapauvre mère Fipart laisse échapper un cri de douleur et le rideaubaisse.

– Eh bien ! Cent dix-sept ? fit Milon.

– Il faut voir la suite, répondit d’un ton bref le forçattaciturne. Mais en ce moment, le sifflet des argousins se fitentendre. L’heure du repas était passée et le travail rappelait lescondamnés.

La légion des réprouvés se leva comme un seul homme, et onentendit le cliquetis lugubre des fers heurtant les fers.

– Moi, dit Cocodès, je suis malade et je retourne àl’hôpital. Demain, si vous le voulez bien, nous entamerons lesecond acte.

Et il s’en alla, tandis que la grande fatigue reprenaitsa proie humaine.

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