La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 20

 

La chaloupe eut autant de peine à aborder le navire que, tout àl’heure, les deux nageurs à se hisser dans la chaloupe.

On lui lança des cordes, et Cent dix-sept parvint le premier àsauter sur l’échelle de tribord. En haut de l’échelle retentit uncri de joie. À la lueur du fanal de poupe, il vit un petit moussequi lui jeta ses deux bras autour du cou en disant :

– Ah ! vous êtes enfin sauvés !

– Tous, fit Cent dix-sept qui vint avec calme baiser aufront Vanda la Russe.

Car c’était elle qui avait repris son déguisement de marin. Ettandis que les trois autres forçats montaient à bord, elle luidit :

– Voilà votre navire, maître. Le capitaine vous attendaitpour vous en remettre le commandement.

Alors un homme s’approcha et salua Cent dix-sept. C’était unvieux marin à visage basané.

– C’est un Maltais, dit Vanda ; il ne sait pas un motde français.

– Tant mieux ! répondit Cent dix-sept, nous pourronscauser à l’aise. Et il adressa la parole au Maltais en italien.

– La mer est mauvaise, n’est-ce pas ? lui dit-il.

– Oui, maître, répondit le capitaine.

– Pourrons-nous être hors de la vue des côtes avant lejour ?

– Je ne crois pas ; mais, ajouta le Maltais, je suissorti du port de Toulon hier soir, à l’entrée de la nuit. Mespapiers sont en règle et nous naviguons sous pavillonbritannique.

– C’est bien ! fit Cent dix-sept.

Et il descendit dans la cabine qu’on avait préparée pour lui.Vanda le suivit.

– Eh bien ! lui dit-il alors, ai-je tenu mapromesse ?

– Oui, répondit-elle en s’agenouillant devant lui comme uneesclave. Je vous obéirai et vous suivrai partout.

– Sais-tu où nous allons ?

– Peu m’importe !

– En Italie d’abord, puis…

– À Paris ? fit-elle avec un sentiment d’effroi.

– Il le faut bien, répondit-il avec un accent mélancolique,c’est là que me pousse la destinée.

Elle se courba plus encore devant cet homme qui la dominait sicomplètement.

– Maître, dit-elle, je vous ai dit mon histoire. Medirez-vous jamais la vôtre ?

– À quoi bon ? fit-il.

Puis il leva les yeux vers le sabord au travers duquel onapercevait le ciel sombre et tourmenté, dans lequel galopaient lesnuages comme une fantastique armée en déroute, et pendant une oudeux secondes, il parut évoquer les fantômes de ce passé mystérieuxet formidable qui pesait sur lui.

Alors saisissant une des mains de la jeune femme :

– Eh bien ! écoute, fit-il. Je suis peut-être pluscriminel que l’homme que tu as pleuré si longtemps. J’ai étévoleur, j’ai été assassin, fils dénaturé, ami pervers ; j’aimérité cent fois la mort ; mais un jour, dans mon cœur souillépar tous les vices, corrompu par toutes les hontes, Dieu a laissétomber un sentiment honnête, comme brille parfois une étoile aumilieu de la tempête.

« T’a-t-on jamais dit l’histoire du forçat Cognard, cebrillant comte Pontis de Sainte-Hélène, qu’un compagnon de chaînereconnut un jour à la tête de sa légion, la poitrine couverte dedécorations et de crachats ?

« Cet homme avait volé un homme, et sous ce nom, il étaitdevenu brave et il avait conquis l’estime de tous.

« Comme lui j’avais volé un nom.

« Pendant trois années, sous ce nom volé, j’ai ébloui Parisde mon luxe, de mon esprit et de ma bravoure. J’avais l’épée à lamain comme un vrai gentilhomme ; j’ai failli devenir grandd’Espagne.

« Deux saintes femmes m’ont aimé, idolâtré sous ce nom. Lamère et la sœur de l’homme dont j’avais pris le nom. Et ces deuxfemmes, j’avais fini par les aimer comme si l’une eût été ma mère,comme si l’autre eût été ma sœur. La première est morte, mais… laseconde…

« La seconde vit encore, et celle-là, je crois que jedonnerais tout mon sang pour elle.

– Mais, dit Vanda, elle a su votre condamnation ?

– Non, dit Cent dix-sept. Cependant on a retrouvé son vraifrère ; mais ce frère, elle ne l’a jamais revu ; mespersécuteurs, ceux qui m’ont démasqué, si cruels qu’ils aient étépour moi, ont eu pitié d’elle. Tandis qu’on m’envoyait au bagne, levrai frère partait pour les Indes avec la femme que, moi, j’avaisvoulu épouser. C’est là qu’il est encore.

– Et vous ne l’avez jamais revue ? demanda la jeunefemme russe avec émotion.

– Si, une fois, au bagne de Cadix, en Espagne, où d’abordon m’avait jeté et où la justice française est venue meréclamer ; mais j’étais défiguré, méconnaissable, et ellepassa auprès de moi sans me reconnaître.

« Je venais de me casser la jambe et je souffrais comme undamné.

« – Pauvre homme ! dit-elle en passant.

« Oh ! murmura Cent dix-sept, il y a dix ans de cela,mais j’ai pleuré des larmes de sang depuis ces dix années… Pauvresœur !…

– Et vous voudriez la revoir ?

– Si je le voudrais ! Ah ! peux-tu endouter ! Je voudrais être assez méconnaissable pour qu’on nepût me reconnaître ; mais, en même temps, vivre auprès d’elle,sous un nom et un visage d’emprunt, ce serait mon rêve. Et, certes,il faut bien que j’aie appris enfin la vérité pour songer àcela.

– Qu’avez-vous donc appris ?

– Que son véritable frère, heureux aux Indes, ne songe pasà en revenir.

– Et il lui a écrit ?

– Oui, et, pour elle, l’homme qui lui écrit, c’est moi.

– Et depuis quand savez-vous cela ?

– Depuis huit jours seulement, et c’est pour cela que,pendant dix années, j’ai cru qu’elle me méprisait ; que soncœur, ouvert au véritable frère, était plein de honte et de dégoûtpour moi.

« Pendant dix ans, je suis demeuré au bagne, n’osant mêmesonger à une évasion, moi qui, tu le vois, me suis échappé sifacilement cette nuit. Depuis huit jours, je sais que l’homme dontj’avais pris le nom est toujours aux Indes et qu’elle ne l’a jamaisvu. Comprends-tu ?

– Oui, murmura-t-elle pensive.

Cent dix-sept fut interrompu par Milon, qui descendit en toutehâte :

– Maître ! maître ! dit-il, la mer est de plus enplus mauvaise… Les matelots ont peur que nous ne soyons rejetés àla côte.

– Allons donc ! répondit Cent dix-sept.

Et il courut en toute hâte sur le pont, arracha le porte-voix auvieux marin, monta sur le banc de quart et commanda lamanœuvre.

Pendant le reste de la nuit, cet homme qui, la veille encore,était chargé de chaînes, domina la tempête et lutta corps à corpsavec elle.

Au matin, comme la pluie cessait, le vent s’apaisa et le jourparut. Dans le lointain, au nord, les roches blanches qui dominentToulon apparaissaient estompées par la brume. Quatre coups de canonretentirent à cinq minutes d’intervalle, et le bruit desdétonations arriva jusqu’aux oreilles de Cent dix-sept et de sescompagnons.

– Un pour moi, dit-il en souriant, et sans descendre de sonbanc de quart, un pour Milon, un pour le bourreau, et le quatrièmepour le patient.

« On s’aperçoit au bagne de notre évasion, mais il est unpeu tard.

– Ô maître ! dit Milon, vous qui arrêtez le fer prêt àtrancher une tête, vous qui dominez les colères de la mer, qui doncêtes-vous ?

– Qui donc es-tu, démon, fit la jeune femme, toi dont leregard pénètre jusqu’au fond de mon âme et me bouleverse ?

– Maître, murmura le condamné, qui donc êtes-vous, etqu’ai-je donc fait pour que vous m’arrachiez àl’échafaud ?

– Et moi, maître, dit à son tour le bourreau, moi à quivous avez tendu la main, oserai-je vous demander votrenom ?

– Attendez ! dit Cent dix-sept.

La tempête s’était calmée ; le deux-mâts, à la voix de sonjeune capitaine, se couvrit de toile et se mit à courir ventarrière. Puis, quand les côtes de France eurent disparu dans labrume du matin, alors un sourire vint aux lèvres de Centdix-sept :

– Vous voulez savoir mon nom ? dit-il. Je m’appelleRocambole !

Et le deux-mâts continua sa course vers la haute mer.

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