La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 14

 

– Maître, disait Milon le lendemain, un peu avant que lacloche du bagne répondît au coup de canon de l’arsenal, maître, lejour n’approche-t-il pas ?

– Il approche, répondit Cent dix-sept.

Comme Noël le forgeron libre, Milon appelait son compagnon dutitre respectueux de maître.

– Mais quand viendra-t-il ? demanda Milon.

– Cela dépend.

Le colosse soupira.

– C’est que, dit-il, les petites ont bien besoin de moi, jevous assure.

– Sois calme, dit le forçat, le jour de la délivrance estproche.

La cloche se fit entendre ; les adjudants entrèrent etdélivrèrent les forçats du ramas ; on distribua le vin et lesrations, et le départ pour la fatigue s’effectua.

L’escouade à laquelle appartenaient les deux forçats travaillaitalors sur une goélette qui se trouvait dans le port, en compagnied’ouvriers libres. Le bonnet vert, l’homme au chien, en faisaitpartie.

Libre depuis la veille au matin, il avait tenu sa parole.

L’adjudant Massolet avait passé plusieurs fois auprès de lui, etle vieux forçat s’était contenté de détourner la tête.

Au repos du midi, les condamnés s’étaient couchés sur le pont dela goélette qui était désemparée. Les uns fumaient, les autres, lesyeux fixés sur la nue, suivaient distraitement les évolutions d’unpetit clipper américain qui courait des bordées au large. D’autresencore avaient tiré du fond de leur bonnet un jeu de cartesgraisseuses, et entamé une partie dont leurs maillons étaientl’enjeu.

– Ah ! disait tristement le Parisien, le Cocodès neviendra pas nous trouver ici, et nous n’aurons pas d’histoiresaujourd’hui.

– Il le pourrait, qu’il ne viendrait pas, dit un autre.

– Pourquoi ?

– Il a du chagrin.

– Est-ce que la belle dame est partie ?

– Précisément.

– Si vous êtes bien sages, dit Cent dix-sept, je vousdirai, moi, la vraie histoire de Rocambole.

– Bravo ! bravo ! Voyons l’histoire !s’écrièrent plusieurs voix en même temps.

– Attendez donc un moment !…

Et le forçat, qui s’était fait un abat-jour et une sorte delunette d’approche de sa main, suivait attentivement des yeux lesmanœuvres du clipper américain qui rentrait en rade.

– Est-ce que ce navire vous intéresse ? dit Milon.

– Oui.

– Pourquoi donc ?

– Je ne sais pas. Mais il me plaît, et j’aimerais asseznaviguer dessus.

– Cette farce ! dit le Parisien. Est-ce comme passagerou comme commandant ?

– Je préférerais être commandant.

L’escouade se mit à rire bruyamment. Un adjudant qui sommeillaità quelques pas, appuyé aux bastingages, s’éveilla de mauvaisehumeur.

– Tas de gibiers de potence ! dit-il, allez-vousbientôt finir votre train ? Cet adjudant, c’était Massolet.L’homme au chien ne sourcilla pas. Massolet était revenu de Brest,plus dur et plus farouche qu’il n’avait jamais été. Il se leva,brandit son gourdin et ajouta :

– Je vous préviens que si vous ne vous tenez pastranquilles, je vous ferai sur les épaules une jolie friction.

Un peu d’écume blanche frangea le bord des lèvres de l’homme auchien. Mais Cent dix-sept le regarda et il ne broncha pas. La merétait calme comme un immense miroir, le petit clipper continuaitses ébats dans la rade.

– Mes enfants, dit tout bas Cent dix-sept, il n’est pascommode, le nouveau. Je ne veux pas faire connaissance avec songourdin et je vous parlerai de Rocambole une autre fois.

Cent dix-sept retomba dans son mutisme, et le repos de midis’acheva tristement.

Vers cinq heures, les forçats quittèrent la goélette pourretourner travailler à terre dans l’arsenal. Un brick de guerrerusse venait d’entrer dans le port militaire et son commandantavait envoyé une chaloupe à terre. Une douzaine de matelots, unofficier et un mousse la montaient. Le mousse regardaitcurieusement les forçats.

Cent dix-sept dit à Milon :

– Regarde ce mousse.

– Eh bien ?

– C’est elle.

Milon écarquilla ses yeux et ne put réprimer un geste desurprise :

– Maître, dit-il, je crois que vous êtes sorcier.

Une moitié de l’équipage de la chaloupe avait la permission dedébarquer. Le mousse était du nombre.

Comme les marins russes passaient au milieu des forçats, Centdix-sept poussa un cri guttural qu’il fit suivre de cemot :

– Stoy ! c’est-à-dire :Arrête !

Le mousse se retourna et joua l’étonnement.

– Vous savez donc le russe ? fit Milon.

– Je parle toutes les langues.

Le mousse, de plus en plus curieux, s’approcha, et Milon putl’examiner à l’aise.

C’était, à première vue, un garçon de quinze ans, aux cheveuxblonds nattés par-derrière et s’échappant à profusion de sonchapeau ciré.

– Le diable lui-même n’y comprendrait rien ! murmuraMilon, qui ne pouvait s’imaginer que cet enfant et la belleAnglaise de l’avant-veille ne faisaient qu’une seule et mêmepersonne.

Les argousins, partageant le sentiment de curiosité qui s’étaitemparé des forçats à la vue des marins russes, s’étaient un peurelâchés de leur surveillance.

Le mousse s’approcha de Cent dix-sept et des autres forçats.

– Puisque tu sais le russe, dit le Parisien, qui étaitgoguenard, demande-lui donc des nouvelles de Sébastopol.

Cent dix-sept dit au mousse, en langue russe :

– As-tu apporté l’outil ?

– Oui, répondit le mousse dans la même langue. Vous avezordonné, maître, et je suis venue.

– Que dit-il, fit le Parisien.

– Il dit, répondit Cent dix-sept, que s’il n’y avait eu quedes fainéants comme toi pour prendre Sébastopol, ils seraientencore devant.

Et Cent dix-sept tourna le dos au Parisien. Puis il dit encoreau mousse.

– La goélette est-elle prête ?

– Oui, maître.

La voix du mousse tremblait légèrement.

– As-tu donc peur ? fit le forçat.

– Oui, pour ce malheureux que nous allons pousser àcommettre un crime.

– Mais non, dit Cent dix-sept. Voilà où tu te trompes.

– Comment ?

– Dans huit jours, l’homme au chien, quelque précautionqu’on prenne, aura tué l’adjudant. Alors on le condamnera àmort ; et comme nous ne serons plus ici, nous ne pourrons lesauver.

– Mais êtes-vous certain de le sauver, vous ?

– Il le faut bien, répondit froidement Cent dix-sept.

– Ah !

– Car il faut que tu saches que je peux ce que je veux,ajouta le forçat.

Un argousin donna un coup de sifflet.

– Hé, gare à tes épaules, Cent dix-sept ! dit leParisien.

L’argousin s’approcha. C’était encore Massolet. L’écume reparutaux lèvres du bonnet vert, dit l’Homme au chien.

Le mousse, en voyant l’argousin s’approcher, lui dit en mauvaisfrançais :

– Pardonnez-moi, mais il vient de me parler ma languematernelle et ça m’a rappelé mon pays.

En parlant ainsi, il se jeta au cou du forçat et l’embrassa avecla gentillesse d’un enfant. L’argousin répondit par un coup debâton qui tomba sur les épaules de Cent dix-sept, et le mousses’éloigna et rejoignit les marins russes.

Mais en embrassant le forçat, il avait eu le temps de luiglisser quelque chose dans sa vareuse entrouverte.

– Ah ! tu sais le russe, toi ? fit Massolet quiavait pour Cent dix-sept une haine instinctive.

Et il lui appliqua un vigoureux coup de bâton.

– Vous êtes méchant, lui dit le forçat avec douceur.

Et il se remit à l’ouvrage. Alors, que se passa-t-il ? Nulne le sait au juste ; mais, sur un signe de Cent dix-sept, lescouples se rapprochèrent peu à peu ; le bonnet vert finit parse trouver auprès de Cent dix-sept, qui lui dit :

– Es-tu toujours décidé ?

– Oui.

– Songe que tu seras fauché ?

– Cela m’est égal.

Et il lui glissa dans la main l’objet que le mousse lui avaitmis dans sa vareuse. Or, cet objet n’était autre qu’un long couteaucatalan à lame pointue.

– Je vais lui trouver un joli fourreau ! murmura lebonnet vert, dont les yeux projetèrent une flamme sombre et dontles lèvres frangées d’écume eurent un rire sauvage.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer