La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 5

 

– Vous n’avez pas connu la marque et, à l’exception de l’unde vous, personne ne se souvient de la chaîne et de cette sinistreopération qui précédait son départ, et qu’on appelait laparade…

« On vous rivait un anneau au cou d’un coup de marteau, aurisque de vous broyer la tête. Puis, une chaîne passait dans cetanneau et se reliait à l’anneau de tous les autres. C’était commeune horrible tresse de fer et de chair humaine qui ne devait plusse séparer jusqu’au bagne. Quand le hideux cordon était prêt, lesportes de Bicêtre tournaient sur leurs gonds avec un bruit lugubre,et soudain le peuple, qui attendait, poussait une immense clameur.Les repris de justice, les chevaux de retour, comme nous disons,entonnaient alors le chant du départ, une Marseillaise desténèbres, dont le refrain disait : La pègre ne périrapas !

« Les autres, ceux qui pour la première fois faisaient levoyage, essayaient de baisser la tête et de se dérober auxregards.

« Ah ! vous parlez du bourreau qui tue, et dugarde-chiourme qui bâtonne, et de nos fers qui meurtrissent noschevilles, et de nos longues souffrances, que chaque jour ramène,qu’est-ce que cela ?

« Ceux qui ne sont pas sortis de Bicêtre avec la chaîne,bétail humain conduit par des démons, n’ont pas souffert… Si vousles aviez vues là, ces cent mille têtes hurlantes, grimaçantes, cescent mille têtes de femmes, d’hommes et d’enfants qui venaientinsulter les condamnés et les accompagnaient pendant deux ou troislieues de leurs vociférations et de leurs menaces !

« Il y avait de tout dans cette foule : des femmes demauvaise vie et des hommes qui vivaient aux dépens de ces femmes,et des gens en habit noir qui n’avaient plus de souliers et desenfants demi-nus, et des vieillards aux cheveux blancs souillés parla débauche et aussi d’honnêtes ouvriers qui ne savaient pas que lavue du crime porte malheur.

« Et quand, parmi les condamnés vulgaires, il y avait ungrand coupable arraché à la haute classe de la société, un médecin,un notaire, un avocat, il fallait les entendre hurler !…

« – Où est-il ? Où est-il ? demandait-on.

« Moi, j’étais le banquier.

« Quand les portes de Bicêtre s’ouvrirent devant moi, unrégiment faisait la haie et était impuissant à maintenir la fouleavide. Le convoi n’allait pas à Brest ; il se dirigeait surToulon, et il passait sur la route de Fontainebleau, au milieu duvillage de Choisy-le-Roi. Or, savez-vous quel était ce village,pour moi ?

« C’était celui où j’avais caché ma malheureuse femme.C’était en été, au mois d’août. La chaîne était partie à quatreheures du matin, et il en était six lorsque nous entrâmes dansChoisy.

« – Halte ! cria tout à coup le capitaine.

« Et il ordonna le silence, et les chansons obscèness’éteignirent. Plusieurs de nous-mêmes se découvrirent.

« La chaîne, l’horrible chaîne de chair humaine se croisaitavec un enterrement. Deux bières portées à bras se suivaient,escortées par une foule recueillie, tandis que la cloche del’église du village tintait tristement. La première étaitrecouverte d’un drap noir, l’autre d’un drap blanc.

« C’étaient les bières d’une grande personne et d’unenfant.

« Derrière la première, une femme sanglotait, je lareconnus ; c’était la vieille parente à qui j’avais confié mafemme, et je compris tout. Tandis que j’allais au bagne, on portaitau cimetière ma femme et mon enfant, que je n’avais pas mêmevu.

Ici le vieux forçat pleura de nouveau et nul n’osa interromprele cours de cette épouvantable douleur.

Le garde-chiourme s’approcha. Par extraordinaire, cet hommeavait une âme sensible. Il prit le vieux forçat par le bras.

– Allons ! papa, dit-il, ne pleurez pas… vous êtes aubout… Vous les rejoindrez bientôt.

Et il l’emmena loin des autres condamnés ; car depuislongtemps le vieillard était à la demi-chaîne.

– Voilà que je me sens le cœur tout plein de l’histoire duvieux, dit le Parisien. Si le Cocodès venait maintenant, je croisqu’il ferait un tour, comme on dit en langage de théâtre.

– Ah ! tu crois ? dit Cent dix-sept, qui n’avaitpas encore ouvert la bouche.

– Pardine, répondit le Parisien, les inventions de ceux quifont des pièces n’iront jamais à la cheville des drames de la vieréelle, et c’est une pièce que le Cocodès nous racontait hier.Rocambole, drame en cinq actes… à preuve !

– Tu as raison, dit Cent dix-sept, mais n’a-t-on pas faitune pièce avec Cartouche ?

– Oui.

– Avec Mandrin ?

– Aussi.

– Cartouche et Mandrin ont pourtant existé…

– Mais Rocambole ?…

– Rocambole pareillement. Je l’ai connu.

– Et tu sais son histoire ?

– Oui.

Et Cent dix-sept ajouta, avec un sourire :

– Non point son histoire arrangée pour le théâtre, maisbien son histoire vraie.

– Tu nous la diras, alors, fit le bonnet vert.

– C’est possible, un jour où je serai de belle humeur.

– Mais enfin, qu’était-ce que Rocambole ?

– Un enfant de Paris, un vagabond qui, ainsi que vous l’adit le Cocodès, parvint à s’incarner dans la peau d’un marquis deretour de l’Inde.

– Et ce marquis était riche ?

– Il avait plusieurs millions.

– Et Rocambole parvint à se faire passer pourlui ?

– Pendant trois ans.

– Alors, ce marquis était mort ?

– Non, il vivait.

– Mais il n’avait ni amis ni parents ?

– Il avait une mère, une sœur.

– Et… cette mère ?

– Elle s’y trompa. Elle adora Rocambole.

– Et… la sœur ?

À cette question, Cent dix-sept tressaillit.

– La sœur, dit-il, elle aima Rocambole comme elle eût aiméson véritable frère, et Rocambole l’aima.

– D’amour ?

– Non, comme si elle eût été sa sœur. Un nuage passa sur lefront du forçat.

– Mais qu’est-ce que ça peut vous faire, tout ça,vraiment ? demanda-t-il.

– Nous voulons savoir, dit Milon. Cent dix-sept haussa lesépaules.

– Je ne suis pas en train de raconter, dit-il.

– Mais enfin, reprit le bonnet vert, est-il mort, ou est-ilvivant, ce Rocambole ?

– Je ne sais pas, dit Cent dix-sept.

Puis il regarda Milon d’un air qui voulait dire :

– Tous ces gens-là m’ennuient ; allons-nous-en !Milon se leva.

– Voulez-vous nous promener, compagnon ? dit-il.

– Allons ! dit Cent dix-sept. Et ils s’éloignèrent dela carène.

– Vous me la direz, n’est-ce pas ? reprit Milon.

– Quoi donc ?

– L’histoire de Rocambole.

– Oui, répondit le forçat.

Et il retomba dans son mutisme.

Ils se promenèrent environ un quart d’heure, puis forcément,fatalement, ils revinrent vers le groupe de forçats. C’était lebonnet vert, celui qui, après le vieux forçat, était le seul quieût connu la chaîne, qui venait de prendre la parole :

– Moi, disait-il, je crois l’avoir dit, j’étais cocher. Jen’ai jamais aimé que deux êtres au monde : un cheval et unchien. Le cheval est mort et j’en ai pleuré ; le chien aussi…Ah ! ce n’est pas des larmes que j’ai versées pour ce dernier,c’est du sang !

Il promena autour de lui un regard farouche.

– Si vous saviez cette histoire, reprit-il, elle vousferait peut-être autant d’effet que celle du capitaine…

Et comme on le regardait avec curiosité :

– Tenez, voici vingt ans que je suis ici, et il y en a dixque je vis avec une suprême espérance, c’est que le bourreau de monchien mourra de ma main.

– Qui donc l’a tué ?

– Un garde-chiourme.

– Alors, dit le Parisien, si tu n’as pas de répugnance àdevenir chanoine de l’abbaye de Monte-à-Regret, pourquoi ne luifais-tu pas son affaire ?

– Il n’est plus ici. On l’a envoyé à Brest quand on a suque je voulais le tuer.

– Oui, mais le bagne de Brest est supprimé.

– Je le sais.

– Et ces gens-là, ça aime tant le métier qu’il est capablede revenir ici.

– C’est là-dessus que je compte, dit froidement leforçat.

– L’histoire du chien, s’il vous plaît ? fit leParisien d’un ton ironique.

– Tu railles, toi, dit le bonnet vert ; mais tupleureras tout à l’heure…

– L’histoire ! l’histoire ! répétèrent lescondamnés.

– La voici, dit le vieux forçat.

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