La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 2

 

L’appartement habité par cette jeune fille, dont M. Agénors’occupait à son insu, était situé au second étage, sur la rue. Lamaison était d’honnête apparence ; l’appartement le plus cherétait de deux mille francs, le meilleur marché de huit cents.C’était un de ces derniers qu’habitaitMlle Antoinette. On ne lui connaissait pas d’autrenom, et la pauvre enfant elle-même n’avait jamais su celui de sesparents. La maîtresse de pension infirme queMlle Antoinette avait prise à sa charge s’appelaitMme Raynaud. Elle avait connu des jours meilleurs.Femme d’un répétiteur à Charlemagne, elle s’était vouée comme lui àl’enseignement. Longtemps le petit pensionnat qu’elle dirigeait àAuteuil avait prospéré, puis son mari était mort, et, dès lors, lapauvre femme avait vu sa modeste fortune s’évanouir lentement. Elleavait élevé deux jeunes filles qu’on était venu lui confier un soiravec grand mystère, et dont la première année de pension avait étérichement payée. Mais, l’année suivante, la belle dame qui venaitvoir les petites jumelles, et qu’elles appelaient maman, n’avaitplus reparu. Mme Raynaud l’avait attendue en vain.La pension n’était plus payée et les années s’écoulaient.L’institutrice avait adopté les deux orphelines ; et quand lejour de sa ruine arriva, les deux jeunes filles, qui avaient alorsdix-huit ans, lui dirent simplement :

– Vous avez été notre mère, nous travaillerons et seronsvos filles.

L’une, Madeleine, était entrée dans un pensionnat commesous-maîtresse. L’autre, Antoinette, n’avait point voulu se séparerde sa mère adoptive. Un jour, il y avait un an de cela, à l’époqueoù commence notre récit, Madeleine avait cru voir s’ouvrir pourelle tout un avenir. Une famille russe l’avait prise comme dame decompagnie. Elle était partie. Chaque mois, elle envoyait une petitesomme à sa sœur, et le travail obstiné des deux enfants parvenait àsuffire aux besoins de la pauvre infirme et du modeste ménage,lorsque cette maladie grave, qui avait mis et mettait encore lesjours de Mme Raynaud en péril, était venue changercette demi-aisance en une gêne horrible. Le terme d’octobre n’avaitpoint été payé, non plus que celui de juillet. Mais ces damesétaient fières, comme disait la mère Philippe, concierge de lamaison, et elles étaient capables de laisser vendre leurs meublesplutôt que de demander aide et secours à quelqu’un. Antoinette,après avoir passé quinze nuits consécutives au chevet deMme Raynaud, avait repris son travail quotidienaussitôt que les médecins avaient jugé inutile qu’on veillât lamalade plus longtemps. Elle se levait à quatre heures, allumait salampe et travaillait à la traduction de romans anglais.

À sept heures, elle entrait sur la pointe du pied dans lachambre de la malade, se retirait si celle-ci dormait encore, oubien causait avec elle une demi-heure. À huit heures, la conciergevenait faire le ménage. Alors Antoinette s’habillait, lissait sesbeaux cheveux châtains en deux bandeaux pudiques, passait un coltout uni sur une robe modeste, se coiffait d’un petit chapeau biensimple, jetait sur ses épaules rondelettes un châle commun etpartait donner ses leçons. À onze heures elle rentrait,retravaillait à ses traductions jusqu’à quatre, et s’occupait alorsdes soins du ménage. C’était elle qui raccommodait le linge de lamaison et le repassait ; elle qui faisait le dîner et mettaitla table, car la femme de ménage ne venait que le matin.Quelquefois Mme Raynaud pleurait d’attendrissementet murmurait :

– Mon Dieu ! ne me rappellerez-vous donc pas à vous,que je soulage de mon lourd fardeau cette chère et courageusecréature ?

Et si Antoinette entendait ces paroles, elle se jetait au cou dela pauvre femme en lui disant :

– Oh ! maman… c’est mal… c’est bien mal ! Queveux-tu donc que je devienne sans toi ?

On pourrait croire, après les explications qui précèdent, queMlle Antoinette était une grande et pâle jeunefille, à la beauté de madone, à la taille frêle, aux mainsdiaphanes, ayant à de rares intervalles un triste sourire sur deslèvres minces et décolorées. Il n’en était rien. Antoinette étaitde taille moyenne, un peu rondelette, jolie à croquer et d’untempérament robuste. Elle était rieuse à ses heures, ne désespéraitpas de l’avenir, et avait coutume de dire que Dieu donne à ceux quitravaillent la force physique et la gaieté. Cependant, ce matin-là,Antoinette avait les yeux un peu rouges au moment où elle éteignitsa lampe et continua à travailler, aidée par le faible et blafardrayon de jour que le brouillard laissait arriver jusqu’à elle.Antoinette venait d’écrire à sa sœur la lettre suivante :

« Ma bonne Madeleine,

« Je n’ai pas voulu t’attrister inutilement tant que le malparaissait devoir être sans remède. Aujourd’hui que le couragem’est revenu et que Dieu, qui nous a toujours assistées, semblevouloir abréger notre temps d’épreuves, je puis bien te dire parquelles angoisses j’ai passé depuis six mois. Maman Raynaud afailli mourir ; elle était devenue tout à fait aveugle, et saraison s’en allait. Tu penses bien que je n’ai pas hésité ;j’ai appelé les médecins les plus en renom. Nos petites économiessont parties. Tu penses bien que, pour rien au monde, je n’auraisvoulu demander des soins gratuits. D’ailleurs, nous avons unlogement décent, un mobilier très convenable dans sa simplicité, etnous sommes, comme on dit, des pauvres en habits noirs. J’ai donctout payé ; mais maman Raynaud a été si malade, qu’il m’afallu suspendre tout travail pendant quinze jours… – une vraieruine. Je dois deux termes, c’est-à-dire quatre cents francs !et je ne sais pas où les prendre. L’éditeur des traductionsanglaises doit venir ce matin. Il me doit une centaine defrancs ; je n’ose espérer qu’il me fera une avance. Il estâpre au gain, et pourtant figure-toi qu’il faut absolument que jetrouve ces quatre cents francs avant demain. Notre propriétaireétait à la campagne depuis le mois de mai. En son absence, c’est leconcierge qui touche les loyers. On se plaît, dans les livres etdans la vie, du reste, à charger le concierge de tous les méfaitset de tous les crimes. Cependant, Philippe et sa femme sontexcellents. Philippe m’a dit que je pouvais ne point me gêner tantque le propriétaire ne serait point de retour ; mais je saisqu’il revient demain, et c’est un homme terrible. J’ai des sueursfroides en pensant qu’il peut m’envoyer un huissier. Maman Raynauden mourrait. Ah ! chère belle, que la vie est lourde pour depauvres filles honnêtes comme nous, surtout quand elles sont sifières ! Mais que veux-tu ? on ne se refait pas… Tesouviens-tu de notre enfance et de notre mère si belle, que nousn’avons jamais revue, et de notre pauvre Milon, et de ce grandjardin où nous jouions toutes deux, et que je n’ai jamais puretrouver, bien que j’aie fouillé tout Paris.

« Il a disparu, sans doute, pour faire place à quelquemaison à locataires. Où est notre mère ? Où est Milon ?Comment nous appelons-nous ? Mystère ! Je songe à toutcela, en présence de cette cruelle nécessité qui m’étreint.Pourtant il me semble que l’éditeur ne peut pas me refuser uneavance sur mon travail. Et puis, qui sait ? Ce propriétaireest peut-être moins terrible qu’on le dit. S’il m’accordait undélai je serais sauvée… Je traduis une feuille en quatre jours, jegagne donc quatre-vingts francs par mois. Je travaillerai quatreheures de plus par jour pendant un mois, et j’y arriverai, comme ondit. Tout est une affaire de temps. L’éditeur va venir ce matin,avant neuf heures. Il en est près de huit. J’ai des battements decœur terribles, et puis, je ne sais comment m’y prendre. Je croisque je vais balbutier et rougir jusqu’aux oreilles. Ne te désolepas, chère petite sœur, j’ai néanmoins confiance en notre bonneétoile, qui s’est voilée quelquefois, mais qui a toujours fini parbriller de nouveau. Je ne poursuivrai ma lettre que demain. Lepost-scriptum t’annoncera peut-être une victoirecomplète. »

Antoinette fut interrompue à cet endroit de sa lettre, on venaitde frapper à la porte deux petits coups discrets.

– Entrez ! dit-elle, pensant que c’était la mèrePhilippe qui venait lui demander un ordre quelconque ou luiannoncer le réveil de Mme Raynaud.

Mais, au lieu de la femme, elle vit apparaître le mari. Le pèrePhilippe, comme on l’appelait dans la maison, entra sur la pointedes pieds, en hésitant :

– Pauvre mademoiselle, dit-il, en voyant les feuillets depapier couverts d’une écriture allongée et fine épars sur la table,vous finirez par vous tuer.

– Il faut bien travailler, dit-elle avec un sourireforcé.

Mais elle avait un battement de cœur horrible, car elle devinaitque le concierge lui apportait la nouvelle de l’arrivée dupropriétaire. Le concierge avait les larmes aux yeux.

– Ma foi ! mademoiselle, dit-il d’une voix émue, je nesais pas comment vous dire ça.

Et sa voix tremblait.

– Dites, répondit Antoinette, je suis courageuse…

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