La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 11

 

Après avoir remis les deux lettres, le père Philippe s’étaitretiré. Sa femme entendit la voix de Mme Raynaudqui appelait, et elle sortit à son tour. Si bien qu’Antoinette setrouva seule. La jeune fille avait pris les deux lettres et lesregardait sans les ouvrir. Un tremblement nerveux s’était emparéd’elle. Qu’était-ce que cette enveloppe à cachet rouge ? D’oùvenait-elle ? Il arrivait pourtant quelquefois à Antoinette derecevoir des lettres dont, à première vue, elle ne devinait pas lasignature.

C’étaient quelquefois les parents de ses élèves qui luiécrivaient, quelquefois aussi une amie de pension perdue de vue.Mais, jusqu’alors, elle avait ouvert chaque missive avec unsentiment de curiosité banale, et rien de plus. Celles qui, aucontraire, portaient le timbre de la poste russe, celles deMadeleine, elle en brisait le cachet avec une joie impatiente.

Et pourtant, ce jour-là, ce ne fut pas la lettre de Madeleinequ’elle ouvrit la première. Ce fut la lettre au cachet rouge – lalettre inconnue. Elle était correcte, d’une écriture allongée etnette qui trahissait une main d’homme. Avant de lire, Antoinettecourut à la signature :

LE BARON AGÉNOR DE MORLUX.

Alors, son cœur se serra bien fort et suspendit ses battements,tandis qu’un nuage passait sur ses yeux. Et cependant elle lut…Elle lut, parce que la curiosité est chez la femme un sentimentdont rien ne saurait triompher. Elle lut aussi, parce qu’une voixsecrète lui disait que l’homme qui avait écrit cette lettre devaitjouer dans sa vie quelque étrange rôle. La lettre de M. Agénorétait respectueuse entre toutes.

« Mademoiselle [disait-il], la Providence a souvent desvues qui sont impénétrables. J’ai perdu ma mère presque auberceau ; émancipé à dix-huit ans par un père à qui le soin deses plaisirs rendait ma tutelle fort lourde, j’ai été, à cet âge oùl’homme n’est encore qu’un grand enfant, le maître absolu de madestinée.

« J’ai aujourd’hui vingt-six ans, cinquante mille livres derente, un titre fort vieux et bien authentique, et je suis aussiseul dans la vie qu’un pauvre derviche en son désert, tournantcomme lui sur moi-même, et me demandant si la vie n’a pas des côtésplus sérieux et un peu plus élevés que l’existence du club, lebetting et les courses plates, les joies âcres dumistigri, et les loisirs cavaliers que nous font ces créatures quin’ont plus de la femme que le nom.

« Un jour, une vieille amie de ma famille, qui tripote desmariages par inclination, et peut-être un peu aussi par intérêt,s’est avisée de me présenter dans un monde très élégant, trèsaristocratique, où les jeunes filles à marier étaient aussinombreuses que les grains de sable au bord de la mer. Il y en avaitdes blondes, des brunes, des châtaines, et aussi des rousses, quirappelaient la déesse antique répondant au nom de Junon. Toutes cesdemoiselles sont très fortes sur le piano, causent de mode commeune couturière, savent par cœur les noms de tous les secrétairesd’ambassade, s’informent si le premier homme qu’on leur présenteest assez adroit pour ne s’être encore rien cassé dans unsteeple-chase et s’il compte donner à sa femme desdiamants présentables et des chevaux d’un demi-sang authentique.Parmi les jeunes gens de mon monde, il y a tant d’hommes dont ellesferont le bonheur, que j’ai compris qu’elles seraient incapables deme rendre heureux.

« Depuis six mois, misanthrope avant le temps, sauvageretiré de la civilisation, je vivais dans le désert de mon cœur –une solitude, mademoiselle, où la baguette d’une fée fera, quandelle le voudra, surgir des palmiers et des fontaines ; depuissix mois, dis-je, triste et sombre, découragé de la lutte avantd’avoir lutté, je songeais à entreprendre un de ces voyageslointains qui guérissent du mal de Paris, cetteindisposition que nous nommons ainsi, et que les Anglais appellenttout sottement le spleen.

« Une nuit, un matin plutôt, à l’heure où le Paris oisif vas’endormir, une étoile s’est allumée dans mon ciel morne, et j’aicontemplé cette étoile mystérieuse ce matin-là et les suivants, ettous les jours depuis six mois. Cette étoile, vous la devinez,n’est-ce-pas ? C’est la petite lampe de l’ange laborieux quis’est fait le soutien de la pauvre femme infirme et malade. Je nevous parlerai point de sa beauté, mademoiselle, je vous parleraisimplement de son noble cœur et de ses vertus.

« J’ai osé faire un rêve, et un rêve téméraire, sans douteje me suis pris à songer un jour que si cette jeune fille,instruite, bien élevée, courageuse et belle, le voulait, elleserait la plus accomplie des femmes. Mériterai-je un tel honneur,moi qui ne suis, hélas ! que riche et ennuyé ? Je n’osele croire, je n’ose l’espérer, et cependant mon cœur domine maraison, et je vous écris en me mettant à genoux devant vous, envous demandant pardon d’un petit mensonge bien innocent.Refuserez-vous le pardon à celui qui se dit, mademoiselle,

« Votre admirateur et votre toutdévoué. »

Cette lettre jeta Antoinette dans un douloureux ravissement. Sesjoues s’étaient empourprées, son cœur avait recommencé à battre.Elle n’avait vu M. Agénor de Morlux qu’une fois et, malgréelle, elle l’avait trouvé charmant. Et puis, il y avait dans salettre un ton d’enjouement et de bonne humeur qui ressemblait sibien à la franchise, qu’une femme plus expérimentée que la jeunefille aurait pu s’y tromper. Enfin, si modeste que soit une pauvreenfant comme Antoinette, elle sait qu’elle est jolie. Pourquoin’aurait-elle pas inspiré une passion ? Et pourquoi cettepassion ne serait-elle pas guidée par un sentiment honnête ?Elle prit son front à deux mains :

– Oh ! dit-elle, je crois que je deviens folle.

Puis elle relut cette lettre, laissant encore, sur sa table,celle de Madeleine. Tout à coup, et comme elle était plongée dansune sorte de torpeur morale et physique, elle entendit vibrer lavoix de Mme Raynaud.

– Antoinette ? Antoinette ? appelait la malade.La jeune fille se leva :

– Me voilà, maman, dit-elle.

Et elle entra dans la chambre de la pauvre institutrice etl’embrassa en lui disant :

– As-tu bien dormi, maman Raynaud ?

– Oui, mon enfant, oh ! délicieusement, fit la malade.Et puis, j’ai fait un si beau rêve !

Antoinette tressaillit.

– Qu’as-tu donc rêvé, maman ?

– La même chose qu’il y a cinq jours.

– Mais qu’as-tu donc rêvé, il y a cinq jours ?demanda-t-elle en tremblant.

– Que tu étais mariée…

– Oh ! maman !

– Et riche…

– Songe, mensonge, ma pauvre mère.

– Je rêve vrai, moi, dit Mme Raynaud.

– Mais, maman, dit Antoinette, pour se marier, il fauttrouver… un mari…

– Il était trouvé dans mon rêve… et je l’ai vu…

– Tu l’as vu ? fit Antoinette toute frissonnante.

– Veux-tu que je te le dépeigne ?

– Oh ! je veux bien.

Antoinette s’efforça de rire, mais son cœur battit siviolemment, que Mme Raynaud, prêtant l’oreille,aurait pu en entendre les battements. L’institutricereprit :

– C’était un grand jeune homme, aux cheveux châtains, auxpetites moustaches. Il était mince, il avait le nez droit et l’œilbleu… et il te regardait avec tant d’amour que j’avais envie del’embrasser et de l’appeler « mon fils » !

Antoinette jeta un cri :

– Mais qu’as-tu donc, petite ? fitMme Raynaud, souriante.

– J’oublie l’heure de mes leçons, dit-elle.

Et elle se sauva dans sa chambre. Le portrait queMme Raynaud venait de lui faire était, chose assezbizarre, celui d’Agénor. Antoinette s’enferma, les yeux pleins delarmes, répétant à mi-voix :

– Oh ! je deviens folle !

Mais soudain son regard tomba sur la lettre de Madeleine, surcette lettre qu’elle n’avait pas daigné ouvrir.

– Ah ! misérable ingrate que je suis !murmura-t-elle.

Et comme elle brisait le cachet, un papier plié en quatres’échappa de l’enveloppe. C’était un billet de banque de millefrancs.

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