La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 19

 

Le docteur était devenu verdâtre. Évidemment, il y avait en cemoment-là une lutte terrible dans le cœur de cet homme. Laconscience bourrelée de remords écoutait sans doute la voix quidisait :

« L’heure du châtiment est venue, courbe ta tête et subiston destin. »

L’orgueil et l’égoïsme humains répondaient :

« Oui, tu as commis un crime, mais ce crime est expié parton repentir, ton travail, tes succès. Tu as vieilli avant letemps, tu as pâli dans cette lutte incessante livrée à la science àlaquelle tu as arraché ses secrets un à un. Tu es un homme detalent, tu es presque un grand homme. Peux-tu renoncer à tout cela,et ton crime de jeunesse retombera-t-il donc toujours sur ta têtecouverte de cheveux blancs ? »

La lutte fut longue, acharnée : puis la honte se mit de lapartie, et une voix s’éleva dans l’âme du coupable qui luidit :

« Non, un homme comme toi, si coupable qu’il ait été, nepeut porter sa tête sur l’échafaud ! Non, toi le maître en lascience de guérir, tu ne peux avoir affaire à l’homme qui tue depar la loi !…

« À tout prix, il faut te soustraire à cette expiationsuprême ! »

Et dès lors il s’opéra une réaction chez cet homme à demifoudroyé. Il releva sa tête pâle, regarda Cent dix-sept et luidit :

– Monsieur, puisque vous n’êtes pas le juge d’instruction,ce n’est pas à vous que j’ai des explications à donner, n’est-cepas ?

– Assurément non, répondit le faux agent de police.

– Alors, reprit le docteur, je suis prêt à voussuivre ; mais il est probable que je ne serai pas interrogétout de suite ?

– Je ne le pense pas.

– Par conséquent, continua le docteur, je resteraiprovisoirement en prison ?

– Hélas ! dit Cent dix-sept, je ne dois pas vous ledissimuler, monsieur.

– Vous me permettrez donc d’écrire un mot à l’un de mesconfrères pour lui dire que je m’absente et le prie de voir mesmalades…

– Faites, dit sèchement le faux agent.

Le docteur Vincent s’assit devant son bureau et écrivit unelettre qu’il mit sous enveloppe ; puis, au moment de lafermer, il dit négligemment :

– Tiens ! l’enveloppe n’est pas gommée…

Et il ouvrit un tiroir et y prit un petit morceau de cire àcacheter noire qu’il approcha d’une bougie. Mais, au moment où lacire pétillait et commençait à fumer, Cent dix-sept, qui n’avaitpas perdu de vue le docteur un seul instant, se jeta sur lui, lesaisit par les épaules et le tira en arrière brusquement, de tellefaçon que le bâton de cire à cacheter tomba tout enflammé sur lebureau, en lui échappant des mains.

– Mon cher monsieur, dit froidement Cent dix-sept, un autreque moi vous eût laissé faire, et dans dix minutes vous eussiez étémort, car, en respirant deux bouffées de la fumée grise que voilà,vous seriez tombé foudroyé. Vous êtes plus malin qu’un autre, vous.C’est par les parfums que vous pratiquezl’empoisonnement !

La cire, qui venait de s’éteindre, répandait, en effet, uneodeur pénétrante autour d’elle. Cent dix-sept était robuste ;il appela Milon qui poussa la porte d’un coup d’épaule, accourut ettrouva son maître qui maintenait le docteur.

– Prends monsieur, lui dit-il, et allons-nous-en.

Milon s’empara du docteur, le chargea sur son épaule comme ileût fait d’un colis de messageries, et Cent dix-sept se hâtad’ouvrir la fenêtre pour qu’elle livre passage aux exhalaisonsmortelles de la cire. Puis il prit des ciseaux sur le bureau dudocteur, coupa un cordon de sonnette, et, comme Milon, traversantl’antichambre, se dirigeait vers la porte, il lui dit :

– Attends un peu et remets monsieur sur ses pieds.

Milon obéit. Alors Cent dix-sept lia les mains du docteurpar-derrière le dos avec le cordon de sonnette.

– Je vous demande pardon d’en user ainsi, monsieur, luidit-il ; mais comme vous avez voulu vous détruire tout àl’heure, et qu’on a grand besoin de vous, nous ne saurions prendretrop de précautions.

Le docteur baissa la tête, et Cent dix-sept vit une larme luire,puis rouler sur sa joue décharnée.

– Allons ! dit-il.

Et il descendit l’escalier entre ses deux gardiens. Noël avaitfait arrêter une voiture devant la porte. C’était un de ces grandsfiacres antiques à deux chevaux, comme il y en a encore huit ou dixsur le pavé de Paris, qui appartiennent à des loueurs et qui n’ontjamais voulu fusionner avec la Compagnie des Petites-Voitures. Lecocher avait une mauvaise mine. Quand il vit paraître le docteurles mains liées, Milon qui brandissait son énorme gourdin et Centdix-sept qui s’était tout à fait donné la tournure d’un hautinspecteur de police, il prit un air insolent.

– Y a-t-il du pourboire, au moins ? dit-il.

Cent dix-sept posa le pied sur la roue, se haussa jusqu’au siègede l’automédon et lui dit à mi-voix :

– Il y a vingt francs à gagner si l’on est content de toi,et une promenade à la préfecture si tu veux faire le malin.

En même temps que la promesse des vingt francs alléchait lecocher, la menace de la préfecture le fit réfléchir sérieusement.Les maraudeurs, comme on les appelle, ont toujours quelquechose sur la conscience.

– C’est bon, monsieur, dit-il, on sera sage.

Cent dix-sept ouvrit la portière du fiacre et y fit entrer ledocteur. Puis il installa Milon auprès de lui en luidisant :

– Veille bien à ce que monsieur ne se détache pas lesmains.

Le fiacre avait des stores. Sur un signe de Cent dix-sept, Milonles baissa tous, de telle façon que le docteur ne pouvait voir lechemin qu’on allait lui faire prendre. D’ailleurs, on était enhiver, et il était nuit encore.

Cent dix-sept monta à côté du cocher.

– Où allons-nous ? demanda celui-ci. Là-bas, n’est-cepas ? Ce mot là-bas, dans sa bouche, désignait lapréfecture de police.

– Oui, dit Cent dix-sept, qui tenait à donner le change aucocher comme au docteur.

Le fiacre gagna le boulevard de Sébastopol et le pont qui lerelie au Palais de justice. Au coin du quai des Orfèvres, Centdix-sept fit arrêter le véhicule.

– Tu vas, dit-il au cocher, suivre le quai au pas jusqu’àla rue de la Sainte-Chapelle. Je vais chercher des ordres.

Le cocher obéit, tandis que Cent dix-sept sautait à terre etparaissait se diriger vers le Palais de justice. Pendant ce temps,le docteur, complètement anéanti, ne cherchait même pas à savoirpourquoi le fiacre s’était arrêté. Dix minutes après, Cent,dix-sept, qui s’était contenté de fumer une cigarette dans la ruede la Sainte-Chapelle, rejoignit le fiacre, ouvrit la portière etdit au docteur :

– Vous allez être interrogé tout de suite, monsieur. Lejuge d’instruction a donné l’ordre qu’on vous conduisît chezlui.

Le docteur ne répondit pas. Cent dix-sept reprit sa place à côtédu cocher, qui avait entendu ses dernières paroles et qui luidit :

– Il a donc fait un mauvais coup, ce vieux-là ?…

– Oui, dit Cent dix-sept, son compte est bon.

– C’est-y pour un vol qu’on l’arrête ?

– Non.

– Pour un meurtre ?

– Non : pour la politique.

– Ah ! c’est différent, murmura le cocher. Et commeça, nous allons chez le curieux ?

– Oui.

– Où loge-t-il ?

– Villa Saïd, répondit le faux agent de police.

– Il est en bon air, murmura le cocher en souriant.

Et il fouetta ses deux rosses. Une heure après, le fiacreentrait dans la villa Saïd, dont on venait d’ouvrir la grille. Centdix-sept sonna aussitôt à la porte du petit hôtel du major Avatar.En même temps Milon délia les mains au docteur et le prit par lebras.

L’avenue de la villa était déserte encore ; le portier,après avoir ouvert la grille, s’était recouché et personne ne vitle docteur descendre de voiture.

– Vais-je attendre ? demanda le cocher.

– Non, lui répondit Cent dix-sept en lui donnant vingtfrancs. L’interrogatoire sera long : tu peux t’en aller.

Comme la portière du fiacre s’était ouverte juste en face de laporte du petit hôtel et que Milon, qui avait depuis une heure deslueurs d’intelligence, l’avait poussée brusquement, le docteurn’eut pas le temps de reconnaître le lieu où il était.

– En cage ! murmura Cent dix-sept.

Et il referma la porte sur eux, tandis que le fiacre s’enallait.

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