La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 3

 

Il fait nuit. La chiourme dort.

Enchaînés deux à deux sur ce lit de camp qu’on nommetollard, enveloppés dans leur couverture d’herbage sec,les uns allongés sur le bois, les autres, les aristocrates dubagne, assis sur un matelas de deux pouces qu’on appellestrapontin ; les forçats ont l’ordre de dormir. Lesuns obéissent à la consigne, les autres causent tout bas. D’un boutà l’autre de la chaîne courent des chuchotements, des mots d’ordreet des projets d’évasion.

Si un surveillant vient à paraître, un silence de morts’établit ; le surveillant s’éloigne, le murmure confusrecommence et les fers se heurtent avec un bruit lugubre.

Milon le géant et son compagnon de couple se sont retournésplusieurs fois sur le tollard. Cent dix-sept est un condamnémystérieux et taciturne. Il impose à tous un certain respect, etMilon l’hercule, en dépit de sa force, sent que cet homme lui estsupérieur. Aussi ne l’a-t-il jamais tutoyé et lui témoigne-t-il uncertain respect. D’ordinaire, Cent dix-sept dort. Au repos de midi,il se couche et ferme les yeux ; la nuit, il s’allonge sur letollard et ne bouge plus jusqu’au matin. Cet homme, dont on sembleredouter l’évasion, et qui n’y a peut-être jamais songé, s’estréfugié dans le sommeil comme dans une suprême consolation.

Mais, cette nuit-là, Cent dix-sept s’agite ; il se tourneet se retourne, et Milon, étonné, finit par lui dire :

– Êtes-vous donc malade, compagnon ?

– Non, répond Cent dix-sept ; je songe…

– À quoi ?

– Au récit du Cocodès.

– Moi aussi, dit naïvement Milon ; et j’y songed’autant mieux que je crois que Rocambole a existé.

– Tu crois ? fit Cent dix-sept.

– J’étais à Paris du temps qu’on parlait de ces fameuxValets de cœur.

– Ah ! vraiment ?

Milon continua d’une voix timide en approchant ses lèvres del’oreille de son compagnon de chaîne :

– Si vous voulez me le permettre, nous causerons. Je suisune brute, voyez-vous, continua le géant. Je n’ai pasd’intelligence. J’assommerais un bœuf d’un coup de poing et unenfant me mettrait dedans, tellement je suis simple. C’est comme çaque les autres m’ont envoyé au bagne.

– Quels autres ? demanda Cent dix-sept.

– J’ai toujours dit que j’étais innocent, continua Milon,et bien qu’on ne veuille pas le croire, c’est vrai. Il aurait mieuxvalu que je fusse moins honnête et plus intelligent, on n’auraitpas dépouillé les enfants. Mais, dit le colosse avec timidité,peut-être bien que je vous ennuie, Cent dix-sept ?

– Non, dit le forçat, continue, ton histoire m’intéresse…Tu dis donc que tu es innocent ?

– Oui.

– Qu’étais-tu dans le monde ?

– Domestique de confiance.

– Et de quoi t’a-t-on accusé ?

– D’un vol de bijoux.

– Pourquoi ?

– Parce que je n’ai jamais voulu dire où était l’argent desenfants.

– Mais de quels enfants parles-tu ?

– De ceux de la dame au service de qui j’étais.

– C’est donc eux qui t’ont fait condamner aubagne ?

– Oh ! fit Milon, les chères petites créatures !Non, non, ce n’est pas elles ! car ce sont deux jumelles,voyez-vous, deux charmantes jeunes filles qui ont peut-êtredix-huit ans aujourd’hui et qui en sont réduites, sans doute, à lamisère.

Milon s’arrêta et Cent dix-sept le vit, à la rouge lueur dufanal qui éclairait la salle n° 3 du bagne, essuyer une grosselarme qui roulait sur sa joue.

– Continue, fit Cent dix-sept.

– Madame, reprit Milon, s’était mariée, paraît-il, sans leconsentement de sa famille, dans son pays, car elle n’était pasfrançaise. Elle avait deux frères, deux misérables, qui avaientcherché plusieurs fois à faire disparaître ses enfants. Quant à sonmari, il était mort depuis longtemps, et la pauvre femme n’avait deprotecteur que moi, moi qui suis une brute et qui me laisse roulerpar tout le monde. Elle était jeune encore, elle était toujoursbelle ; les petites filles grandissaient à vue d’œil, etsouvent Madame disait :

« – Ah ! sitôt qu’elles auront quinze ans, je lesmarierai, afin de leur donner des protecteurs !

« Madame avait une grande fortune. Nous habitions un vieilhôtel dans le faubourg Saint-Germain. Chaque nuit, on fermait lesportes avec soin, de peur de quelque catastrophe. Madame me disaittoujours :

« – Je crains tout de mes frères !…

« Un soir, les enfants jouaient dans le jardin quedominaient les maisons voisines et, entre autres, une sorte d’hôtelgarni dont la façade se trouvait dans la rue de Beaune. Un coup defeu se fit entendre, une balle siffla. Les enfants étaient saisisd’effroi. Par bonheur, la balle, qui bien certainement étaitdestinée à l’une d’elles, passa au-dessus de leurs têtes. La policefut avertie, elle se mit en campagne, mais elle ne put riendécouvrir.

« Un autre jour, l’une d’elles, la petite Berthe, futprise, après son déjeuner, d’affreuses coliques et de vomissements.Un médecin appelé constata une tentative d’empoisonnement. AlorsMadame comprit qu’on en voulait à la vie de ses enfants, et elleles fit disparaître. Nous les conduisîmes secrètement, la nuit,dans un couvent, où on les reçut sous un nom supposé et Madamepoussa la prudence jusqu’à ne pas dire son vrai nom.

« Au retour, elle me dit :

« – Milon, tu es un honnête homme, et je sais que je puiscompter sur toi ; je sais aussi que mes frères, qui ont tentéde faire périr mes enfants, m’assassineront tôt ou tard, et il fautque l’avenir de mes enfants soit assuré.

« Je l’écoutais en pleurant.

« Elle me remit un coffret d’acier assez volumineux.

« – J’ai réalisé la moitié de ma fortune, dit-elle ;il y a là quinze cent mille francs en or ou en billets de banque.Cache cet argent, hors d’ici surtout : c’est la dot de mesfilles, s’il vient à m’arriver malheur.

– Et tu as caché l’argent ?… fit Cent dix-sept.

– Oui et personne que moi ne le trouvera jamais.

– Ah ! fit Cent dix-sept pensif. Milon continua.

– Les pressentiments de ma malheureuse maîtresse n’étaientque trop fondés. Elle mourut empoisonnée quelques jours après.

« Les frères osèrent réclamer sa fortune. Les petitesfilles étaient nées à l’étranger ; je n’avais dans les mainsaucun papier qui prouvât leur légitimité ; et puis je n’osaispas dire où elles étaient, de peur qu’il ne leur arrivât malheur.Les frères de Madame furent paisiblement mis en possession ;mais ils s’attendaient à trouver beaucoup d’argent, et, comme ilsne trouvèrent rien, l’un d’eux me dit :

« – Tu dois être le dépositaire de quelque sommeimportante ? Rends-la nous, et tu auras ta part.

« Je refusai avec indignation, mais je suis si bête, ajoutanaïvement Milon, que j’avouai le dépôt.

« Huit jours après, comme je dormais encore, on frappa à laporte de ma chambre, dans un hôtel garni où je m’étais retiré. Deuxagents de police venaient m’arrêter. On m’accusait d’avoir volé lesdiamants de Madame ; et les misérables avaient si bien combinéleur affaire, qu’une de mes malles ayant été ouverte, on y retrouvadeux bracelets et plusieurs bagues d’une grande valeur.

« J’eus beau protester de mon innocence, je fus condamné àdix ans de travaux forcés pour vol par un domestique à gages.

– Et, dit Cent dix-sept, tu n’as plus eu de nouvelles despetites filles ?

– Non… mais j’espère que les misérables n’auront pasretrouvé leurs traces.

– Et l’argent ?

– Je sais où il est.

– Qui sait ! ils l’auront découvert peut-être…

– Oh ! non, fit Milon, c’est impossible.

– N’as-tu donc jamais cherché à t’évader ?

– Deux fois. J’ai été repris. Je suis si bête !…

Cent dix-sept eut un sourire indulgent :

– Pauvre diable ! dit-il.

Puis, collant à son tour ses lèvres à l’oreille deMilon :

– Eh bien ! dit-il, quand tu voudras t’évader pour debon, je t’en donnerai le moyen.

– Vous ! dit Milon, mais… alors…

– Alors, dit Cent dix-sept, avec son mélancolique sourire…tu t’étonnes que je n’en profite pas moi-même ?

– Oui.

– À quoi bon ? Je m’ennuierais dans lemonde !…

Et Cent dix-sept tourna le dos à Milon et s’endormittranquillement.

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