La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 16

 

Milon regarda.

Mais ce vieillard ne lui rappelait rien.

– Tu ne le reconnais donc pas ? fit Cent dix-sept.

– Qui donc ? demanda le colosse.

– Eh bien ! le médecin…

– Le médecin ? Vous croyez que c’est le médecin qui aempoisonné Madame ?

– Je ne le crois pas, j’en suis sûr…

– Oh bien ! dit Milon, ce n’est pas cet homme, danstous les cas.

– Tu crois ?

– C’était un jeune homme ; et il n’y a que dix ans decela…

– Ah ! ricana Cent dix-sept, tu crois donc que leremords ne vieillit pas ?

Milon tressaillit. Le visionnaire, qui s’était tu un moment,reprit :

– Dieu est comme vous inexorable, madame, et il a choisipour me châtier le plus cruel des supplices. D’ordinaire, lajustice humaine frappe la première.

« L’homme qui a tué est traîné devant la courd’assises ; les hommes le condamnent, et le bourreau tranchesa tête ; mais est-ce un châtiment proportionné au forfait,cela ? Dieu ne l’a point pensé, puisqu’il a permis que j’aieune double vie…

« Le jour, je suis un grand médecin, je soigne les pauvres,je fais de nombreuses aumônes ; ma parole est écoutée par unejeunesse enthousiaste et laborieuse, je passe pour une des lumièresde la science. Puis vient la nuit ; et alors une forceinvincible me pousse par les épaules jusque dans cette mansarde oùj’étais autrefois un pauvre étudiant pâli par les veilles ;dans cette mansarde où l’or du crime est venu me séduire ; –et cette force mystérieuse me couche là, sur ce lit, haletant, sansvoix, les cheveux hérissés, le front baigné de sueur. Je veuxéteindre ma lampe, mais le souffle me manque… Et alors le murs’entrouvre, et je vous vois apparaître, et jusqu’au matin, jusqu’àl’heure où le jour revient, vous êtes là devant moi, silencieuse ettriste…

« Et si mes yeux se ferment un moment, si, vaincu par lafatigue de mes journées sans repos, je m’endors un moment, d’unsommeil fiévreux, une main me saisit rudement et me force àm’éveiller…

Et tout en parlant cet homme s’était levé et il s’étaitagenouillé devant cette image de sa victime que lui représentaitson imagination troublée.

Tout à coup, il tourna la tête vers le mur, et la flamme sombrede son regard frappa le regard de Milon. Alors le colosse recula etdit à Cent dix-sept :

– Oh ! c’est son regard !…

– Le regard du jeune médecin ?

– Oui.

– C’est lui ! dit Cent dix-sept.

Puis il força Milon à quitter le poste d’observation où ill’avait d’abord placé.

– Écoute-moi bien, maintenant, dit-il tout bas, tandis que,moi aussi, je change de costume.

Il mouilla avec ses doigts le papier déchiré et le replaça surla fente, grâce à un reste de colle adhérant au bois de lacloison.

– Parlez, maître, dit Milon.

– Quand j’étais un misérable, poursuivit Cent dix-sept, quiralluma la chandelle et ouvrit une malle volumineuse que nous avonsentrevue déjà chez le fripier de Toulon, quand je volais, pillaiset assassinais, j’avais quelquefois des bonheurs insolents :je trouvais du premier coup la clé d’un mystère que d’autresavaient cherché pendant plusieurs années ; le hasard jetaitsouvent sur ma route des gens que jamais je n’aurais rencontrésautrement. Il paraît que ma chance continue, puisque je viens detrouver l’homme qui a empoisonné ta maîtresse.

– Mais, dit Milon, êtes-vous bien sûr que ce soit lemédecin ?

– Ne viens-tu pas de l’entendre ?

– C’est juste, murmura Milon. Pardonnez-moi, je necomprends jamais du premier coup.

– Seulement, reprit Cent dix-sept, une chose m’étonne unpeu.

– Laquelle ?

– C’est qu’on soit venu chercher pour ta maîtresse unmédecin qui n’avait alors ni malades, ni réputation, et qui selogeait dans une mansarde.

– Ah ! dit Milon, je me souviens à présent, et je vaisvous expliquer…

– Voyons ?

– Le médecin de Mme la baronne était unhomme déjà vieux et qui avait la réputation d’un savant et d’unbien brave homme. Il demeurait rue de Lille.

« Ce fut le soir, vers dix heures, que Madame se sentitmalade. Elle me commanda d’aller chercher son docteur. Mais ledocteur n’y était pas ; son domestique me dit qu’il nerentrerait probablement que fort tard, parce qu’il pratiquait unaccouchement. Je recommandai qu’on l’envoyât dès le point dujour.

« Le lendemain, à huit heures, il n’était pas encorearrivé ; je courus chez lui. Dans l’escalier je rencontrai unjeune homme qui me dit : « Vous venez chercher le docteurS… ? il n’est pas rentré… Mais je suis son confrère et sonélève… et il m’a chargé de voir ses malades. » J’eus confianceen lui et je l’emmenai, continua Milon, et jamais je n’aurais pusupposer…

À ces mots le colosse cacha son visage dans ses mains et se mità pleurer.

– Ah ! dit-il, c’est moi qui ai tué ma bonnemaîtresse !

– Eh bien ! dit Cent dix-sept froidement, raison deplus pour la venger.

– Vous avez raison, dit Milon. Et il s’élança vers laporte.

– Que vas-tu faire ? demanda Cent dix-sept enl’arrêtant.

– Je vais enfoncer la porte de cet homme d’un coup depied.

– Bon !

– Je le prendrai à la gorge et je l’étranglerai, ajoutaMilon. Cent dix-sept haussa les épaules :

– Écoute donc, brute que tu es ! lui dit-il. Quand ontue un assassin, est-ce avec la tête ?

– Non, c’est avec le bras.

– Pourtant, quand il est condamné, c’est la tête qu’on luicoupe, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, dit Milon. Eh bien ?

– C’est que si le bras a commis le crime, c’est la tête quil’a résolu.

– C’est juste, maître.

– Ce médecin n’a été que le bras ; c’est la tête qu’ilfaut frapper.

– Oh ! vous avez raison, maître, murmura le bon Milon,c’est aux frères de Madame qu’il faut s’adresser.

– Et nous les retrouverons, dit Cent dix-sept, puisque déjànous avons sous la main l’homme dont ils avaient fait leurinstrument.

Tout en causant à voix basse, Cent dix-sept avait dépouillé lecostume de maçon pour redevenir le major Avatar. Milon avait subila même métamorphose. Il s’était incarné dans les vêtements quidevaient caractériser l’ancien valet de chambre d’un princenapolitain.

– Viens-tu ? dit Cent dix-sept quand ils furentprêts.

– Où allons-nous, maître ? demanda Milon.

– Nous retournons chez nous, dit Cent dix-sept, à la villaSaïd. Moi, je reviens du cercle : un Russe ne se couche jamaisavant quatre heures du matin.

Comme il achevait, ils entendirent un bruit sourd.

– Oh ! oh ! dit Cent dix-sept, qu’est-ce quecela ?

– C’est le marteau de la porte d’entrée.

– Pourtant, Noël nous a dit que la maison était tranquilleet que bien avant onze heures tous les locataires étaientrentrés.

– Maître, dit Milon, c’est peut-être un malade qui envoiechercher le médecin.

– Hé ! hé ! dit Cent dix-sept, tu n’es pasperspicace souvent, mais cette fois tu pourrais bien avoirraison.

Au bruit du coup de marteau un autre bruit venait de répondre –celui de la porte qu’on avait ouverte et qui se refermait. Centdix-sept entrouvrit celle de sa mansarde et écouta. Des pasmontaient l’escalier. Ces pas s’arrêtèrent au troisième étage, eton entendit le tintement d’une sonnette, puis un court colloque.Une voix disait :

– Le docteur y est-il ?

– Oui, répondit une autre voix, qui était celle d’unefemme, mais il est couché.

– Faites-le lever sur-le-champ, on a besoin de lui.

– Où donc ?

– Rue de l’Université, chez le baron de Morlux qui s’estcassé la jambe en rentrant de son cercle. Le baron a desrhumatismes ; il marche quelquefois difficilement. Il a faitun faux pas dans l’escalier… On dit qu’il n’y a que le docteur quila lui remettra sûrement, acheva la première voix.

– Attendez-moi un instant, dit la voix de femme.

Quelques instants après, Cent dix-sept entendit monterrapidement l’escalier.

C’était la bonne du docteur qui venait le chercher. Centdix-sept poussa sa porte, tandis que la bonne frappait à celle dela mansarde. En même temps, il souffla de nouveau la chandelle etarracha le lambeau de papier, de façon à voir ce qui allait sepasser.

– Monsieur ! disait la bonne tout en frappant. Ledocteur bondit hors de son lit.

– Qu’est-ce que c’est ? dit-il.

– Un malade a besoin de vous.

– J’y vais ; je descends…

Cent dix-sept put assister alors à une rapide métamorphose. Levisionnaire fit place au médecin, et le médecin redevint calme etfroid. Il s’habilla, remit sa cravate blanche et cessa de divaguer.Le fantôme sans doute avait disparu.

– Dis donc, fit Cent dix-sept à l’oreille de Milon, j’aienvie de le suivre.

– Où donc ?

– Chez son malade, pardieu !… Viens.

Et il ouvrit sans bruit la porte de la mansarde.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer