La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 15

 

Les forçats dormaient.

Depuis longtemps plaintes et murmures s’étaient éteints, et lesilence n’était troublé que par les pas réguliers et cadencés desrondes de nuit. Couchés côté à côte, Cent dix-sept et Miloncausaient entre eux, mais si bas que leurs plus près voisins detollard n’eussent pu les entendre.

– Maître, disait Milon, je ne comprends pas votre but.

– Habitue-toi à ne pas comprendre et à obéir, répondaitCent dix-sept. Mais, pour cette fois seulement, je veux bienm’expliquer. Écoute.

– Voyons ? fit Milon.

– J’avais besoin d’une femme pour servir mes plans ;je l’ai trouvée.

– Et c’est une femme joliment forte, observa Milon, jeparie qu’il n’y en a pas deux comme elle pour changer de visage etde tournure. Seulement, je me demande comment elle a pu arriver icimême dans l’arsenal.

– C’est bien facile à comprendre.

– Vous croyez ?

– Elle est russe de naissance ; elle s’est habillée enhomme et a pris avant-hier, à minuit, le chemin de fer deMarseille, où le brick qui est sur rade mouillait en ce moment.Noël, qui est un garçon de ressources, lui avait trouvé les papiersd’un petit marin du commerce russe qui est mort à l’hôpital deToulon il y a deux mois. Avec ces papiers, elle s’estprésentée à bord et a demandé, dans son langage, à être rapatriée.On l’a embauchée comme mousse. Ça lui permettra d’aller et de venirdans le port militaire, et de dire deux mots de ma part à des amisque j’ai dans le port marchand.

– Des amis ? fit Milon qui marchait de surprise ensurprise.

– Oui, qui sont à bord d’un petit deux-mâts dont je suisl’armateur.

– Cent dix-sept, dit le colosse, si je ne vous avais pas vusortir du bagne, l’autre nuit, je croirais que vous êtes fou. Voilàmaintenant que vous avez armé un deux-mâts !

– Oui.

– Mais quand ?

– Mon pauvre vieux, dit Cent dix-sept, tu crois donc quepour s’évader du bagne il suffit de limer ses manicles, de tromperla surveillance du portier-consigne, et d’entrer tranquillementdans Toulon.

– Mais dame ! c’est comme ça pourtant que font lescamarades.

– Eux, oui ; mais moi, non. Quand ils ontfilé, le coup de canon retentit, toute la ville et lescampagnes sont en émoi, et dix fois sur douze le forçat parti lematin est réintégré au bagne le soir.

– C’est assez vrai, ça.

– Moi, continua Cent dix-sept, je ne veux pas jouer cejeu-là. C’est pour cela que, depuis cinq jours, je prépare notreévasion. Sois tranquille, quand nous serons dehors, on ne nousreprendra jamais.

– Vous, peut-être, mais moi…

– Toi non plus. Je t’ai pris dans mon jeu et je t’ai ditque nous ne nous quitterons plus. Je n’ai qu’une parole.

– Mes pauvres petites ! murmura Milon.

– Au lieu de faire du sentiment, écoute-moi, reprit Centdix-sept avec impatience. Je t’ai donc dit qu’il me fallait unefemme dans mon jeu. Cette femme, je l’ai trouvée, et il fautqu’elle soit mon esclave.

Alors Cent dix-sept raconta à Milon la singulière histoire deVanda, la femme russe qui pleurait un guillotiné.

– Bon ! dit le colosse ; mais qu’est-ce que celapeut lui faire qu’on fauche ou non l’homme au chien ?

– Elle a fait un vœu, un vœu en présence d’une tombe, celuid’arracher un forçat à l’échafaud ; et tant que ce vœu ne serapas accompli, cette femme ne nous appartiendra pas toutentière.

– Je commence à comprendre, dit Milon.

– C’est bien heureux, dit Cent dix-sept d’un tonrailleur.

– Mais êtes-vous sûr de sauver le bonnet vert ?

– Oui.

– Cependant, continua Milon, la cour martiale ne plaisantepas avec le code de la chiourme, non plus.

– Je le sais.

– Ce code dit que tout forçat qui aura tué un argousin serapuni de mort, et que l’exécution aura lieu dans l’enceinte dubagne, dans les vingt-quatre heures qui suivront le jugement.

– C’est bien là ce que j’ai calculé, dit froidement Centdix-sept. C’est aujourd’hui lundi, n’est-ce pas ?

– Lundi soir.

– Je crois que la chose se fera cette nuit.

– Après ?

– L’homme au chien sera jugé mercredi, et l’échafaud sedressera jeudi matin.

Milon ne put se défendre d’un léger frisson.

– Eh bien ! reprit Cent dix-sept, suppose que jeudi ilsurvienne un événement qui empêche l’exécution.

– Ce sera pour le lendemain.

– Non, on n’exécute jamais le vendredi. Le jour où Dieu estmort n’est pas le jour des criminels.

– C’est juste, dit Milon. Alors ce sera pour samedi.

– Oui, dit Cent dix-sept ; mais samedi nous seronsloin d’ici, camarade.

– Et où serons-nous ?

– En pleine mer, à bord de mon navire. Ah ! j’oubliaisde te dire que j’ai été marin dans ma jeunesse. Ça me connaît, lamer. Je ferais le tour du monde sans me jeter à la côte.

– Et je serai avec vous ?

– Oui.

– Et… elle !

– Elle aussi.

– Mais… l’homme au chien ?

– Pareillement.

– Voilà que je ne comprends plus de nouveau.

– Ça ne fait rien, dit Cent dix-sept.

Et il se souleva à demi.

– Que faites-vous ? demanda Milon.

– J’écoute le bruit de la lime de l’homme au chien.

– Vous lui avez donc donné une lime ?

– Il en a trouvé une dans le manche du couteau.

– Et il scie ses fers ?

– Oui, pour ne pas manquer son homme. Gare la ronde deminuit.

En ce moment, dix heures sonnaient.

– J’ai le temps de faire un somme, dit Cent dix-sept.Bonsoir, Milon. Quand le commissaire fera sa ronde, tum’éveilleras.

Et Cent dix-sept cessa de parler.

 

La ronde de minuit n’est pas quotidienne ; elle n’est mêmepas ordinaire. Pour que cette ronde ait lieu, il faut que desferments de révolte ou d’évasion soient dans l’air. Cent dix-sept,qui depuis quelques jours exerçait sur ses compagnons d’infamie unempire irrésistible, Cent dix-sept avait fait adroitement courircertains bruits sourds qui avaient éveillé l’attention ducommissaire. Ce dernier, depuis trois jours, visitait chaque salleau milieu de la nuit et faisait sonder les fers.

Il redoutait une évasion.

Donc, vers minuit, le commissaire parut accompagné de deuxadjudants et de l’ouvrier libre Noël. Celui-ci, depuis trois jours,était retenu dans l’arsenal jusqu’à dix heures. On n’avait deconfiance que dans son coup de marteau. Le bonnet vert, dit l’hommeau chien, était placé tout au fond de la salle n° 3.

Le commissaire entra. Chaque forçat fut impitoyablement réveilléet chaque chaîne reçut le coup de marteau qui devait dire si elleavait été entamée ou non par la lime.

– Que le diable vous emporte, murmura Cent dix-sept quandson tour arriva.

Puis, feignant de reconnaître le commissaire, il s’excusa de sonmieux. Et quand le commissaire eut passé, il poussa Milon et luidit :

– Attention ! tu vas voir…

Le commissaire, les deux adjudants et le forgeron arrivèrent autollard sur lequel l’homme au chien était étendu et paraissaitdormir. Les deux adjudants qui accompagnaient le commissaireétaient Turpin, l’homme clairvoyant par excellence, et Massolet, lebourreau du chien. Ce dernier portait la lanterne qui servait àéclairer l’opération du sondage. Le forgeron souleva la couverturede crin végétal, c’est-à-dire de varech desséché et tissé quirecouvrait le forçat au bonnet vert.

Celui-ci paraissait dormir et il était couché sur le ventre.Puis, le forgeron donna un coup de marteau et poussa un cri. Enmême temps, le forçat, tout vieux qu’il était, bondit sur letollard. Noël qui, sans doute, avait pris ses mesures et auparavantreçu des instructions du maître, Noël fit un brusque mouvement enarrière. Ce mouvement, parfaitement calculé, renversa la lanterneque l’adjudant Massolet tenait à la main.

Et la lanterne s’éteignit et les ténèbres se firent.

En même temps on entendit des cris sauvages. C’était le forçatqui, délivré de ses fers, s’était élancé sur son ennemi. Puis lebruit d’une lutte qui réveilla toute la salle. Puis un crid’agonie, puis un cri de triomphe !… Le cri d’agonie deMassolet frappé en dix secondes de dix coups de couteau. Le cri detriomphe du meurtrier qui dans les ténèbres, piétinant son ennemifrappé à mort, disait :

– C’est de la part de mon chien !… Milon dit à Centdix-sept :

– Il ne serait pas si crâne, l’homme au chien, s’il necomptait sur toi.

– Tu te trompes, répondit Cent dix-sept, il s’attend à êtrefauché !

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