La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 10

 

Celle qui s’était appelée la baronne Sherkoff pour le monde,Vanda pour lui, Nichette et Mme Prévostpour le Cocodès, poursuivit ainsi :

– J’ai été grande dame, j’ai suivi follement uncriminel ; puis, je suis devenue femme à la mode : mais,avant tout cela, j’étais une fille du peuple, et je n’avais d’autrenom que celui de Vanda.

« J’habitais avec mon vieux père une petite ville desfrontières de la Pologne russe. Notre maison était contiguë à laprison de la ville ; de nos fenêtres nous pouvions voir dansle préau. J’avais alors dix-huit ans, j’étais belle, non point decette beauté fatale qui est mon lot maintenant, mais de cettebeauté ingénue qui reflète la pureté de l’âme et l’innocence ducœur. Mon père était infirme, et je n’avais pour soutenir savieillesse que mon travail d’aiguille.

« Bien avant l’aube, bien après le coucher du soleil, lesprisonniers me voyaient à ma fenêtre, captive du devoir et dutravail.

« C’était au moment d’une de ces insurrections partiellesde la Pologne, toujours vaincue.

« Il y avait parmi les prisonniers un homme d’âge mûr, à labarbe toute blanche, et qui ne se montrait dans le préauqu’enchaîné. Je demandai son nom. On me dit que c’était un grandseigneur polonais condamné à mort. À partir de ce jour, lemalheureux m’intéressa. Je m’aperçus qu’il me regardait, et dèslors je me mis à lui sourire avec compassion. Un matin, un hommevint frapper à la porte de notre modeste logis. C’était un geôlierde la prison.

« – Ma petite, me dit-il, c’est aujourd’hui qu’on exécutele comte polonais. Il a demandé une singulière faveur avant demourir, et il dépend de vous qu’elle lui soit accordée.

« – Ah ! répondis-je ; que faut-ilfaire ?

« – Il veut vous voir avant de mourir ; et il asollicité la permission de s’entretenir seul avec vous.

« – Je vous suis, répondis-je au geôlier.

« Il me conduisit à la prison. Il m’introduisit dans lecachot du condamné qui me dit :

« – C’est bien, vous êtes un ange !

« On me laissa seule avec lui.

« – Mon enfant, me dit alors le vieillard, j’avais troisfils, ils sont morts de la main du bourreau ; j’avais unefemme, elle a eu le même sort. Demeuré seul sur la terre, je vais,dans une heure, poser ma tête sur le billot fatal. Eh bien ! àcette pensée, si mon courage ne faiblit pas, mon cœur et ma raisonse révoltent. Non, il n’est pas possible que l’homme ait le droitde tuer son semblable !

« Depuis un mois que je suis ici, depuis un mois que jevous vois chaque matin à votre fenêtre, je me suis pris d’unetendresse toute paternelle pour vous. Voulez-vous hériter demoi ? On a confisqué tous mes biens, mais j’ai caché monargent, et je vous indiquerai l’endroit où vous trouverez un trésorconsidérable. Je vous fais riche, mais à une condition.

« Et comme je le regardais avec stupeur, ilajouta :

« – À la condition que vous emploierez une partie de cettefortune à racheter, tous les ans, par tous les moyens possibles, unpauvre diable de l’échafaud.

« Il se passa alors en moi quelque chose d’étrange commeune révélation de l’avenir.

« Je regardai cette belle et noble tête qui allait tomber,et je fus prise d’un saint respect et d’un amour tout filial pourcet homme. Et, me mettant à genoux devant lui : – Je vousobéirai, mon père, lui dis-je.

La jeune femme s’arrêta un moment, et Cent dix-sept vit unelarme briller dans ses yeux. Elle lui tendit son verre :

– Donnez-moi à boire, dit-elle, car le vin réchauffe, etj’ai froid.

Elle avala un grand verre de champagne et reprit :

– Maintenant, dit-elle, me voyez-vous, à trois ans de là,riche de près de deux millions, orpheline, car mon père était mortquelques mois après l’exécution du malheureux comte polonais,entourée, fêtée et la femme heureuse d’un seigneur russe qui nes’était point préoccupé de l’étrange provenance de mon argent.

« Mais j’étais une femme de parole, et je n’avais acceptéle trésor du décapité qu’à la condition de remplir mes engagements.Le premier voyage que fait un Russe en compagnie de sa jeune femmea Paris pour but. Ce fut un hiver de fêtes splendides pour moi quele premier hiver que nous passâmes à Paris.

« Tout à coup un crime mystérieux s’accomplit et éveilla lacuriosité publique. Une femme jeune et riche, logée rue deProvence, dans un somptueux appartement, avait été trouvée dans sonlit frappée de dix-sept coups de poignard.

« Par qui ?

« La rumeur populaire a bientôt désigné l’assassin. C’estun grand jeune homme à tournure élégante et qui a l’air d’unmilitaire. Il aimait cette femme, il était jaloux. Le crimes’explique et il s’explique d’autant mieux qu’on n’a rien volé.Bijoux, diamants, argenterie, quelques billets de mille francs, onn’a rien soustrait. La police se met en campagne ; l’opinions’agite et se démène ; chacun trouve une version ; maistoutes les versions s’accordent sur un point : elles prêtent àl’assassin un côté d’héroïsme qui me charme.

« Voilà, me dis-je, l’homme que j’arracherai à l’échafaud.Et dès lors, je dévore les journaux, je m’enquiers si l’assassin aété arrêté.

« Mais l’assassin est en fuite ; je l’apprends avecregret, car c’est lui que j’aurais voulu sauver.

« Le baron Sherkoff était, comme beaucoup de Russes, unhomme violent, brutal, joueur. Il m’avait épousée pour mon argent,et, dans un moment d’ivresse, il avait osé me le dire. Mon amourdès lors s’était changé en haine ; et, au fur et à mesure quecette haine se développait, un sentiment indéfinissable pénétraitdans mon cœur. J’aurais voulu voir ce tigre altéré de jalousie etde vengeance qui avait frappé une femme de dix-sept coups destylet.

« Nous habitions, avenue Montaigne, le baron et moi, unpetit hôtel isolé au fond d’un jardin. Je lui avais confié lesecret de ma fortune et la tâche que je m’étais imposée. Il s’étaitmis à rire et s’était moqué de moi. Puis il était allé plus loinencore, il avait raconté mon histoire à ses compagnons de débauche,et cette histoire avait fini par courir tous les salons deParis.

« Une nuit j’étais seule, en proie à une vague inquiétude,rêvant de ce malheureux qui fuyait l’échafaud et que l’échafaudprendrait tôt ou tard. Les domestiques étaient couchés. J’avais ungrand feu dans la cheminée et les fenêtres étaient ouvertes sur lejardin. La pièce où je me tenais était un petit boudoir aurez-de-chaussée.

« Soudain, j’entends du bruit dans le jardin ; jecours à la fenêtre et m’arrête saisie d’effroi. Un homme a sautépar-dessus le mur, il vient à moi, escalade la fenêtre, tombe aumilieu du boudoir et me dit :

« – Sauvez-moi !…

« Il était jeune, il était beau, il avait un regard fatalqui me bouleversa jusqu’au fond de l’âme.

« C’était lui.

« – Sauvez-moi ! répéta-t-il. On me poursuit. Je suisperdu.

« Et comme je sens que tout mon sang afflue vers mon cœur,il ajoute :

« – C’est moi qui ai tué la femme de la rue deProvence !

« Je ne sais pas, je n’ai jamais su et je ne saurai jamaisce qui se passa alors entre nous. Mais cet homme avait, comme vous,un don étrange de fascination.

« Avez-vous lu Balzac et sa Femme de trenteans ? Vous souvenez-vous de cette jeune fille qui seprend tout à coup d’un amour terrible et fatal pour unassassin ? Cet homme parle et elle l’écoute ; il luidit : « Suivez-moi ! » et elle le suit.

« Elle le suit, malgré les pleurs de sa mère, malgré lessupplications de son père, malgré les embrassements de ses frèreset de ses sœurs, malgré tout ! Eh bien ! j’éprouvaiquelque chose de semblable alors. Cet homme souillé de sang, que jevoyais pour la première fois, il me sembla que je l’avais toujoursconnu ; qu’il était la chair de ma chair ; que sa vie enpéril c’était la mienne qu’on menaçait.

« J’éveillai ma femme de chambre, une fille qui m’étaitdévouée ; je rassemblai à la hâte des bijoux, du linge, del’argent ; j’envoyai chercher une voiture, et je dis àl’assassin : « Partons ! » Il y avait un trainde nuit qui allait au Havre ; j’avais pris le passeport de monmari, je le donnai à cet homme. Une heure après, nous étions enroute.

« Quant à mon mari, lorsqu’il rentra au petit jour, àmoitié ivre et douloureusement affecté par une perte de jeu, iltrouva un mot de moi ainsi conçu :

« Je ne vous aime plus, et je vous méprise. Adieu, vousne me reverrez jamais. »

Elle s’interrompit encore, et tendant son verre :

– Mais donnez-moi donc à boire ! dit-elle, j’étouffe…et il me semble que j’ai un fer rouge dans la gorge !

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