La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 25

 

Le manuscrit contenait une seconde lettre de la même écriture.Elle était datée du mois de juillet 1848, et ainsiconçue :

« Mon enfant,

« Le vicomte de Morlux est mort. Je suis veuve.Hélas ! votre père n’est plus, et vous êtes toute seule sur laterre. Mais je veux enfin réparer mes torts et vous rendre votremère. Hélas ! pas pour longtemps peut-être, car le chagrin afait de moi une vieille femme avant l’âge ; mais vos frèresvous aimeront, les chers enfants !

« Ah ! j’ai le cœur débordant de joie au souvenir dece qui vient d’arriver. Écoutez.

« Tant que votre père a vécu, j’ai eu de vos nouvelles deuxfois par an par l’entremise d’un messager sûr. J’ai pu ainsiassister à votre enfance, à votre jeunesse ; je sais que vousétiez belle.

« Aujourd’hui, je ne sais plus rien, car voici deux annéesque je n’ai pas reçu de lettre de Vienne, et c’est par les journauxque j’ai appris la mort de mon cher comte Z… Qu’étiez-vousdevenue ?

« Dans sa dernière lettre, le comte m’annonçait votreprochain mariage avec un jeune officier autrichien, le baronMiller. Peut-être êtes vous heureuse mère, heureuse femme et nesouhaitez-vous rien en ce monde. Et cependant votre vieille mère nevoudrait pas mourir sans vous voir et vous embrasser. Elle a vouluréparer ses torts ; elle a voulu vous faire une famille. Vousn’êtes plus l’enfant du hasard ; grâce au noble cœur de vosfrères, j’ai pu vous adopter.

« Voici ce qui est arrivé :

« Karle, mon fils aîné, est entré un matin dans ma chambre,il y a huit jours, et m’a dit, en se mettant à genoux devantmoi :

« – Ma bonne mère, Philippe et moi, nous savons quemon père vous a rendue la plus malheureuse des femmes, et qu’il a,par sa conduite, légitimé, pour ainsi dire, la faute de votre âgemûr. Philippe et moi, nous savons tout. Vous avez une fille. Sonpère, le comte Z…, était un de ces grands seigneurs hongrois dontla fortune est mince pour ne pas dire nulle. Le comte est mort. Quisait ? Sa fille est peut-être dans le dénuement le pluscomplet. Nous sommes riches, nous, et notre fortune peut êtredivisée en trois. – Voulez-vous, par un moyen détourné, faireasseoir notre sœur à la table de la famille ?

« J’ai jeté un cri de joie et j’ai baisé la main de monfils.

« – Voilà, m’a-t-il dit, le moyen que je vous propose.Nous allons partir ensemble pour Kissingen ; nous lèveronsl’acte de naissance de Sophie, et vous l’adopterez par un acte bienrégulier.

« On n’en saura rien à Paris de votre vivant : maisvotre fille, notre chère sœur, pourra venir comme une parente vivresous votre toit, et vous servir de bâton de vieillesse.

« Je suis garçon, Philippe a perdu sa femme et n’a qu’unenfant. Ce secret ne sortira donc point des bornes les plusétroites de la famille.

« Je pars ce soir pour Kissingen avec Karle et Philippe. Àmon retour, j’espère vous trouver à Paris. Venez, mon enfant,venez !… »

Là s’arrêtait la première écriture du manuscrit ; il étaitfacile de voir que les deux textes avaient été réunis longtempsaprès dans le même cahier.

C’était maintenant la baronne Miller qui prenait la plume.

« Le jour où cette deuxième lettre de ma mère m’arriva, jevenais d’être cruellement éprouvée. J’étais veuve. Élevée par monpère, le comte Z…, j’avais été amenée à Vienne au moment oùj’atteignais ma dix-septième année. Le comte Z… n’était pas riche,en effet, comme l’avait dit mon frère Karle, mais il occupait à lacour un emploi distingué, et il touchait des sommes considérablespour les différentes charges dont il était titulaire.

« Je vivais donc comme une jeune fille riche et élégante,et j’étais de toutes les fêtes. Un colonel des uhlans, le baronMiller, me vit, m’aima et demanda ma main. Six mois après monmariage, mon père mourut ; mais l’amour de mon mari, quej’adorais, adoucit l’amertume de mes regrets, et bientôt une joienouvelle vint faire battre mon cœur. Je mis au monde, à la mêmeheure, deux charmantes petites filles ; vous, mes enfants.Vous étiez jumelles. L’une était blonde, l’autre brune. Votre père,le baron Miller, était un des plus riches seigneurs de l’empireautrichien. Il m’avait reconnu en dot deux millions de thalers, unpeu plus de huit millions de francs. Hélas ! cette fortuneimmense devait être la source de tous nos malheurs. Ce mariage, quema mère ignorait, ses fils, Karle et Philippe de Morlux lesavaient. Tandis qu’ils lui disaient, à elle, que j’étais pauvre,sans doute ils savaient que, mes enfants et moi, nous possédionsune fortune princière. Et, dès lors, la pensée coupable des’approprier cette fortune a germé dans leur esprit infernal.

« L’Italie autrichienne venait de se soulever ; Venisese proclamait en république. Le Milanais appelait le roiCharles-Albert comme un libérateur. L’armée autrichienne, danslaquelle commandait votre père, et l’armée piémontaise serencontrèrent dans les plaines de Novare. Votre père fut tué, versle soir, quand la bataille était gagnée. Le dernier boulet ennemifut pour lui.

« Sa mort, qui vous faisait orphelines et qui me rendaitveuve, M. Karle de Morlux l’apprit avant moi. Vous comprenezmaintenant pourquoi il avait conseillé à ma mère de m’adopter. Sivous mouriez, j’héritais de vous ; si je mourais à mon tour,c’était ma mère qui héritait de moi, en vertu de ce malheureux acted’adoption auquel j’ai eu la faiblesse de souscrire. Maissoupçonne-t-on jamais le crime ?

« Cette lettre de ma mère qui m’arrivait et me trouvaitdans les larmes fut pour moi une consolation suprême. Vous aviez unan, mes chères petites ; vous pouviez supporter les fatiguesd’un long voyage. Je sentis s’agiter alors en moi une fibre quin’avait jamais vibré. Je songeais à ma mère et je partis, vousemmenant en France. Mon frère Karle était venu à ma rencontrejusqu’à Strasbourg. Il me reçut avec effusion, vous couvrit decaresses, et me dit qu’il vous servirait de père. Seulement, enroute, il me dit encore :

« – Ma chère sœur, vous savez le mystère qui pèse survotre naissance. Ce mystère, il est inutile de le révéler à lasociété parisienne, qui a pour votre mère la plus grande estime etune sorte de vénération. Nous vous avons donc préparé une sorted’état civil. Vous êtes une nièce de mon père, qui avait marié unede ses sœurs en Allemagne.

« – Je serai ce que vous voudrez, lui dis-je, pourvuque je puisse voir ma mère.

« Nous arrivâmes à Paris. Philippe de Morlux, celui quiportait le titre de baron, m’avait fait préparer un appartement àl’hôtel des Colonies. Ce fut là que je descendis. Une heure après,ma mère arriva. Elle me prit dans ses bras et me couvrit debaisers, en présence de mes frères qui paraissaient attendris. Vousautres, mes pauvres petites, vous fûtes littéralement dévorées decaresses.

« Et je souriais à travers mes larmes, car Dieu qui venaitde me prendre votre père me rendait une famille. Pendant une année,je menai une vie presque sauvage. Vous grandissiez, mes enfants, etl’amour de ma mère, l’affection que mes frères paraissaient metémoigner adoucissaient ma douleur, car votre père était toujoursvivant au fond de mon cœur. Hélas ! ce bonheur devait être decourte durée.

« J’avais quitté l’hôtel des Colonies pour habiter unevieille demeure où je suis encore, à l’heure où j’écris, mais oùvous n’êtes plus, mes chères petites. Un soir, un domestique de monfrère Karle arriva en toute hâte. Ma mère se mourait. De quel malsubit ? je ne sais… Mais elle n’eut que la force de me prendreles mains, de me regarder avec une tendresse épouvantée et de medire : « Méfiez-vous de vos frères ! » Puiselle expira.

« Le lendemain, j’eus l’explication de ces parolesmystérieuses. Le même domestique qui, la veille, était venum’annoncer l’agonie de ma mère, se présenta chez moi, et se mit àgenoux en me disant :

« – Pardonnez-moi, madame, mais je ne veux pas êtreplus longtemps l’instrument du crime. Je viens vous faire maconfession. »

– Eh ! eh ! murmura le major Avatar interrompantde nouveau sa lecture, je crois bien que la mort de ta maîtressen’est pas le seul crime que ces gredins-là ont à se reprocher.

– Continuez, dit Milon qui pleurait à chaudes larmes.

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