La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 10

 

Il y avait trois jours que Mlle Antoinettes’était évanouie en apprenant de la bouche même deMme Raynaud que Pauline de Beaurevert était morteil y avait plus de dix ans.

La pauvre dame infirme avait appelé au secours ; lesvoisins étaient accourus ; on avait prodigué des soins à lajeune fille et fini par lui faire reprendre ses sens, mais la causede son évanouissement était demeurée un mystère. Depuis troisjours, Antoinette était changée, comme si elle eût fait une gravemaladie. Pâle, l’œil atone, tressaillant au moindre bruit, elleavait sans cesse devant les yeux cet homme qui, sans doute, avaitspéculé sur son dénuement.

Et elle s’était servie de cet argent ! et quand cet hommeviendrait, elle ne pourrait pas le lui rendre… car il reviendraitsûrement un jour ou l’autre – Antoinette savait assez la vie déjàpour n’en pas douter – réclamer le prix de ses services. Et elle nepourrait pas lui rendre la somme entière ; car elle n’avaitpas touché au reste et s’était hâtée d’enfermer les cinq centsfrancs qu’elle avait encore au plus profond d’un tiroir, comme sila vue de cet argent lui eût été odieuse.

Elle s’était remise au travail avec plus d’ardeur que jamais,allongeant les jours, abrégeant les nuits. Le petit père Rousselet,qui prenait goût à son commerce de traductions, était revenu,apportant un gros volume britannique où la vie d’un parfaitgentleman et d’une lady accomplie était racontée minutieusement enquatre cent trente pages d’un ennui mortel, assaisonnées à chaquechapitre de tartines beurrées, de thés et de sandwiches. On mangeénormément dans les romans anglais. Le petit père Rousselet avaitdonc apporté ce volume en disant à la jeune fille :

– Je vais faire une folie, mais je suis en veine, tantpis ! si vous me rendez ce volume à la fin de la semaine, jevous donne trois cents francs.

– Trois cents francs ! ! !

Antoinette s’était mise à l’ouvrage. Elle se couchait à minuitet se levait à quatre heures du matin, se disant :

– Si cet homme pouvait attendre huit jours, je seraissauvée !

On lui avait payé une centaine de francs de leçons, etmaintenant elle avait un espoir, c’est que sa lettre se croiseraitavec la lettre mensuelle de Madeleine, qui renfermait régulièrementune centaine de francs.

Oh ! alors il faudrait bien qu’Antoinette retrouvât cethomme qui avait eu l’audace de lui faire un mensonge pourl’obliger. Elle se souvenait de son nom ! elle bouleverseraittout Paris pour arriver jusqu’à lui et le forcer à reprendre sonargent.

Le quatrième jour commençait et elle n’avait aucune nouvelled’Agénor.

– Ah ! s’il pouvait attendre encore !murmura-t-elle ; trois jours, plus que trois jours !

La mère Philippe entra comme à l’ordinaire, vers sept heures.Depuis qu’elle faisait le modeste ménage des deux femmes, laconcierge avait fini par calculer à peu près rigoureusement aunombre de feuillets entassés sur la table, l’heure du lever de lajeune fille.

– Oh ! mademoiselle, dit-elle ce jour-là, vous n’êtesvraiment pas raisonnable ! Vous vous êtes levée bien avantquatre heures.

– C’est possible, dit Antoinette ; je suis trèspressée pour ce travail-là, ma bonne Philippe.

La vieille femme était toujours très respectueuse avecAntoinette, mais son respect n’était point dépourvu d’une certainefamiliarité affectueuse.

– Ma bonne demoiselle, dit-elle, en appuyant une de sesmains sur la table de travail, vous savez si nous vous aimons,Philippe et moi…

– Oh ! je le sais ! dit Antoinette, et jen’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi.

– Eh bien ! reprit la mère Philippe, vous avez unnouveau chagrin, bien sûr ; nous le disions avec Philippe,hier soir, en nous couchant. Vous êtes revenue avec bien del’argent, l’autre jour, et…

– Taisez-vous, au nom du ciel ! dit Antoinette.

– Pardon si je viens de vous faire de la peine, reprit lamère Philippe avec émotion ; si seulement Philippe ou moi,nous pouvions vous tirer de peine ! Justement mon frère estrevenu ; il est tout à votre service.

– Merci, ma bonne femme, dit Antoinette ; mais vousvous trompez, je n’ai aucun chagrin et n’ai besoin de rienmaintenant.

Et, comme elle parlait ainsi, Antoinette laissa tomber une larmesur le feuillet commencé qu’elle avait devant elle.

– Oh ! c’est mal, dit la mère Philippe, c’est trèsmal, ça, mademoiselle, d’avoir méfiance de nous qui vous aimonstant !

L’accent de la pauvre femme avait quelque chose de douloureuxqui alla au cœur d’Antoinette. La pauvre fille tendit la main à laconcierge et lui dit :

– Je veux tout vous dire.

Et elle lui confia, en effet, sa singulière rencontre avecM. Agénor de Morlux, l’histoire du billet de mille francs, lemensonge qu’il lui avait fait et les angoisses mortelles qu’elleéprouvait depuis ce temps-là. Mais la mère Philippe n’avait pas ladélicatesse excessive de la jeune fille.

– Ah ! dit-elle, je donnerais bien ma tête à couperque ça finira bien, tout cela.

– Que voulez-vous dire ? demanda Antoinette toutetremblante.

– M. Agénor de Morlux, continua la mère Philippesuivant son idée, je connais ça, moi. Oui, c’est un jeune hommetrès riche…

– Il faut qu’il le soit, murmura Antoinette avec amertume,pour faire de semblables folies.

– Eh ! mais, reprit la mère Philippe, je crois bienque mon mari connaît son valet de chambre.

Le front plissé d’Antoinette se dérida un peu.

– Alors, dit-elle, il sera facile de savoir où il demeure,ce monsieur ?

– Oh ! pour ça, oui…

– Trois jours encore ! murmura Antoinette.

La mère Philippe ne comprenait trop rien aux exclamations de lajeune fille, mais elle suivait toujours son idée :

– Après ça, dit-elle, on a vu des choses plus étonnantesque ça !

– Quoi donc ? dit Antoinette.

– Voyez-vous, mademoiselle, reprit la mère Philippe,M. Agénor est assez riche…

– Eh bien ?

– Assez riche pour deux.

– Je ne comprends pas, dit la jeune fille.

– Et quand ce n’est pas pour le bon motif, on ne jette pascomme ça des billets de mille francs par la fenêtre !

– Que voulez-vous dire ? demanda Antoinette, quin’osait pas comprendre.

– Pourquoi donc qu’il ne serait pas tout de bon amoureux devous, si belle et si sage, et si bien éduquée qu’on dirait uneprincesse ? dit la mère Philippe avec un naïfenthousiasme ; et qu’il ne vous épouserait pas comme une fillede bonne maison que vous êtes ?

Les joues d’Antoinette s’empourprèrent et son irritations’évanouit un moment. Mais bientôt la pâleur reparut sur son visageet elle murmura avec un amer sourire :

– On n’épouse pas une pauvre fille comme moi !…

– Pourquoi donc ça ? Pourquoi donc ça ? demandala mère Philippe. Tenez, moi qui vous parle, j’ai bien épousé monsecond mari quand il n’avait que ses deux bras, ses trente-deuxdents pour manger et ses deux yeux pour pleurer, et pourtantj’étais une femme établie, moi… je payais patente !

Et la mère Philippe se redressa avec un sentiment d’orgueil,bien légitime, après tout.

– Ah ! dit Antoinette en essayant de faire trêve unmoment à l’amertume de ses pensées, vous étiez donc veuve quandvous avez épousé le père Philippe ?

– Et établie, encore.

– Dans quel commerce ?

– Je tenais un commerce de liqueurs et de marchand de vinau Gros-Caillou, dans la rue de Grenelle, dit la mère Philippe, etj’avais des économies, et tous les maçons du quartier mangeaientchez moi… Eh bien ! tout ça s’est en allé… Nous avons fini parfaire de mauvaises affaires ; voyez-vous, Philippe n’entendrien au commerce. Un beau matin, nous nous sommes réveillés ruinés…et nous avons été bien heureux de trouver une place deconcierges.

– Pauvres gens ! murmura Antoinette, qui oubliait sespropres misères.

– Mais ça ne fait rien, reprit la mère Philippe, j’ai dansl’idée, moi, que ce M. Agénor…

– Oh ! taisez-vous ! taisez-vous ! mèrePhilippe.

– Bah ! bah ! s’il me demandait desrenseignements, je saurais bien lui dire, moi, qu’il peut chercherpar la terre entière, et même ailleurs, et que jamais il netrouvera une perle comme vous.

La mère Philippe fut interrompue par la pendule qui sonnait huitheures, et deux coups discrets qu’on frappa à la porte. Antoinettese retourna et pâlit de nouveau. C’était le père Philippe quiapportait deux lettres : l’une, bariolée de timbres ;l’autre, avec un cachet rouge armorié. À la vue de la première,Antoinette s’écria :

– Ah ! c’est de Madeleine !

Puis elle saisit la seconde en tremblant, et n’osa l’ouvrir.

– Je parie, dit la mère Philippe, que c’est deM. Agénor de Morlux.

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