La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 19

 

La tête qui venait d’apparaître au milieu de ce trou béant étaitcoiffée d’un chapeau ciré de marin. Après la tête se montrèrent lesépaules, puis les bras s’étendirent en croix sur le sol et l’hommetout entier se dressa dans le cachot.

Il avait posé sur le bord du trou une lanterne sourde.

L’homme au chien recula stupéfait et jeta un cri.

– Cent dix-sept ! dit-il.

– Si tu veux que ta tête continue à tenir sur tes épaules,répondit le forçat, tais-toi et suis-moi.

– Vous suivre ? exclama l’homme au chien.

– Et tout de suite, répondit Cent dix-sept, car dans quatreou cinq heures on va venir te chercher. Et, cette fois, ce serapour de bon, car je n’ai pas enrayé la nouvelle machine.Comprends-tu maintenant ?

Le condamné comprenait si peu que le délire le reprit.

– Je crois bien que je suis mort, dit-il, et que tout cequi m’arrive maintenant se passe dans l’autre monde.

Cent dix-sept était à peine de taille ordinaire, il était minceet fluet ; on eût dit un élégant cavalier du boulevard desItaliens, jeté au bagne à la suite de quelque drame ténébreux.

L’homme au chien était grand et fort ; il avait presque lacarrure d’épaules de Milon. Cependant Cent dix-sept le prit dansses bras comme il eût fait d’un enfant.

– Si tu deviens fou, tant pis pour toi, dit-il, mais ilfaut que je te sauve, et je te sauverai !

Et il le poussa dans cet abîme mystérieux qui venait des’ouvrir. Le condamné y tomba en poussant un cri. Mais la chutequ’il venait de faire eut pour résultat de lui rendre sa présenced’esprit. Cent dix-sept le rejoignit, toujours muni de sa lanternesourde. Alors le condamné put voir le lieu où il se trouvait :c’était une espèce de boyau souterrain qui allait se rétrécissantcomme dans un trou à renard.

– Voyons, lui dit Cent dix-sept, comprends-tu,maintenant ?

– Oui, répondit le bonnet vert. Vous venez me sauver.

– C’est fait, si tu continues à me suivre.

– Mais, où me conduisez-vous ?

– Viens toujours.

Et Cent dix-sept montra alors le travail mystérieux.

– Il a fallu cinq jours pour creuser ce joli chemin,dit-il, et on n’a pas perdu de temps, je t’assure.

– Et c’est pour moi ? fit le condamné, qui nes’expliquait point l’intérêt qu’il inspirait à Cent dix-sept.

– Non, répondit le forçat ; pour un autre que tu asconnu sans doute, et qu’on n’a pas pu sauver.

En même temps il reposa sa lanterne sur le sol, tira un couteaude sa poche et coupa la manicle de la camisole de force. Lecondamné se trouva libre.

– À présent, en route ! dit Cent dix-sept.

Et il se mit à marcher devant, courbant d’abord la tête, puiss’accroupissant, puis finissant par ramper à plat ventre, car leboyau souterrain allait toujours en se rétrécissant. Le condamnéavait retrouvé toute sa raison, et l’espoir de la vie, l’instinctde la liberté le mordaient au cœur. Il suivit Cent dix-sept,finissant comme lui par avancer à plat ventre.

Le trajet fut long. Quelquefois Cent dix-sept s’arrêtait pourprêter l’oreille ; puis, il se remettait en marche. À uncertain moment, le condamné s’aperçut que la route souterrainemontait peu à peu, comme si elle eût voulu rejoindre la surface dusol.

– Sais-tu où nous sommes ici ? demanda Centdix-sept.

– Non.

– Sous les murs de l’arsenal.

– Ah !

Au bout de vingt minutes, le boyau parut s’élargir un peu. Enmême temps, une bouffée d’air humide vint frapper le condamné auvisage. Alors Cent dix-sept éteignit sa lanterne.

– Avance toujours ! dit-il en tournant la tête.

À mesure que le condamné continuait son chemin, l’air devenaitplus vif.

– Une belle nuit pour une évasion ! murmura Centdix-sept. Il pleut là-haut comme le jour du déluge.

Enfin, au bout de quelques minutes encore, Cent dix-septs’arrêta pour tout de bon. L’homme au chien put alors passer satête par-dessus l’épaule du forçat et regarder devant lui. Il avaitaperçu quelque chose de moins noir que les ténèbres du souterrain,et il reconnut qu’ils étaient au bout. L’orifice du boyauaboutissait au bord de la mer, dans un endroit désert, de l’autrecôté du port marchand. La nuit était sombre, il ventait tempête,comme disent les marins, et la mer était soulevée en lames énormesqui venaient parfois obstruer l’entrée du souterrain et quicouvrirent d’écume, par deux fois, Cent dix-sept et le condamné. Enmême temps, il tombait une pluie torrentielle.

– Prends garde qu’une lame ne t’emporte, murmura Centdix-sept.

La mer était au-dessous ; ni à droite, ni à gauche, lamoindre langue de terre ou de sable.

– Sais-tu nager ? demanda Cent dix-sept.

– Je l’ai su, mais il y a longtemps !

– Il vaut encore mieux se noyer qu’être guillotiné.Allons ! déshabille-toi lestement. Si les forces te manquent,je te soutiendrai. Autrefois, je nageais comme un terre-neuve.

En un clin d’œil, le condamné fut nu comme un ver. Cent dix-septdéroula une corde qu’il avait autour de sa ceinture et en donna unbout au condamné.

– Maintenant, dit-il, attendons !

La pluie était si intense qu’on eût dit un brouillard quiréunissait la terre et le ciel. La mer roulait des montagnesd’écume et déferlait avec furie. On eût dit l’Océan brisant seslames houleuses contre les rochers du Finistère.

Cent dix-sept eut un sourire moqueur et dit aucondamné :

– Quand on s’apercevra de notre évasion, le diablem’emporte si on supposera que nous sommes partis par mer !

– Mais où comptez-vous donc m’emmener ? demanda lecondamné, qui grelottait sous le vent et la pluie.

– Où tu voudras, répondit Cent dix-sept.

– Je ne comprends pas, répondit l’homme au chien.

– Tu comprendras tout à l’heure.

En ce moment, un bruit aigu domina le roulement du tonnerre, lesmugissements du vent et les colères de la mer ; puis un éclairse fit, et à la lueur de cet éclair le condamné vit à cent brasses,au large, une chaloupe qui dansait sur la lame.

Le bruit qui venait de retentir était un coup de sifflet. Centdix-sept prit à sa ceinture un sifflet de contremaître d’équipageet répondit au signal.

– À l’eau ! dit-il à son compagnon.

Et il se jeta à la nage tout vêtu, sans même quitter son chapeauciré, retenu à son cou par un fil de caoutchouc.

Le vieux bonnet vert n’hésita pas. Mais la nuit était si noireet la mer si grosse que, sans le bout de corde que lui avait donnéCent dix-sept, il n’aurait pu le suivre. Cependant le vieillardsavait nager et l’instinct de la conservation rendit à ses membrestoute la souplesse et toute la vigueur de la jeunesse. La chaloupen’osait avancer plus près de la côte, de crainte de se briser surquelque récif, et les ténèbres étaient si épaisses que lorsque leséclairs s’éteignaient, les deux nageurs, sans cesse roulés par lalame, ne s’apercevaient plus. Mais les coups de sifflet sesuccédaient de minute en minute et guidaient Cent dix-sept.

Enfin, un éclair encore lui montra la chaloupe tout près de lui.Il fit un dernier effort, fendit une dernière lame et se cramponnaà un aviron qu’on lui tendit. Il était temps ! le bonnet vertétait à bout de forces et se sentait couler au fond de l’eau. Onfut obligé de le hisser à bord, où Cent dix-sept monta lestement lepremier.

Il y avait deux hommes dans la chaloupe, deuxcompagnons comme on disait au bagne.

Un nouvel éclair permit au condamné de les reconnaître… et iljeta un cri d’effroi. Ces deux hommes, qui avaient dépouillé lalivrée d’infamie pour revêtir des vareuses de matelots, étaientMilon et Jean le Boucher, c’est-à-dire le bourreau !

– Ne crains rien, dit celui-ci au bonnet vert ; je nesuis plus l’homme qui tue. Grâce au maître, je suis devenu l’hommequi sauve.

– Au deux-mâts, d’abord ! commanda Cent dix-sept, surles épaules ruisselantes duquel Milon jeta respectueusement uncaban de marin.

Et la chaloupe continua à danser sur la lame comme une blanchemouette qui se joue de l’orage.

Pendant une heure, la frêle embarcation roula du sommet desvagues dans les abîmes inconnus, pour remonter encore et descendretoujours. À mesure qu’elle gagnait le large, la mer devenait plusforte et la nuit plus sombre. Pourtant un nouveau coup de siffletdomina enfin la tempête, et un éclair, qui déchira la voûte duciel, montra dans le lointain aux quatre hommes de la chaloupe lepetit deux-mâts, incliné sur la lame, ses voiles à demicarguées.

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