La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 16

 

La cour martiale était expéditive.

C’était dans la nuit du lundi au mardi que le bonnet vert,surnommé l’homme au chien, avait assassiné le garde-chiourmeMassolet. À onze heures du matin, le mercredi, le meurtrier parutdevant ses juges. Trois hommes savaient au bagne que l’on feraitdes efforts inouïs pour sauver le bonnet vert. Ces trois hommesétaient Milon, l’ouvrier libre, Noël, dit Cocorico, et le forçatCent dix-sept.

Le bonnet vert l’ignorait. Il s’attendait à mourir, et ce futdans cette conviction qu’il parut devant la cour martiale. Il avouatout sans détours, simplement, en homme qui n’a vécu dix années quesoutenu par l’espoir de mourir vengé.

La loi martiale ignore les circonstances atténuantes, quand ils’agit d’un forçat ; elle est muette sur le recours en grâceauprès du souverain, et son application suit, à vingt-quatre heuresde distance, le prononcé de l’arrêt. À midi, le bonnet vert étaitcondamné, et son exécution fixée au lendemain pour la mêmeheure.

Le télégraphe électrique ne va pas plus vite qu’une nouvelle àtravers le bagne.

Tout le monde savait, quelques minutes après, le sort du bonnetvert. Massolet n’avait survécu que quelques heures. Le repos demidi ce jour-là fut lugubre.

Il y a au bagne cent condamnés qui ont évité l’échafaud et n’ontdû leur salut qu’à un hasard providentiel.

Il y en a cent autres, qui, dans leurs projets d’évasion, ontcalculé l’assassinat d’un gardien ou d’un portier-consigne. Il n’enest aucun qui ne frissonne lorsqu’on vient leur dire que laguillotine va se dresser. La guillotine du bagne est l’œuvre desforçats eux-mêmes. Le bourreau et ses aides sont des forçats. Maisles ouvriers qui travaillent à ce sinistre instrument n’ont jamaisaccompli leur tâche de bon cœur. Il a fallu que le bâton jouât.

Le forçat qui a accepté, pour quelques centilitres de vin et uneprime, ces redoutables fonctions s’est condamné par là même à vivrehors de la loi de ses semblables. Il n’a pas l’estime deses compagnons d’infamie.

Quelquefois le bourreau est un ancien exécuteur des hautesœuvres ou un de ses aides que ses vices ont conduit au bagne. Alorscesse la proscription : l’ostracisme perd sa rigueur ; leforçat est logique ; il admet qu’un homme continue saprofession. Mais, hors ce cas-là, le bourreau est un paria.

Le bourreau d’alors était un ancien boucher. Aussi grand etaussi fort que Milon, d’intelligence obtuse comme lui, doué d’unappétit féroce que le régime alimentaire du bagne ne parvenait pasà satisfaire, il avait sollicité le terrible emploi d’exécuteur, unpeu pour donner libre cours à ses instincts sanguinaires etbeaucoup à son appétit. Le code qui régit la chiourme accorde aubourreau la ration de vivres du patient. Mais l’isolement quis’était fait aussitôt autour de lui avait bientôt été pour cethomme un châtiment épouvantable.

Il était seul !… Et, de ce jour, le vorace n’avait plusfaim ; le boucher, dont la jeunesse s’était écoulée dans unabattoir, et que l’odeur du sang grisait, avait eu horreur dusang.

Un jour, il était allé se jeter aux pieds du commissaire, lesuppliant d’accepter sa démission.

Mais les règlements ne permettent point de résigner de pareillesfonctions[4] . Aussi cet homme traînait-il au bagneune existence épouvantable, et il eût donné tout son sang pour unepoignée de main d’un compagnon. Mais la poignée de main ne venaitpas.

À peine, ce jour-là, connut-il le sort du bonnet vert qu’il sesentit pâlir, et que ses dents s’entrechoquèrent bruyamment. Sombreet morne, il était allé s’asseoir au bas d’une de ces grandes pilesde bois qui encombrent le Mourillon. C’était l’heure du repos,l’heure où les condamnés peuvent causer entre eux, et les condamnéspassaient auprès de lui et pas un ne lui adressait la parole.Quelques-uns même affectaient de se détourner de leur chemin ettémoignaient par un geste de l’horreur qu’il leur inspirait.

Ce malheureux, les coudes sur ses genoux, la tête dans sesmains, accroupi plutôt qu’assis, jetait autour de lui, à traversses doigts crispés, un regard triste et désolé. Tout à coup unhomme s’approcha. Au bruit de ses pas le bourreau tressaillit et seleva brusquement. L’homme approchait toujours. Pourtant c’était unforçat couplé, car son compagnon de chaîne suivait à distance. Etcet homme, avançant encore, ne s’arrêta qu’auprès du bourreau.

– Que fais-tu là, compagnon ! lui dit-il, etpourquoi donc es-tu seul ?

– Je suis seul aujourd’hui, comme hier, comme demain, commetoujours, répondit le bourreau de sa voix triste et caverneuse. Neme connaissez-vous pas ?

– Tu t’appelles Jean le Boucher ?

– Non, Jean le bourreau, ricana le malheureux.

– Et ton lot, continua le forçat, est de vivreseul ?

– Seul… toujours seul ! murmura le bourreau avecdésespoir.

– Tu es à vie ici ?

– Oui.

– Quel âge as-tu ?

– Quarante ans.

– Quel crime t’a amené ici ?

– J’ai tué ma femme, un soir que je rentrais ivre.

– Ainsi, reprit le forçat, tu es condamné au bagne pourtoute la vie ?

– Ah ! gémit le bourreau, qu’est-ce que le bagne pourles autres et pour vous ? Vous causez, vous vous aimezparfois, vous vous servez les uns les autres.

– C’est vrai.

– Moi, je suis un maudit qu’on fuit.

– Pourquoi ne t’évades-tu pas ?

– M’évader ? est-ce possible ? Mais vous devezbien savoir, compagnon, que personne ne peut s’évader sans lesecours d’un ou de plusieurs camarades, et je n’ai pas decamarades, moi.

– C’est juste.

– Je mourrai au bagne… et je mourrai bourreau.

– Peut-être !… dit le forçat.

Ce seul mot fut pour le malheureux cette étoile qui brille toutà coup dans la nuit sombre pour les marins naufragés.

Il tressaillit, son visage s’empourpra et son cœur se prit àbattre avec violence.

– Que voulez-vous dire ? fit-il d’une voix tremblanteet comme si on l’eût serré à la gorge.

– Tu souffres donc bien de voir les camarades se détournerde toi !

– Au point, répondit Jean le Boucher, que je me prends àenvier le sort du malheureux que je tuerai demain.

– Que donnerais-tu pour une poignée de main ?

– La moitié de mon sang.

Alors le forçat tendit la main au bourreau. Celui-ci reculavivement.

– Ah ! dit-il, vous vous moquez de moi…

– Non, dit le forçat.

Et il prit la main du bourreau et la serra. Le ciel paruts’entrouvrir pour le réprouvé.

– Qui donc êtes-vous ? fit-il, tandis qu’une larmebrûlante jaillissait de ses yeux.

– Je me nomme ici Cent dix-sept, répondit le forçat.

Puis le fascinant sous le regard étrange qui avait forcé Vandala Russe à s’incliner :

– Et je viens, ajouta-t-il, te parler d’espérance.

Le bourreau secoua la tête.

– Il n’en est plus pour moi, murmura-t-il.

– D’espérance et de liberté, ajouta Cent dix-sept.

Le bourreau étouffa un cri.

– De liberté ! exclama-t-il.

– Oui, dit Cent dix-sept.

– Vous me feriez libre ?

– Oui.

– Et le stigmate de mon front s’effacerait ?

– Si je le veux.

Le bourreau, ce géant aux larges épaules, cet homme qui courbaitun homme sur la bascule de l’instrument de mort comme l’ouragancourbe en passant un brin d’herbe, se mit alors à trembler comme unenfant sous l’œil dominateur de Cent dix-sept.

Et comme Milon, comme Noël, il l’appela « maître » etlui dit :

– Que faut-il donc que je fasse pour cela ?

– Il faut que tu sois mon esclave, répondit Centdix-sept.

Et comme un garde-chiourme approchait, il s’en alla, traînantaprès lui Milon, le colosse au cœur de femme.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer