La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 13

 

Quarante-huit heures après, une chaise de poste s’arrêta versmidi à la porte de l’arsenal. Un homme et une femme endescendirent. L’homme était jeune, bien tourné, mis avecdistinction, et tout en lui annonçait le gentleman. La femme étaitbrune comme une de ces belles mistress produites par le croisementde la race indienne avec la race anglaise. Ses cheveux, d’un noird’ébène, paraissaient légèrement crêpés et couvraient son front àmoitié, de manière à le faire paraître étroit. Grande, svelte,d’une exquise élégance de démarche et de maintien, elle paraissaitavoir de vingt-huit à trente ans. L’homme était blond, parlaitcorrectement le français, mais avec un léger accent britannique. Ilétait muni d’une permission en règle de visiter l’arsenal et lebagne, et il avait pour cicerone un sergent del’infanterie coloniale qu’on lui avait donné à la préfecturemaritime.

Son passeport le désignait ainsi :

Sir Arthur Pembrock, esq.capitaine

au service de la Compagnie desIndes,

accompagné de mistress Pembrock,sa légitime épouse.

Le passeport avait été visé le matin même par le consul anglaisà Toulon.

Les nobles visiteurs furent introduits dans l’arsenal et admis àtout visiter, depuis le bagne jusqu’aux chantiers de la marine. Lavisite au bagne fut consciencieuse. La jeune Anglo-Indienneparaissait très friande de détails sur la nourriture, le genre devie et les travaux des prisonniers. Elle parcourut lentement ladouble rangée de baraques où les forçats commerçants mis à lademi-chaîne vendent des objets d’art en ivoire et en coco sculpté.Elle acheta çà et là, payant en belle monnaie d’or anglais, sansmarchander.

Elle fit emplette, entre autres choses, d’un étui en cocomerveilleusement travaillé, destiné à renfermer de l’or. Puis elley glissa ostensiblement cinquante doubles guinées et le mitnégligemment dans sa poche.

Un sous-commissaire, jeune et galant, attiré par ses beaux yeux,se mit complaisamment à ses ordres. La jeune femme était curieuse,elle voulait tout voir et tout savoir. Qu’avait faitcelui-ci ? et celui-là qui avait l’air d’une jeune fille, quelcrime pouvait-il avoir commis ? Et ce vieux à cheveux blancs,qui portait le bonnet vert ?

Le jeune commissaire se faisait un plaisir de guider la nobleétrangère. Elle babillait et riait, s’apitoyant parfois, témoignantparfois aussi un léger sentiment d’effroi quand on lui montrait unassassin. Ce fut ainsi qu’elle entra dans la salle des forçatssoumis à la double chaîne. Parmi eux était ce cocher qui avaitvoulu tuer un garde-chiourme.

Avec la permission du sous-commissaire, l’Anglaise l’interrogea.Le forçat prit un air naïf.

– Madame, dit-il avec des yeux pleins de larmes, je n’aicommis aucun délit, et il y a longtemps que je me conduis bien,pourtant on m’a enchaîné comme si j’étais une bête fauve, parcequ’on a peur que je ne tue un adjudant.

Et le cocher raconta en pleurant l’histoire de son chien ;mais il ajouta que dix années s’étaient écoulées, qu’il étaitconsolé, qu’il avait cessé d’en vouloir à Massolet, et que si onvoulait le rendre aux travaux ordinaires de l’arsenal, il seconduirait bien.

Il parlait avec une telle conviction que la belle Anglaise enavait les yeux humides, et que le jeune sous-commissaire en futtouché.

– Eh bien ! mon pauvre vieux, lui dit-il, j’enparlerai au commissaire, et nous verrons…

L’ancien cocher pleura de plus belle et jura que l’Anglaiseressemblait à la Sainte Vierge et le sous-commissaire au bonDieu.

Des bâtiments du bagne, les deux Anglais, toujours guidés par lesous-commissaire, se rendirent au Mourillon, qui est une partietout à fait séparée de l’arsenal, et où sont entassés en pyramidesénormes les bois de la marine.

Une escouade de forçats était employée à décharger des gueusesqui avaient servi de lest à une goélette qu’on allait conduire dansle bassin de carénage. Parmi ces forçats se trouvaient Milon etCent dix-sept. La belle Anglaise paraissait s’intéresser vivement àcette opération.

Cent dix-sept poussa le coude à Milon et lui dit toutbas :

– Comment la trouves-tu ?

– Qui donc ça ? fit Milon.

– L’Anglaise.

– Un beau brin de fille, ma foi !

– C’est elle.

– Hein ? fit Milon, qui eut comme une sensationélectrique.

– Oui, fit Cent dix-sept d’un signe.

– Mais tu m’as dit qu’elle était blonde.

– Elle est brune aujourd’hui, elle sera blonde demain.Quand on est à mon service, il faut savoir se faire une tête.

– On dirait une mulâtresse, ajouta Milon.

– Une mulâtresse au brou de noix, dit Cent dix-sept.

Tandis que les deux forçats échangeaient ces quelques mots àvoix basse, la belle Anglaise disait au sous-commissaire :

– Quel est donc cet homme qui a une si jolie figure et quiporte sur son bonnet le numéro 117 ?

– Madame, répondit le galant fonctionnaire, c’est un hérosde roman.

– En vérité !

– Je ne sais pas son histoire, mais le commissaire la sait,et il vous la dira sans doute. Tout ce que je sais moi, c’est qu’ilest l’objet d’une surveillance spéciale.

– On craint qu’il ne s’évade ?

– Oui ; et cependant il n’a jamais fait la moindretentative.

– Ah ! vraiment ? dit négligemment la belleAnglaise.

Et elle passa, s’appuyant familièrement sur le bras de sonmari ; mais, comme le sous-commissaire marchait devant eux,elle tira son mouchoir, et le mouchoir sortant de sa poche attiral’étui de coco qui renfermait cinquante doubles guinées. En cemoment, Cent dix-sept tourna négligemment la tête et vit l’étui decoco tomber entre deux pièces de bois.

Les deux Anglais continuaient leur chemin. Ils quittèrent leMourillon et revinrent dans le grand arsenal.

– Ah ! monsieur, dit la belle Anglo-Indienne, vous nesauriez croire combien ce pauvre vieillard enchaîném’intéresse.

– L’homme au chien ?

– Oui.

– C’est un homme dangereux, madame.

– Oh ! je vous assure que, si vous intercédiez pourlui, vous n’auriez pas à vous en repentir.

– Je vous promets, madame, d’en parler au commissaire.

Après l’arsenal et le bagne proprement dit, la jeune femmetémoignait le désir de voir l’hôpital. Le sous-commissaire continuason rôle de cicerone.

À la porte de la première salle, un jeune homme, assis sur sonlit, feuilletait un volume lorsque les étrangers entrèrent. Cejeune homme était le Cocodès. Il regarda l’Anglaise avecétonnement :

– Celle-là est forte ! murmura-t-il, si Nichette étaitbrune, je parierais que c’est elle !

L’Anglaise s’adressa au sous-commissaire.

– Et celui-là, dit-elle, si jeune et si doux, quel crimea-t-il donc commis ?

– Un faux, madame.

– Ah ! fit l’Anglaise en continuant son chemin.

– Ce n’est pas la voix de Nichette, pensa le Cocodès ;mais, à la couleur près, sa ressemblance est frappante.

Et il reprit sa lecture.

Le capitaine de cipayes indiens venait de tirer son carnet et dece carnet une carte :

– Monsieur, dit-il au jeune officier, mistress Pembrock etmoi serions heureux de vous offrir ce soir, à l’hôtel d’Angleterre,une tasse de thé.

Le sous-commissaire, qui avait trente ans à peine, ne put sedéfendre de rougir.

– Et j’aurai d’autant plus de plaisir à vous recevoir, moi,dit l’Anglaise, que je suis persuadée que vous aurez intercédéauprès du commissaire pour le malheureux bonnet vert.

– Je vous le promets, madame.

Le capitaine anglais salua, et, sortant de sa froide réservebritannique, il tendit la main au jeune officier lorsqu’ils furentarrivés à la porte de l’arsenal.

L’Anglaise lui accorda son meilleur sourire et lui dit un :« À ce soir », qui le troubla et le fit rougir denouveau.

Puis, les deux étrangers montèrent dans leur chaise de poste etrentrèrent dans Toulon.

 

Le lendemain matin, le commissaire qui régit le bagne se fitamener le forçat au bonnet vert, « l’homme au chien »,comme l’appelaient maintenant ses compagnons d’infortune.

– Te conduiras-tu bien ? lui dit-il.

– Ah ! monsieur le commissaire, pouvez-vous endouter !

– Tu ne chercheras point querelle à l’adjudantMassolet ?

– Il y a longtemps que je lui ai pardonné ! répondittristement le forçat.

– Eh bien ! tu peux rentrer dans l’escouade dont tufaisais partie.

– On ne m’enchaînera plus ?

– Non.

Le bonnet vert se retira en faisant force démonstration dereconnaissance.

– À nous deux maintenant, Massolet ! murmura-t-il ense rendant à la fatigue.

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