La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 13

 

Cette lettre, qui avait fait huit cents lieues pour arriverjuste à la même heure que cette autre lettre qui venait lui parlerd’amour, de fortune et de bonheur, n’était-ce pas pour Antoinetteun de ces avertissements terribles comme la Providence se plaît àen donner à la veille des catastrophes de ce monde ?

Antoinette se posa cette question et se répondit aussitôtaffirmativement. Ce jeune homme qui lui parlait de mariage, c’étaitun séducteur, comme cet autre jeune homme du nom d’Yvan, qui avaitabusé la pauvre Madeleine, et qui venait peut-être de consommer sonmalheur éternel.

Antoinette se dit tout cela.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, n’étais-je pas insenséetout à l’heure ? Est-ce qu’on épouse des malheureusesorphelines pauvres comme nous ?

Et alors elle prit une plume et, d’une main fiévreuse, elleécrivit les lignes suivantes :

« Monsieur,

« Vous vous êtes mépris sur moi. Je ne suis ni une fillequ’on séduit ni une femme qu’on épouse.

« Vous m’avez trompée – généreusement, il est vrai –, maisenfin vous m’avez trompée ! Mademoiselle Pauline de Beaurevertn’était point votre cousine, et la pauvre femme est morte depuisprès de dix ans.

« Votre ruse, que je continue d’appeler pieuse, monsieur,ne peut donc tenir contre ce dernier mot.

« Il est possible que je vous aie plu ; je suis tropfière pour supposer que les termes de votre lettre ne soientrigoureusement vrais ; j’ai trop d’estime de vous et de moipour croire que vous ayez eu un seul instant la pensée de faire demoi votre maîtresse ; je crois aussi qu’il vous seraitimpossible de donner suite à vos projets, c’est-à-dire de faire demoi votre femme.

« Vous avez une famille riche, ayant sans doute l’orgueilde caste, et je ne dois pas vous dissimuler que je n’ai d’autre nomque celui sous lequel vous m’avez écrit. Je m’appelle simplementAntoinette ; Antoinette tout court. Je n’ai pas même un nombourgeois à ajouter à ce prénom.

« Voulez-vous mon histoire en deux mots ?

« La voici : J’ai une sœur. J’ai une mère. Placéesenfants dans le pensionnat de Mme Raynaud, nousn’avons plus revu notre mère, qui, sans doute, est morte depuislongtemps. Mme Raynaud nous a élevées sans pouvoirnous révéler le nom que nous devrions porter dans le monde, car cenom, on ne le lui avait pas dit. Élevées par charité, ma sœur etmoi nous nous sommes résignées de bonne heure à l’existence modesteque nous menons. Je travaille, je prie et j’ai foi en Dieu. Je n’aijamais songé à me marier, par la raison toute simple que le seulhomme qui pourrait convenablement unir son sort au mien serait unpauvre diable comme moi, gagnant péniblement sa vie.

« On ne tire plus du beurre de deux cailloux. Encore moins,une pauvre fille sans dot ne saurait songer à un établissementcomme celui que vous me proposez.

« Votre famille vous ferait comprendre le ridicule d’unepareille alliance, et je ne dois pas vous laisser préparer desévénements qui blesseraient un jour ma fierté. Nos relationsdoivent donc en rester là, monsieur. Oubliez-moi ; cela voussera facile dans le monde au milieu duquel vous vivez. Je mesouviendrai toujours, moi, de votre action si simple et sigénéreuse, et de l’honneur que vous m’avez fait en paraissantrechercher la main de celle qui se dit

« Votre servante,

« ANTOINETTE. »

À cette lettre Antoinette joignit le billet de mille francs quevenait de lui envoyer sa sœur. Puis elle mit le tout sous enveloppeet appela la mère Philippe. La concierge, qui achevait son ménage,accourut :

– Ma bonne Philippe, dit Antoinette qui essuyait ses yeuxrouges, votre mari peut-il me faire une course ?

– Oui, mademoiselle ; où cela ?

– Rue de Surène, répondit Antoinette. La concierge fit unléger mouvement :

– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, mais c’est chez cebeau monsieur…

– De qui parlez-vous ? fit la jeune fille en fronçantlégèrement ses beaux sourcils.

– Le monsieur qui vous a parlé l’autre jour dans la rue,dit la mère Philippe.

– Vous savez cela ?

Et la voix d’Antoinette tremblait un peu.

– Ma foi, mademoiselle, dit la mère Philippe, faut bienvous dire la vérité. Mon mari et moi, nous vous aimons tant,voyez-vous, que nous vous souhaitons tous les bonheurs de la terre.Eh bien ! faut bien vous dire que nous en savons un peu long.M. le baron Agénor de Morlux est un beau et brave jeune hommequi se meurt d’amour pour vous…

Antoinette fit un geste de dénégation.

– Et qui vous épousera, soyez-en bien sûre.Mme Raynaud n’est pas la seule à l’avoir rêvé… Moiaussi… et tous. Quand il est venu… hier soir…

– Il est venu ?

– Oui, chez nous… c’est lui qui a apporté la lettre quePhilippe vous a montée ce matin.

– Et vous ne me l’avez pas dit ?

– Nous n’avons pas osé.

– C’est mal, cela, ma bonne mère Philippe, dit Antoinetteavec tristesse. Mais écoutez bien ce que je vais vous dire :jamais je n’épouserai M. le baron de Morlux.

– Ah ! pourquoi donc pas ?

– Pour deux raisons : la première, c’est que je n’aipas de dot.

– Qu’est-ce que ça fait, puisqu’il est riche ?

– La seconde, répéta Antoinette, c’est que non seulement jen’ai pas de dot, mais que, encore, je n’ai pas de nom, je ne saiscomment s’appelait ma mère, et sans doute ma mère est morte,puisque ma sœur et moi nous ne l’avons jamais revue.

Antoinette prononça ces derniers mots avec une émotion qui gagnala mère Philippe.

– Allez me chercher votre mari, reprit-elle avec douceur etfermeté tout à la fois.

La mère Philippe obéit. Antoinette ferma la lettre et écrivitsur l’enveloppe :

À Monsieur le baron deMorlux,

rue de Surène.

Mais, voulant oublier à tout prix, elle se prit à songer à lapauvre Madeleine.

Le père Philippe arriva, toujours timide et embarrassé dans samarche et son attitude. Antoinette lui tendit silencieusement lalettre. Le concierge comprit que la résolution de la jeune filleétait inébranlable ; il prit la lettre et sortit sans faireaucune réflexion. Mais les femmes sont plus tenaces que leshommes ; la mère Philippe revint quand son mari fut parti.

– Ma bonne demoiselle, dit-elle, êtres-vous bien sûre quevotre mère ne soit plus de ce monde ?

– La dernière fois que nous l’avons vue, ma sœur et moi,nous avions environ huit ans, pauvre mère ! Comme elle nouscouvrait de baisers… on eût dit qu’elle pressentait que cetteentrevue était la dernière.

Pourquoi s’était-elle séparée de nous si jeunes ?… Pourquoinous plaçait-elle en pension à un âge où nous avions si grandbesoin de ses caresses ?

Voilà ce que nous n’avons jamais su et ce que sans doute nous nesaurons jamais.

– Mais, mademoiselle, dit la mère Philippe, commentavez-vous pu oublier le nom de votre mère ?

– Nous ne l’avons jamais su. Nous l’appelions« maman ». Les domestiques l’appelaient « Madame labaronne ». Voilà tout ce dont je me souviens.

– Et vous ne vous rappelez pas l’endroit où vous demeuriezavant qu’on ne vous conduisît en pension ?

– C’était un vieil hôtel où il y avait un grand jardin etde grands arbres.

– Dans quel quartier ?

– Hélas ! dit Antoinette, nous ne sortions jamaisqu’en voiture, et je ne le sais pas. Pourtant, quelque chose me ditque c’était dans le faubourg Saint-Germain.

– Qui sait si, en cherchant bien, vous ne le retrouveriezpas ?

– Oh ! j’ai couru tout Paris, dit Antoinette, depuisque je suis une grande fille ; mais je n’ai jamais trouvé. Sicet hôtel était dans le faubourg Saint-Germain, peut-être l’a-t-ondémoli.

– Après ça, c’est bien possible.

Et la mère Philippe fit mine de se retirer discrètement. Maiselle revint sur ses pas.

– Puisqu’on appelait votre mère madame la baronne,dit-elle, elle devait avoir beaucoup de domestiques.

– Non, répondit Antoinette, il n’y en avait que trois, deuxfemmes et un homme. J’ai oublié le nom des deux femmes, mais lui…ah ! le bon vieux cher homme, dit-elle, Madeleine et moi nousl’aimions comme s’il eût été notre père… Et comme il nous aimait…lui… et comme il souriait en nous voyant jouer dans le jardin… etcomme il pleura quand maman nous conduisit au pensionnat… PauvreMilon !…

Mais tandis qu’en prononçant ce nom Antoinette essuyait unelarme, la mère Philippe poussa une exclamation de surprise etpresque d’effroi.

– Milon ! dit-elle, il s’appelait Milon !…

– Oui, dit Antoinette, surprise.

– Un homme grand et gros comme un hercule qui avaitl’accent provençal ?…

– Vous l’avez connu ! s’écria Antoinette d’une voixtremblante.

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