La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 32

 

On eût dit la cour des Miracles qui, après un sommeil de troissiècles, s’éveillait tout à coup dans un coin du Paris moderne. Ily avait là une douzaine d’hommes et de femmes qui semblaient sortirtout armés du cerveau de quelque conteur fantastique, à la manièrede l’Allemand Hoffmann. Une table était au milieu, et sur cettetable un broc de vin. Tout à l’entour, hommes et femmes riaient etchantaient, déjà dominés par l’ivresse. Les hommes étaient jeunespour la plupart. Un seul avait des cheveux blancs sur son ignoblevisage. Tous portaient des costumes d’un pittoresque hideux. Leshommes avaient des blouses ou des habits achetés sur le carreau duTemple ; les femmes affectaient ce luxe horrible qui sent lamisère. Elles avaient des robes de soie maculées de tachesimmondes, et les pieds nus. Quelques-unes manquaient de linge. Une,la plus jeune, remarquablement jolie encore, mais les traitsfatigués par la débauche, s’était assise sur les genoux de l’un desbuveurs, et chantait un refrain obscène.

Quand Antoinette parut, défaillante et pâle, sur le seuil de cetinfect bouge, ce fut une explosion de rires moqueurs etd’applaudissements frénétiques.

– Bravo ! bravo ! dirent les hommes, Polyte estun fier homme, tout de même !

– On ne sait pas où il va chercher ses largues,dit une femme.

– Il me semble que j’ai déjà vu cette figure quelque part,ajouta une autre.

Antoinette hésitait à entrer. Polyte la poussa et lui dit àl’oreille :

– Mais songez donc à M. Agénor !

La jeune fille fit quelques pas et s’arrêta de nouveau toutetremblante au milieu de la pièce. La vieille lui dit :

– Faut pas avoir comme ça l’air fier avec nous, mapetite ; la fierté, c’est des bêtises.

– De quoi ! ricana une autre femme, madame estpeut-être bien, après tout, une demoiselle du grand monde.

On se mit à rire.

– Hé ! vous autres, dit Polyte, si vous manquez derespect à ma largue, vous allez voir !

– Tu as raison, mon garçon, fit la vieille qui posa sachandelle sur la table, chacun son bien.

Puis, s’adressant à Antoinette :

– Allons, ma petite, le grand air donne de l’appétit.Mettez-vous à table !…

– Je n’ai pas faim, balbutia Antoinette.

Les voleurs se mirent à rire de nouveau, et la jolie fille, quiétait jalouse de la beauté d’Antoinette, s’écria :

– Faut croire que madame a coutume de souper au caféAnglais et de boire du champagne !

Polyte ôta sa redingote, retroussa ses manches et vint se mettreà table :

– Faites bien attention, vous autres, à ce que je vais vousdire, fit-il. Cette jeune fille est ici pouraffaires ; si quelqu’un de vous la touche…

– C’est bon ! dit le vieux voleur… je connais, tu asun petit coup de poing.

– Et de pied, donc, fit Polyte.

Il y avait, entre la table et la porte… une chaise boiteuse surlaquelle Antoinette, brisée d’émotions, se laissa tomber. Un desvoleurs se leva de table et dit :

– Tu as un joli coup de poing et un beau coup de savate,Polyte, mais ça m’est égal !…

Et il fit un pas vers Antoinette. La femme qui, tout à l’heure,avait apostrophé Antoinette, s’écria :

– Fanfan, si tu n’embrasses pas madame, c’est que tun’auras pas de cœur.

Fanfan, c’était le surnom du voleur, encouragé par cetteapostrophe, fit un pas encore vers Antoinette. Mais la jeune fillese leva, et elle eut en ce moment une attitude si fière que levoleur hésita. Polyte s’était levé à son tour etvociférait :

– Si tu y touches, je te casse la figure d’un coup depied !

– C’est ce qu’il faut voir, dit la jeune fille, qui avaitquitté les genoux du voleur sur lequel elle s’était assise. Aussivrai que je m’appelle la belle Marton, si tu n’embrasses pas lapetite, mon Fanfan, je te tiens pour un propre à rien.

Le voleur hésitait toujours. Il avait moins peur de la menace dePolyte que du regard étincelant et fier d’Antoinette. La jeunefille avait compris qu’elle ne devait attendre son salut que de sapropre énergie. Elle étendit la main vers la table, y prit uncouteau et dit à Fanfan :

– Si vous faites un pas encore, je me tue.

Elle appuya la pointe du couteau sur sa poitrine, et son regardétait si résolu, que le voleur à cheveux blancs, qui était sansdoute dans le secret de la présence d’Antoinette dans ce bouge, etparaissait être le chef de la bande, s’écria :

– Arrière, Fanfan, pas de bêtises ! ce n’est pas àPolyte que tu aurais affaire, c’est à moi !…

Fanfan ne bougea pas.

– Papa, dit la belle Marton au vieux voleur, vous êtesdrôle tout de même, vous n’entendez rien à la plaisanterie.

– Mêle-toi de ce qui te regarde, toi, dit le vieillard avechumeur.

Fanfan alla se rasseoir. Antoinette laissa échapper le couteauet fondit en larmes. La vieille, qui semblait être la logeuse engarni et que les voleurs appelaient la Mère, ditalors :

– Mes agneaux, vous n’entendez rien aux affaires. Fanfanest une brute, toujours ivre. La belle Marton est jalouse de toutesles femmes, et si on vous laissait faire vous finiriez, avec votretrain, par nous amener la rousse.

« Polyte ne cherche querelle à personne, et, s’il a unejolie largue, tant mieux pour lui !

– Elle s’est affalée tout de même ! grommelaFanfan, qui se versa à boire pour cacher sa confusion.

La belle Marton jeta sur la malheureuse Antoinette un regard dehaine qui voulait dire clairement :

– Nous nous retrouverons plus tard !

L’orage calmé, Polyte s’approcha d’Antoinette et lui dit àl’oreille :

– Tous ces gens-là, ça crie beaucoup, et ça fait plus debruit que de besogne. Mais il faut pas vous effrayer, le vieux etmoi nous vous défendrions au besoin. D’ailleurs, M. Agénor vavenir pour sûr vous chercher lui-même.

À ce nom, Antoinette, qui pleurait toujours, releva la tête etregarda Polyte.

– Dites-vous vrai ? fit-elle.

– Tiens, répondit Polyte, pourquoi donc vousmentirais-je ? et qu’est-ce que vous voulez que nous fassionsde vous ? Nous aimons mieux les dix mille balles deM. Agénor. Ces dames et ces messieurs, ajouta-t-il plus basencore, ont l’air de croire que vous avez des bontés pour moi, maisqu’est-ce que ça vous fait ? sortie d’ici vous ne les reverrezjamais.

Antoinette ne répondit pas ; il lui semblait qu’ellefaisait un rêve atroce, et que bientôt elle allait s’éveiller.Polyte s’était approché du vieux voleur qu’on appelait dans labande le Capitaine.

– As-tu serré le fade ? demanda cedernier.

Ce qui voulait dire : As-tu caché l’argent ?

– Oui, mais le vieux n’a pas tout aboulé, ditPolyte. Il a donné cinq chiffres, et nous aurons le restequand la gonzesse sera à l’ombre. Ce qui pouvait setraduire ainsi :

– Nous avons touché cinq cents francs. Nous n’aurons lereste que lorsque la jeune fille sera mise en prison.

Puis Polyte dit encore :

– Nous allons tous être paumés. Le père Timoléonnous l’a dit. Qui m’a vu entrer ici ?

– La vieille d’abord.

– Et puis ?

– Et Madeleine la Chicotte.

– Fanfan ne sait rien ?

– Non, ni la belle Marton non plus. Mais celle-là, ellen’innocentera pas la petite, au contraire.

Comme ils parlaient ainsi, la vieille, qui était descendue,remonta précipitamment.

– Mes enfants, dit-elle, je crois bien que voilà larousse.

– Faut souffler la chandelle, dit Marton.

– Et nous esbigner, dit Fanfan.

– Silence ! dit le capitaine, c’est-à-dire le voleuraux cheveux blancs.

On frappait à la porte. La belle Marton souffla lachandelle.

– Silence ! répéta tout bas le capitaine.

On frappa plus fort. Alors Antoinette, frémissante, pensa quec’était la police qui venait arrêter tous les voleurs et cescruelles femmes… La police qui allait la prendre sous saprotection, elle Antoinette, et sauver dix mille francs àM. Agénor. Le capitaine alla entrouvrir une fenêtre etmurmura :

– La maison est entourée de sergents de ville ; noussommes pincés, mes amours.

– Alors, dit la belle Marton, faut que je dévisage lelargue du beau Polyte.

Et elle se rua sur Antoinette, au milieu de l’obscurité…

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