La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 8

 

Le lendemain soir, vers minuit, deux hommes traversaient le pontde l’Alma et arrivèrent au bas de l’esplanade des Invalides. Blouseblanche, casquette de drap noir couverte de plâtre, le pas lourd etde travers, ils ressemblaient à s’y méprendre à deux honnêtesenfants de la Creuse ou du Limousin qui viennent à Paris se livrerà ce grand œuvre de remaniement et de reconstruction sous lequeldisparaît petit à petit la vieille Lutèce de nos pères. L’un d’eux,le plus grand, s’arrêta au bout du pont et promena un regardinvestigateur autour de lui. La nuit était claire et la lunebrillait au ciel, dégagée de son auréole ordinaire de brume.

– Comme on a changé par ici ! dit-il.

– Tu trouves ?

– Qu’est-ce que c’est que cette grande rue qui s’ouvredevant nous ?

– C’est l’avenue de Latour-Maubourg prolongée.

– Mais où est le Champ-de-Mars ?

– À droite.

– Il faut le traverser, en ce cas ; je vous ai dit quec’était à l’entrée de la rue de Grenelle. Ah ! dit Milon, carc’est encore lui que nous retrouvons, sous ce nouveau déguisement,en compagnie de Cent dix-sept, devenu le major Avatar ;ah ! c’est tout une histoire, maître.

– Voyons ?

– Un an avant que Madame se décidât à soustraire lespetites à la haine de ses frères, elle fit un voyage dans son pays,en Allemagne, et elle me laissa pour garder l’hôtel.

« J’avais une parente qui habitait au Gros-Caillou, et elley tenait un petit débit de vins et liqueurs. Les maçons et lesautres ouvriers du quartier venaient boire et manger chez elle.Pendant l’absence de Madame, j’allais la voir quelquefois ; etvous savez, je bois un coup volontiers, je fais un cent de piquet.Comme je n’avais rien à faire à ce moment-là, je finis par allertous les soirs chez ma parente et je fis la connaissance de tousles maçons et de tous les manœuvres qui fréquentaient sonétablissement, tellement qu’il y en avait quelques-uns qui metutoyaient et que je les tutoyais tous.

« Le cabaret était une pauvre baraque en planches, élevéesur un terrain vague, à gauche, à l’entrée de la rue. Le terrainavait été loué pour douze ans par le mari de ma parente. Le pauvrehomme était mort, et, à l’époque dont je parle, le bail allaitbientôt finir. Mais le propriétaire du terrain, qui, d’abord,s’était promis de construire une grande maison, n’avait sans doutepas assez d’argent ; car le bail expiré, il laissa lacabaretière tranquille et divisa son terrain en deux lots. Sur lesecond, il posa les fondations d’une maison.

« La dernière fois que j’avais vu ma parente – la veille duretour de Madame –, je l’avais trouvée tout en larmes ; ellese croyait ruinée. Quand je la revis, elle était toute contente etson cabaret était plein. Elle donnait à manger non seulement auxmaçons, mais aux serruriers, menuisiers et autres corps d’État quiconstruisaient la maison. Cette fin de bail, qui la menaçait d’uneruine, était devenue une fortune pour elle. La maison commençait às’élever hors de terre et on construisait les caves en même tempsque montaient les quatre murs.

« Ce fut le soir de ce jour-là que Madame me confia cettecassette qui renfermait un million. Je passai quarante-huit heuresà chercher dans ma tête un moyen de mettre cet argent en sûreté.Mais où ? mais comment ? Vous savez, un homme bête commemoi, poursuivit Milon, ça n’a pas d’imagination, et les pauvresgens qui ont un trésor à cacher n’ont pas deux endroits : ilsle fourrent dans leur paillasse, où ils creusent un trou dans lemur de leur cave. Moi, je pensai tout de suite à la cave ;mais comme je n’avais pas de cave à moi je me mis à songer à cesbelles caves toutes neuves qu’on élevait au Gros-Caillou, auprès ducabaret de ma parente. Alors, je ne fis ni une ni deux ; jem’en retournai trois jours de suite au cabaret, et je refisconnaissance avec mes amis les maçons. Le quatrième, j’arrivai toutdésolé.

« – Qu’est-ce que vous avez donc, père Milon ? medemanda l’entrepreneur, un gros Limousin qui m’avait pris enamitié, parce qu’il disait que moi seul pouvais lui tenir tête àboire.

« – J’ai, répondis-je, que j’ai eu des raisons avec Madameet qu’elle m’a donné mon compte.

« – Et vous êtes sans place ?

« – Oui, et je ne veux plus du métier de domestique.

« – Est-ce que vous voulez vivre de vos rentes ?

« – Non ; d’abord je n’ai pas de rentes. Et puis je nesuis pas homme à rien faire. Je veux être ouvrier. Je n’ai pasencore cinquante ans et je suis solide, comme vous voyez.

« – Ça c’est vrai, me dit-il, et vous feriez un beautailleur de pierres ou un joli maçon. Tiens, ajouta-t-il, je vousembauche à cent sous par jour.

« – Non, répondis-je, ça ne me va pas. Je veux être à mespièces, à tant de la toise de maçonnerie.

« – Tope ! me dit-il : venez demain à l’ouverturedu chantier, nous commencerons.

« Nous vidâmes une bouteille et je m’en allai. Le lendemainj’étais exact. Le patron me demanda si je voulais travailler enhaut ou en bas.

« – En bas, lui dis-je, l’air des caves est bien plussain.

« – Farceur ! me dit-il, on voit bien que vous aimez àboire un coup.

Milon s’interrompit un moment. Tandis qu’il causait ainsi, Centdix-sept et lui étaient arrivés au Champ-de-Mars.

– Ah ! reprit le colosse, il faut vous dire, maître,que je suis provençal et que j’ai été maçon dans ma premièrejeunesse, aux environs de Marseille. Ça me connaissait, lebâtiment, et j’avais dit au patron que j’en étais.

« Quand il me vit manœuvrer l’équerre et la truelle, il vitbien que je savais le métier.

« – Allons, mon garçon, me dit-il, je vois bien que nousallons pouvoir nous entendre.

« Et il me donna un caveau tout entier à l’entreprise.C’était ce que je voulais. Nous étions alors en été. Les ouvriers àla journée arrivent à six heures du matin et s’en vont à six heuresdu soir. Mais ceux qui sont à la tâche travaillent quelquefois uneheure de plus, quand ils sont laborieux. Moi, j’étais au chantierbien avant six heures ; quelquefois même à quatre heures etdemie.

« Quand toutes mes mesures furent bien prises, un matin quej’étais tout seul, à cinq heures moins un quart, je déplaçai unepierre de taille du caveau et je mis la cassette derrière, puis… jeremaçonnai la pierre, et ni vu ni connu !

« Vous pensez bien, acheva naïvement Milon, qu’une maisonn’est pas construite pour huit jours. Il pourrait se passer biendes centaines d’années avant qu’on songeât à démolir celle-là.

– C’est parfait, dit Cent dix-sept avec une pointed’ironie : mais as-tu marqué la pierre ?

– Non, mais c’est la sixième en venant du côté de la porteà gauche.

– Et le caveau ?

– Il est au bout du corridor souterrain qui aboutit àl’escalier des caves.

– C’est fort bien ; mais enfin, si cette maison estencore debout, elle est habitée ?

– Sans doute.

– Et comment pénétreras-tu dans la cave ?

– Allez ! allez ! fit Milon d’un air fin, j’aimon idée.

Et ils continuèrent à marcher dans la direction duGros-Caillou.

– Comment quittas-tu le chantier ? demanda Centdix-sept.

– Oh ! bien simplement, allez ! Un soir, deuxjours après, je proposai un cent de piquet au patron, avec deuxlitres pour enjeu. Je lui contestai un point, il se fâcha ; jeme fâchai plus fort et je lui jetai les cartes à la figure. Commej’étais plus fort que lui, au lieu de se jeter sur moi, il secontenta de me donner mon compte… et je rentrai chez Madame.

– Et ta parente ?

– La pauvre femme m’a cru coupable, comme tout le monde,quand on m’a condamné ; mais elle ne m’a pas renié. Elle m’aenvoyé de temps en temps une pièce de cent sous : jusqu’aumoment où je n’ai plus rien reçu. Je pense bien qu’elle estmorte.

– Ce qui fait que le cabaret a dû passer en d’autresmains.

– Ou bien on aura bâti dessus.

Comme il parlait ainsi, Milon venait d’atteindre l’entrée de larue de Grenelle.

– Tenez, dit-il, nous y voilà.

Il s’enfonça dans la rue, et Cent dix-sept le suivit. LeGros-Caillou est un quartier désert, passé onze heures du soir.Depuis longtemps, les soldats sont rentrés, les boutiques fermées,les maisons closes. Il n’y avait pas un chat dans la rue deGrenelle ; mais on voyait dans le lointain une lanterne vertequi changeait de place.

– Laissons passer l’omnibus, dit Milon.

Et il s’arrêta.

L’omnibus passa ; les deux faux maçons continuèrent leurchemin. Enfin, Milon s’arrêta de nouveau.

– C’est ici ! dit-il.

Et il montrait deux maisons neuves et comme pareilles. Seulementl’une d’elles avait une teinte plus grise ; l’autre s’étaitélevée, sans doute, sur l’emplacement du cabaret. Milon alla seplacer devant la première et dit à Cent dix-sept, toutbas :

– Voilà où est l’argent !

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