La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 11

 

Cent dix-sept regardait cette femme avec la sombre attention dumédecin examinant un malade réputé incurable.

– Continuez, dit-il, continuez, madame.

Elle reprit :

– Au matin, nous étions au Havre. Quelques heures après, unnavire en partance pour l’Amérique nous prenait à son bord.

« Pendant trois années, nous avons couru le monde, rivésl’un à l’autre comme vous l’êtes au bagne. Tout ce que j’avaisemporté, argent, bijoux, s’évanouissait à la longue. Mais cet hommeparaissait riche. Il avait écrit en Europe et on lui avait répondupar une traite de vingt mille francs.

« Il m’aimait et j’en étais folle ; notre vie était unrêve. Nous avons fini par nous fixer à New York. Nous y menionsl’existence facile et luxueuse des gens riches. Mais les vingtmille francs s’épuisèrent comme s’étaient épuisées mes propresressources.

« Un jour que je lui témoignai quelque inquiétude, il seprit à sourire :

« – Ne crains rien, me dit-il. Nous aurons de l’argentquand tu voudras. Je n’osai le questionner davantage, mais soncalme me fit peur. Depuis quelque temps, il fréquentait beaucoupd’étrangers qui se trouvaient à New York. Plusieurs fois, deshommes, à manières étranges, étaient venus avec lui prendre le théchez moi. Souvent il rentrait fort tard.

« Mais il était mon maître, et ce qu’il voulait, je levoulais, ce qu’il disait, je le croyais. Sur un signe de lui,j’eusse avalé du poison ou je me fusse plongé un poignard dans lecœur.

« Une nuit, je l’attendais avec anxiété, car il était plusde deux heures du matin. Il rentra pâle, ému, et je jetai uncri.

« – Qu’as-tu ? lui dis-je.

« – Rien, me répondit-il. J’ai eu une altercation au cercledu Grand-Hôtel de Boston.

« Il prit une aiguière et se lava les mains.

« – Mon Dieu ! m’écriai-je en voyant l’eau prendre uneteinte pourprée.

« Mais il me répondit froidement :

« – C’est du sang. Nous nous sommes battus dans la rue 24,mon adversaire et moi, et je l’ai tué. Seulement, comme la policeaméricaine ne plaisante pas avec ces sortes d’affaires, nousprendrons demain matin le paquebot des Antilles. Nous allons à laMartinique.

« – Mais, malheureux, m’écriai-je, c’est une terrefrançaise !

« – Eh bien ?

« – On peut te prendre, te juger… te condamner !

« – Bah ! me répondit-il, on m’a oublié… et puis, j’aibruni… je suis méconnaissable.

« Le lendemain, en effet, nous nous embarquâmes ; maisje sentis mes jambes fléchir sous moi lorsque je le vis, pour payernotre passage au capitaine, tirer de sa poche un portefeuillegonflé de billets de banque !…

« Ce portefeuille, que je lui voyais pour la première fois,était taché de sang. Alors je compris tout. Il avait commis unnouveau meurtre, et ce meurtre avait eu le vol pour mobile. L’hommeque j’aimais était non seulement un assassin, c’était encore unvoleur !

« Avez-vous lu un roman de George Sand, LeoneLeoni ? Oui, n’est-ce pas ? Ma vie fut dès lorscelle de la triste héroïne de ce livre. Nous revînmes en Europe. Jel’aimais toujours. Trois autres années s’écoulèrent encore.

« Paris l’attirait, ce fut à Paris que nous revînmes ;puis, il avait raison, on l’avait oublié et moi aussi. Paris oubliesi vite !

« À peine se souvenait-on du baron Sherkoff… qui s’en étaitretourné dans sa patrie après avoir perdu au jeu quelque cent milleroubles. Quant à sa femme, dont la beauté avait jadis faitsensation, nul n’y songeait plus.

« Il avait toutes les audaces. Quel était son vrainom ? Je ne l’ai jamais su. Moi, je le nommais Armand ;il se faisait appeler le comte de Vieilleville. Nous habitions unappartement somptueux, nous allions au spectacle, nous avions unevoiture au mois ; de l’argent, il en trouvait toujours.Où ? Comment ? Je frissonnais à la seule pensée de le luidemander.

« Des hommes suspects, comme ceux que j’avais vus à NewYork, le visitaient quelquefois, le traitaient avec un grandrespect et recevaient ses ordres. Il était le chef d’une bande,d’une bande fameuse qui dévalisa Paris pendant plusieurs mois etdérouta toutes les recherches des plus fins limiers de lapolice.

« Enfin, une nuit, il revint dans un état pitoyable. Sesvêtements étaient en lambeaux, son visage meurtri, et il s’affaissadans mes bras en me disant :

« – Couche-moi… Je crois que j’ai mon affaire. Mon compteest bon !

« Et il m’inonda de sang : il avait deux balles dansla poitrine.

« Le lendemain, Paris apprit un crime épouvantable. Unriche banquier, qui vivait seul avec son valet de chambre dans unpetit hôtel de la rue Hauteville, avait été assassiné, après avoiropposé une résistance désespérée, car on retrouva son cadavre dansle jardin, où il était parvenu à se traîner après avoir fait feu deses pistolets sur les assassins qui emportaient sa caisse. Cesderniers devaient être au nombre de trois, et parmi eux le valet dechambre, constata le rapport du magistrat qui fit l’instruction.Huit jours après, le valet de chambre fut arrêté et dénonça sescomplices.

Deux heures plus tard, notre appartement fut envahi par unelégion de sergents de ville.

« Il était toujours au lit, dans une situationtrès alarmante, et, depuis que je craignais de le voir mourir, jeme sentais enchaînée à lui plus que jamais.

« – Va, disait-il en souriant, l’échafaud ne m’aura pas, jeserai mort auparavant…

« L’échafaud !

« Je me souvins alors de la mission lugubre que le comtepolonais m’avait léguée avec son héritage. L’héritage s’étaitévanoui ; mais la mission, ne devais-je pas la remplir ?Les prévisions de cet homme, que j’avais aimé comme les angesdéchus doivent aimer leur chef Lucifer, ne se réalisèrent pas.Transporté à l’hôpital, il y fut soigné et guéri ; mais lacour d’assises lui ouvrit ses portes.

« Ah ! murmura la jeune femme avec un rire amer, nulne saura jamais ce que j’ai fait pour enrayer dans la fatalerainure le couteau sanglant de la guillotine !

« Mais sa tête ne tomba point. Le dernier vœu du comtepolonais commençait à être exaucé : je venais d’arracher mapremière victime à l’échafaud. Il avait commis sixassassinats ; il avait volé pendant dix ans avec effraction etescalade ; il méritait cent fois la mort… on l’envoya aubagne.

« Je pus le voir à son départ de la Roquette :

« – Écoute, me dit-il, viens à Toulon. Dans un mois jem’évaderai, et nous irons vivre en Italie heureux ettranquilles.

« Je l’aimais encore !

Ici Cent dix-sept interrompit la jeune femme :

– Je sais le reste, dit-il.

– Ah !… fit-elle avec un léger tremblement dans lavoix. Vous l’avez connu peut-être ?…

– Non, mais je suis arrivé au bagne de Toulon le lendemainde la catastrophe.

– Vous savez tout, alors ?

– Oui… Il avait préparé son évasion avec un soin et unehabileté infinis. Vous l’attendiez à bord d’un petit brick decommerce, dont le capitaine devait le prendre à son bord. Il étaitbon nageur : il devait, à la nuit, se débarrasser de ses ferset se jeter à la mer…

– Après ? après ? fit-elle, comme si ce récitlugubre, qu’elle savait mieux que personne, elle l’eût entendu pourla première fois avec une âcre volupté.

– Il fut vendu par son compagnon de chaîne. Au moment où illimait ses fers derrière la carène d’un vieux navire, les argousinsle surprirent et se ruèrent sur lui, mais pas assez vite pour que,ayant lu sa trahison dans les yeux de son compagnon de chaîne, iln’eût le temps de s’élancer et de le frapper de trois coups decouteau. Or, acheva Cent dix-sept, le code des chiourmes dit que leforçat qui en tue un autre sera puni de mort ; et vingt-quatreheures après…

– Après… dit-elle toute frémissante ; après… Ah !je vais vous dire ce qu’il y eut après ! J’étais parvenue àm’introduire dans le bagne habillée en ouvrier des ports. Onl’avait mis à la double chaîne et on dressait l’échafaud, maisj’espérais encore… J’avais fait tant de choses en vingt-quatreheures…

Elle s’interrompit de nouveau pour boire.

– Ah ! dit-elle, je crois que j’ai l’enfer dans legosier.

– Buvez… et continuez, dit Cent dix-sept.

– Je vois que vous ne savez pas tout, dit-elle.

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