La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 15

 

Revenons maintenant à Cent dix-sept et à Milon, que nous avonsvu s’enfoncer sous la porte cochère d’une maison vermoulue de larue Serpente. Un homme était venu leur ouvrir. C’était Noël,l’ancien forgeron libre du bagne de Toulon. Noël était le fils dela vieille concierge de cette maison qui paraissait craquer devétusté.

– Eh bien, lui dit le major Avatar, tandis que Noëlallumait une chandelle à un quinquet à l’huile qui brûlait encoredans la loge, as-tu exécuté mes ordres ?

– Oui, maître, dit tout bas Noël.

– Tu es allé rue de la Ville-l’Évêque ?

– Oui, maître.

La voix du major trembla alors d’émotion.

– C’est bien toujours là qu’elle demeure ? dit-il.

– Oui.

– Et la maison de la rue de Surène qui donnait sur lejardin ?

– Elle est toujours debout, répondit Noël, et j’ai fait ceque vous m’avez ordonné. J’ai loué deux pièces au second étage decette maison.

Le major Avatar, ou plutôt Cent dix-sept, c’est-à-direRocambole, respira :

– Ah ! dit-il, je n’ai pas eu de la soirée une gouttede sang dans les veines.

Puis, baissant la voix et de plus en plus ému :

– Tu n’a pas pu la voir, elle ?

– Non ; mais j’ai vu l’enfant…

Cent dix sept tressaillit :

– Ah ! elle a un enfant ? dit-il.

– Un joli garçon de huit ou neuf ans, qui jouait dans lejardin. C’est tout le portrait de son père.

Cent dix-sept essuya une larme ; puis il dit brusquement àNoël :

– Allons ! viens m’indiquer le trou où nous pourrons,Milon et moi, changer d’habits.

– C’est un peu plus haut, dit Noël, au sixième. La croiséeest à tabatière et le mobilier n’est pas riche, mais votre malle yest.

– Avons-nous des voisins sur le carré ?

– Il n’y a que le fou.

– Quel fou ?

– C’est un médecin qui est pourtant bien savant, mais quenous appelons le fou dans la maison. C’est un homme qui parle toutela nuit, à ce que dit ma mère, car moi je ne l’ai jamaisentendu.

– Alors, il n’a pas de malades ?

– Mais si, au contraire… il est très instruit même… et il afait des cures merveilleuses, dit-on.

– C’est bizarre, dit Cent dix-sept avec indifférence. Et ilsuivit Noël, qui, sa chandelle à la main, éclairait l’escalier.

L’escalier était comme la maison : les marches en étaientusées et la rampe en bois mangée aux vers. Au troisième étage, Centdix-sept aperçut sur une porte une petite plaque de cuivre portantcette inscription :

DOCTEUR-MÉDECIN

– Il y en a donc deux ? fit-il.

– Non, dit Noël, c’est le même.

– Comment, le même ?

– Oui. Et c’est son appartement pour le jour. C’est làqu’il reçoit ses clients.

– Et là-haut ?

– C’est la mansarde où il couche. Si on vient le chercher,la nuit, la vieille bonne monte le chercher.

– Et tu dis qu’il parle toute la nuit ?

– C’est ma mère qui le prétend.

– Voilà un médecin qui commence à m’intriguer, murmura Centdix-sept en regardant Milon.

Ils arrivèrent au sixième.

Noël poussa une porte qui faisait face à la dernière marche del’escalier.

– Voilà, dit-il, et comme vous voyez, ce n’est pasbeau.

Et il posa sa chandelle sur une table en bois peint qui, avec unlit de sangles et deux chaises boiteuses, constituait tout lemobilier de la mansarde.

– Mais où est donc la chambre du médecin ? fit Centdix-sept.

– La voilà, répondit Noël.

Et il montrait une porte à côté.

– Il n’y a qu’une cloison qui vous sépare, et la cloisonest mince et en mauvais état. S’il se met à jaser, vousl’entendrez…

Cent dix-sept était devenu pensif.

– Ô Paris ! murmura-t-il, tu es bien la ville auxmystères sans nombre !

Noël regarda Milon :

– Voilà, dit-il tout bas, le maître intrigué par lemédecin.

Puis se frappant le front :

– Ah ! j’oubliais un détail, maître.

– Lequel ?

– Le médecin a habité cette chambre du temps qu’il étaitétudiant ; du moins, c’est ma mère qui le dit ; maisj’étais avec vous alors, je ne l’ai pas connu.

– Quel âge a-t-il donc ?

– Il n’a pas encore quarante ans, paraît-il, mais on lui endonnerait soixante. Il a ses cheveux tout blancs, et il est ridécomme une vieille femme.

Tandis que Noël parlait, un soupir, presque un gémissement,traversa la cloison et vint mourir aux oreilles de Cent dix-sept etde ses deux compagnons.

– Tiens, dit Noël, le voilà qui geint ; la mère avaitraison.

Cent dix-sept appuya son oreille à la cloison et écouta. Unevoix qui paraissait chevrotante et cassée comme celle d’unvieillard disait :

– Oh ! que les nuits sont longues en hiver !Quand donc le jour viendra-t-il ?… quand donc le premier rayondu soleil chassera-t-il ce fantôme qui s’assoit chaque nuit à monchevet ?

– Hum ! murmura Cent dix-sept, je n’ai pas grand-choseà faire cette nuit… Voyons !

Et il dit tout bas à Noël :

– Tu peux t’en aller.

Noël avait coutume d’obéir au maître sur un simple signe. Ils’inclina et sortit. Alors Cent dix-sept ferma la porte et dit àMilon :

– Débarrasse-toi de tes habits de maçon, et tâche deredevenir l’Italien Bandonni.

– Et vous, maître ? dit Milon.

– Oh ! moi… j’ai le temps.

Il y avait sur les murs de la mansarde un vieux papier à huitsous le rouleau, que l’humidité avait détaché en certains endroits.Cent dix-sept le déchira sans bruit, de façon à mettre la cloison ànu, et dans l’espoir de mettre aussi à découvert quelque fente paroù il pût glisser un regard dans la mansarde voisine. Son attentene fut point déçue.

Tout à coup un rayon de lumière jaillit du mur à travers unefente large de deux ou trois centimètres. Aussitôt Cent dix-septsouffla la chandelle que Noël avait posée sur la table et dit àMilon :

– Tu t’habilleras au clair de lune.

Puis il colla son œil à l’interstice de la cloison et regardachez le voisin. C’était bien la chambrette d’un étudiant, et d’unétudiant pauvre, sinon misérable. Un lit de fer, deux chaises, unetable chargée de livres et de papiers ; à l’unique croisée,des rideaux de calicot d’un blanc jaune. C’était tout.

Un homme était à demi vêtu, sur le lit ; il venait de sedresser sur son séant. Cent dix-sept l’examina avec curiosité.Ainsi que l’avait affirmé Noël, on eût dit un vieillard. La têteétait décharnée, la chevelure rare et toute blanche ; lesyeux, profondément enfoncés sous leurs orbites, brillaient d’un feusombre ; les lèvres étaient minces et pâles. Cet homme avaitpris son front à deux mains et il semblait fixer quelque horriblevision pour lui seul apparente, car Cent dix-sept put se convaincreque le médecin était bien seul dans sa chambre.

– Oui, disait-il, vous voilà, madame… c’est bien vous…telle que vous étiez le jour où le démon me conduisit à votrechevet… Vous étiez vêtue de noir… et belle en vos habits de deuil,à tenter un anachorète… Un monstre aurait eu pitié de vous… devotre jeunesse… de votre beauté… Un homme fût tombé à genoux etvous eût adorée…

« Je n’étais pas un homme, moi ! j’étais plus qu’unmonstre… puisque je n’ai pas eu pitié…

Il poussa un cri d’effroi… puis il reprit, s’adressant toujoursau fantôme invisible pour Cent dix-sept et que lui croyait voirassis sur le pied de son lit :

– Voici plus de dix ans, madame, que chaque nuit je vousvois là, pâle et menaçante, silencieuse comme le sont les morts,mais implacable… Oh ! je sais que je ne mérite aucun pardon…je sais que je suis un vil empoisonneur… moi que l’on dit savant,moi que les pauvres vénèrent et que la Faculté tient en hauteestime… Mais ne me permettrez-vous point de mourir ?… Ne vouscontenterez-vous point, madame la baronne, de mon sang en échangedu vôtre ?…

À ce titre que le médecin donnait au fantôme, Cent dix-sept serenversa brusquement en arrière et saisit le bras de Milon.

– Écoute, dit-il tout bas, et réponds-moi vite.

– Que voulez-vous savoir, maître ? demanda Milon, quin’avait pas entendu ce que disait le visionnaire.

– Ta maîtresse était baronne ?

– Oui.

– Comment est-elle morte ?

– Un jour, elle s’est sentie malade et on a envoyé chercherun médecin. Quand le médecin est parti, il m’a dit qu’elle n’enreviendrait pas.

– Et tu crois qu’elle a été empoisonnée ?

– Oui.

– Eh bien, dit Cent dix-sept, veux-tu voir sonmeurtrier ? Milon étouffa un cri et Cent dix-sept le prit à lagorge.

– Tais-toi… dit-il, et regarde !

Puis il le poussa vers la fente de la cloison,répétant :

– Regarde !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer