La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 31

 

L’épouvante qui s’était emparée d’Antoinette était telle qu’elleavait cessé de se débattre, et fermant les yeux, elle demeura commeprivée de sentiment. Ce n’était pas un évanouissement complet, maisune sorte de torpeur morale et physique assez semblable à ce rêvepénible qu’on nomme le cauchemar. Il y a, entre le bois de Boulogneet le nouveau boulevard qui porte le nom de Roi de Rome, tout unquartier désert que l’édilité parisienne n’a point encoretransformé. De petites rues, indiquées seulement par les planchesdes terrains à vendre, y conduisent. Chaillot est au bas, Passy ausud-est, Auteuil au sud-ouest. Le quartier où restaient encoredebout quelques masures que le marteau qui a renversé les barrièresn’a point fait disparaître était habité, à l’époque dont nousparlons, par une population sans nom comme lui. Quand on s’y égare,en été, par un beau soleil, on voit des chiffonniers qui fumentleur pipe, des enfants et des femmes en haillons qui se roulentdans la poussière.

Ce fut vers cette dernière cour des Miracles que se dirigea lecoupé dans lequel Antoinette était prisonnière. Au bout d’un quartd’heure, la malheureuse jeune fille sentait qu’on s’arrêtait unetroisième fois. L’homme qui l’avait menacée de son poignarddescendit le premier. Puis il prit rudement Antoinette par le braset lui dit :

– Venez !

Antoinette obéit machinalement. Ses membres se mouvaient avecune raideur automatique et ses dents s’entrechoquaient. Quand ellefut hors de la voiture, elle jeta un regard vague autour d’elle.Elle vit de vastes terrains, clos de planches tout àl’entour ; au loin, la lueur des réverbères de la grandeville, dont la respiration gigantesque se faisait entendre, etdevant elle quelques masures de hideux aspect. Le coupé s’étaitarrêté à la porte de l’une d’elles. L’homme au poignard tenaittoujours Antoinette par le bras. Alors il dit au cocher.

– Tu peux t’en aller !

Mais Antoinette retrouva la force de crier.

– Au secours ! au secours ! au secours !

L’homme au poignard lui serra le bras plus fort.

– Ma petite, dit-il, si tu appelles, je te tue.

– Eh bien ! tuez-moi ! fit-elle avec une énergiesoudaine.

– Et du même coup, ajouta l’homme au poignard, tu tuesM. Agénor.

Ce nom ferma la bouche d’Antoinette, et sans dissiper sonépouvante, lui mit au cœur comme un sentiment de curiositéinquiète.

– Oui, répéta son ravisseur, qui s’aperçut de l’effetqu’avait produit sa menace, la vie d’Agénor de Morlux dépend devous maintenant, vous seule pouvez le sauver.

Il adoucit sa voix, il disait vous à la jeune fille, etson attitude avait pris une nuance de respect. Antoinette était unefille d’énergie, comme on l’a vu. Elle pouvait s’abandonner toutd’abord à la terreur, mais elle ne perdait jamais complètement latête. Elle regarda donc son ravisseur avec une sorte d’attention.C’était un homme entre deux âges, mal mis, et qui avait l’air d’unde ces ouvriers paresseux que le lundi ramène dans les cabarets dela banlieue.

– Que voulez-vous donc de moi ? demandaAntoinette.

Le mystérieux personnage répondit en baissant la voix :

– Mademoiselle, M. Agénor de Morlux court un granddanger, un danger de mort, vous seule pouvez le sauver…

– Mais comment ? exclama-t-elle.

– Vous voyez cette maison ?

– Oui.

– Elle paraît inhabitée ; il n’y a pas de lumière auxfenêtres, et cependant elle est pleine de monde.

Et comme Antoinette regardait la masure, ilpoursuivit :

– C’est un repaire de voleurs, et je suis de ce nombre…

Elle eut un geste d’effroi et de dégoût.

– Soyez tranquille, reprit l’homme au poignard ; vousne courez ici aucun danger réel ; et pourtant vous allez êtreobligée de passer la nuit ici.

– Mon Dieu !

– En la compagnie de ces gens-là et de la mienne,poursuivit-il. Je me nomme Polyte. Oh ! les gens de larousse me connaissent bien.

Qu’était-ce que la rousse ! Ce nom, Antoinettel’entendait prononcer pour la première fois. Polyte, car c’étaitbien son nom, continua :

– Les voleurs, voyez-vous, ça vit comme ça peut… Quand nousne trouvons pas à grinchir, nous faisonschanter.

Grinchir ! Chanter !

Deux mots encore que la jeune fille ne comprenait pas.

– Or, poursuivit Polyte, qui avait toujours son poignard àla main, nous avons levé une affaire, les camarades etmoi.

Le cocher du baron de Morlux est de notre bande, le valet dechambre de M. Agénor aussi. Nous savons que M. Agénorvous aime, et nous voulons le faire financer. Alors, nousnous sommes servis de vous. D’abord, nous avions pensé toutsimplement à pénétrer chez lui, cette nuit, à le chourineret à le voler. Mais les chourineurs s’en vont toujoursfinir leur partie de bésigue sur la place de la Roquette,et nous n’aimons pas ça. On ne fait de ces coups-là que lorsqu’iln’y a pas mèche à autre chose.

Antoinette regardait toujours cet homme dont elle ne comprenaitpas le langage.

– Mais enfin, dit-elle d’une voix étouffée, qu’est-ce quevous voulez faire de moi ?

– Je vous l’ai dit, vous ne courez aucun danger si vousêtes bonne fille. Ce mot la révolta, et elle le témoigna par ungeste.

– Ah ! dit Polyte, ce n’est pas le moment de faire laprude, ma chère demoiselle. La soirée s’avance, et si vous ne vousexécutez pas, à deux heures du matin, M. Agénor sera assassinédans son lit. Je vois que vous n’avez pas compris le motchouriner.

Antoinette redevint muette.

Polyte s’exprima alors plus clairement.

– Voyez-vous, dit-il, M. Agénor et son père neconnaissent pas leur fortune. C’est moins pour eux de donner dixmille francs que pour nous deux pièces de cent sous. M. Agénorvous aime et il veut vous épouser, c’est connu. Pour qu’il ne vousarrive rien, il donnera dix mille francs.

– Mais c’est abominable ! s’écria la jeune fille.

– Je ne vous dis pas non, répondit Polyte avec calme ;mais je vous ai dit que nous étions des voleurs.

– Et s’il refuse les dix mille francs ? fit-elle en seredressant avec un sentiment de fierté, et j’espère qu’il lesrefusera !

– Alors, dit froidement Polyte, il sera assassiné.

Cette fois l’épouvante d’Antoinette se traduisit par un nouveaucri.

– Vous voyez bien, dit Polyte, qu’il ne faut pas faire laméchante. Allons ! venez.

Et il l’entraîna vers la porte de cette maison, d’où ne sortaitni bruit ni lumière.

– Mon Dieu ! murmurait Antoinette, faites que jemeure !

Polyte avait frappé deux fois, puis il avait sifflé. Antoinette,qu’il tenait toujours sous le bras, fut forcée de le suivre, etelle entendit alors retentir des pas pesants à l’intérieur. Puis unrayon de lumière filtra à travers l’air malsain de la portevermoulue qui s’ouvrit.

Une vieille femme en sabots, affublée d’une jupe rouge etcoiffée d’une sorte de châle tartan, tenant à la main unechandelle, était venue ouvrir. À sa vue, Antoinette recula dedégoût et d’horreur.

– La petite fait sa tête ! dit Polyte en riant.

– Elle est jolie, ta princesse, mon Polyte, dit l’affreusevieille, qui eut un sourire sinistre sur ses lèvres lippues.

– Voilà comment nous les avons, nous ! dit Polyte.

Et il poussa Antoinette toute frémissante devant lui.

L’allée de cette maison était étroite et noire et la chandellede la vieille ne l’éclairait qu’imparfaitement. Au bout, setrouvait un escalier tournant fermé par une porte. Quand la vieilleeut ouvert cette porte, Antoinette entendit des voix avinées et deschants obscènes.

– Il paraît, dit Polyte, que la pègre seréjouit.

– Mais oui, dit la vieille avec son rire hideux.

Polyte reprit Antoinette par le bras.

– Oh ! ma petite, lui dit-il à l’oreille, encore unmot dans l’intérêt de M. Agénor.

Elle le regarda de nouveau.

– Qu’exigez-vous encore de moi ? fit-elle d’une voixéteinte.

– Il y a camarades et camarades, dit Polyte. Tous ceux quisont en haut ne savent pas le coup monté. Si vous parliez deM. Agénor et si vous repreniez vos grands airs de princesse,ça pourrait lui porter malheur.

– Je ne dirai rien, murmura-t-elle.

– Donnez-moi donc la main, princesse, dit la vieille. Jevais te présenter à la société.

Plus morte que vive, Antoinette se laissa conduire. Polytemarchait derrière. Au premier étage, la vieille poussa une nouvelleporte, et une lumière plus vive frappa les yeux d’Antoinette. Lajeune fille alors se trouva au seuil d’un repaire dont la seule vuesuffit à la faire retomber dans cet état de prostration où elles’était déjà trouvée dans la voiture, quand Polyte l’avait menacéede l’assassiner.

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