La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 30

 

La lettre qui portait la signature du baron de Morlux étaitainsi conçue :

« Ma chère enfant,

« J’ignorais ce matin jusqu’à votre existence, et ce soir,si le portrait que mon fils a fait de vous est fidèle, je vousconnais comme si vous étiez déjà ma fille. Pardonnez-moi de vousécrire à l’insu d’Agénor, et ne refusez pas à un père jaloux dubonheur de son fils, de lui garder le secret sur l’objet et le butde ma lettre.

« Agénor vous aime, et espère assez toucher votre cœur pourobtenir un jour votre main. Je ne suis pas encore un vieillard, ethier, au lieu de vous écrire, je serais allé vous voir. Mais ilm’est survenu un grave accident. Je me suis cassé la jambe ensortant de mon club, et me voici pour un grand mois cloué sur unlit de douleur.

« Cependant, mon enfant, je voudrais vous voir, seul àseul, causer avec vous, me rendre bien compte du bonheur qui attendmon fils, vous parler de lui et vous entendre m’en parler. Merefuserez-vous ? Je voudrais que tout cela se fît sans qu’ille sût, au moins pour le moment.

« Je veux, je ne désire qu’une chose au monde, le bonheurde mon enfant ; mais par cela même, il faut que je vous parlede lui, que je vous dise ses qualités et aussi un peu ses défauts,car je le connais plus que vous ne pouvez encore le connaître.Refuserez-vous un moment d’entretien à un père qui voudrait déjàvous nommer sa fille ? Non, n’est-ce pas ? Etmalheureusement, il m’est impossible de quitter mon lit. Il me fautdonc renverser tous les usages reçus, toutes les convenances de cemonde, et vous prier de venir chez moi…

« Et cela, à une heure où je serai sûr que vous nerencontrerez pas mon cher Agénor, car le cher enfant est déjà venutrois fois aujourd’hui. La dernière fois, je me suis fait ordonnerpar mon médecin un repos absolu à partir de huit heures. Il estdonc convenu qu’Agénor ne viendra pas ce soir. Si vous ne résistezpas à ma prière, montez à neuf heures dans ma voiture, que voustrouverez stationnant à votre porte, et venez. Je baise avecrespect cette jolie petite main que recherche mon fils.

« Baron DE MORLUX. »

– Je perds la tête ! murmura Antoinette en tendant lepli à Mme Raynaud.

Mme Raynaud lut et s’écria :

– Voilà une lettre qui sent son vrai gentilhomme d’unelieue.

– Que dois-je faire, maman ?

– Mais il faut y aller, mon enfant, répondit la vieilleinstitutrice ; ferme-t-on sa porte au nez de la fortune quandelle vient y frapper ?

Antoinette soupira.

– Mais maman, dit-elle, est-ce bien convenable ?

– Le père de l’homme qui veut t’épouser n’est pas unhomme.

– J’irai, maman, répondit Antoinette.

Elle se débarrassa de son châle et mit elle-même le couvert pourleur modeste repas. Mais Antoinette était trop agitée, tropbouleversée pour avoir faim. Elle ne mangea pas. Après le dîner,elle fit sa toilette. Huit heures sonnaient. Antoinette n’était pascoquette. Cependant, elle se savait jolie, et, ce soir-là, elles’étudia à se faire plus séduisante et plus belle que jamais. Ellevoulait plaire au père comme elle avait déjà plu au fils.

Sa toilette terminée, il était huit heures et demie. Elle vints’asseoir au coin du feu auprès de Mme Raynaud.

– C’est singulier, maman, dit-elle, mais je suis toutetriste.

– Triste ? fit la vieille dame ; et pourquoi…

– Il me semble qu’il va m’arriver un malheur…

– Folle que tu es !

– J’ai le cœur brisé…

– C’est assez naturel à la veille d’un grand bonheur, monenfant.

– Mais tu crois donc alors, maman, que M. Agénorm’aime bien sincèrement ?

– Oh ! cela se voit, mon enfant.

– Et qu’il veut m’épouser ?

– Mais sans doute.

– Mon Dieu ! tu as raison de dire que je suis folle…car, enfin, il y a deux jours encore je ne songeais à rien de toutcela…

– Et maintenant ? fit Mme Raynaud,souriante.

– Maintenant, il me semble que rien de tout celan’arrivera, et que j’étais bien plus heureuse en dépit de messoucis de chaque jour.

Mme Raynaud prit à deux mains la jolie têted’Antoinette et mit un baiser sur ses cheveux noirs.

– Va, mon enfant, dit-elle.

Neuf heures allaient sonner. Antoinette se leva ensoupirant.

– Tu vas te coucher, toi, maman ? dit-elle toujoursémue.

– Non, dit Mme Raynaud. Je t’attendrai. Jesuis impatiente de savoir ce que t’aura dit le père deM. Agénor.

Antoinette se jeta au cou de Mme Raynaud unefois encore.

– Ah ! dit-elle, j’ai le cœur de plus en plus serré etil me semble que je te quitte pour toujours.

– Mais va donc, petite sotte ! dit la vieilleinstitutrice.

Antoinette descendit. La lettre tenait sa promesse. À la portede la maison de la rue d’Anjou, la jeune fille trouva une voiture.C’était ce qu’on appelle un coupé de nuit. Train brun, caissenoire, un seul cheval, harnais à bouclerie enveloppée, cocher àlivrée de pluie. Cependant Antoinette hésita un peu. Mais le cocherdescendit lestement de son siège et salua en ouvrant laportière.

– Est-ce là, demanda Antoinette, la voiture de M. lebaron de Morlux ?

– Oui, mademoiselle.

Antoinette monta. Le cocher referma la portière, regagna sonsiège et la voiture partit au grand trot.

– Que va-t-il advenir de tout cela ? pensa la jeunefille, qui était oppressée et avait les yeux pleins de larmes.

Le coupé partait. Antoinette était si émue, si bouleversée,qu’elle ne fit pas attention d’abord à la route qu’on lui faisaitprendre. Le cheval allait grand train, et, au lieu de gagner la rueRoyale, le cocher suivait le faubourg Saint-Honoré. Cependant,Antoinette connaissait assez bien son Paris, depuis le tempsqu’elle sortait seule et donnait des leçons.

Tout à coup elle se pencha à la portière, colla son visage à laglace et regarda. Elle vit une église. Il n’y a pourtant pasd’église sur le parcours du trajet de la rue d’Anjou-Saint-Honoré àla rue de l’Université. Elle regarda plus attentivement et reconnutl’église Saint-Philippe-du-Roule. Alors elle tira vivement lecordon de soie blanc qui devait correspondre au petit doigt ducocher.

Mais le cordon lui vint à la main, et le coupé marchaittoujours. Alors elle essaya de baisser la glace de devant. Mais laglace ne bougea pas. Elle se rejeta sur celle de gauche, puis surcelle de droite, et ni l’une ni l’autre ne voulurent descendre dansla portière. Antoinette se mit à crier, mais le cocher n’entenditpas et continua son chemin.

En haut du faubourg Saint-Honoré, le coupé prit brusquement àgauche et suivit un de ces nouveaux boulevards qui montent à l’Arcde triomphe, sont à peine bâtis, et par conséquent déserts ou à peuprès, dès huit ou neuf heures du soir. Là, l’inquiétude de la jeunefille se changea en terreur. Où la conduisait-on ? Tous sespressentiments, toutes ses appréhensions lui revinrent ; ellepensa qu’on l’enlevait. Alors elle essaya d’ouvrir la portière etde sauter sur la chaussée, au risque de se casser la tête. Mais laportière était fermée à clé. Antoinette se mit à pousser des crisperçants.

Soudain le coupé s’arrêta. Elle crut que le cocher l’avaitentendue ; mais son épouvante redoubla lorsqu’elle vit unhomme grimper à côté de lui sur le siège. Puis le coupé se remit enroute, passa auprès de l’arc de l’Étoile et prit l’avenue deSaint-Cloud. Antoinette était folle de terreur et n’avait même plusla force de crier. Le coupé s’arrêta une fois encore. La pauvrefille, éperdue, vit une place circulaire presque déserte. En face,une petite église ; à droite, un monument bariolé qui neressemblait à rien de connu. Au centre, une fontaine entourée d’unbassin. C’était la place de l’Hippodrome.

L’homme qui était monté sur le siège descendit, ouvrit laportière et entra brusquement dans le coupé. Antoinette jeta unnouveau cri, suivi de l’exclamation répétée.

– Au secours ! au secours !

Mais l’homme la prit à la gorge, et en même temps il lui appuyala pointe d’un couteau sur la poitrine en lui disant :

– Ma petite, taisons-nous ! Il y va de la vie pourvous. Si vous criez, je vous tue !

Antoinette jeta un dernier cri et ferma les yeux. Le coupécontinua à rouler dans l’avenue.

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