La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 4

 

La mère Philippe avait meilleure opinion que son mari duterrible M. Durpillard. Selon elle, il faisait plus de bruitque de besogne et la vue de sept belles pièces d’or le calmeraitsensiblement. Antoinette écoutait sans oser le croire, et tout enl’écoutant elle s’habillait. On entendit la voix deMme Raynaud dans la pièce voisine.

– Je suis à vous, maman, dit Antoinette, qui se hâtad’essuyer ses yeux rouges.

Et elle entra dans la chambre de la malade, qui, ce jour-là,s’éveillait plus tard que de coutume.

– Pauvre enfant ! dit la vieille institutrice, commeelle doit être fatiguée !…

– Mais non, maman.

– Tu t’es levée plus tôt que de coutume ce matin. Iln’était pas quatre heures.

– Ah ! dit Antoinette, les nuits me semblent toujourstrop longues. Et puis, mon travail de traduction m’amuse plus quemes leçons.

Et pourtant, ajouta la jeune fille, c’est ce dernier travail quiest le plus lucratif.

– Chère petite, murmura Mme Raynaud, j’airêvé de toi toute la nuit.

– Vrai, maman ?…

– Un beau rêve, va ! continua la malade.

– Qu’avez-vous rêvé, maman ?

– Que tu étais riche, heureuse, mariée à un homme quit’aimait et que tu aimais.

– Pauvre maman Raynaud, dit Antoinette… qui redevintrêveuse un moment, c’est bien le cas de dire que les songes ne sontque des mensonges.

– Et pourquoi donc ça, ma petite ?

– Mais, parce que je ne serai jamais riche, et que leshommes de notre époque n’aiment que les filles qui ont une grossedot.

– Qui sait ? tu es si belle !…

– En attendant ce bel inconnu, maman, je vais aller donnermes leçons. C’est plus prudent…

Et Antoinette jeta son châle sur ses épaules et sortit de lachambre. La mère Philippe lui dit :

– Mais, mademoiselle, vous n’allez pas vous en aller commeça à jeun ? Vous devriez prendre votre lait.

– Oh ! je n’ai pas faim, répondit la jeune fille. Etpuis il ne faut pas perdre de temps. Où demeureM. Durpillard ?

– À deux pas d’ici, rue d’Angoulême n° 33. Je croisbien que si vous aviez la chance de voir d’abordMme Durpillard… elle est meilleure que lui…

Antoinette avait serré les sept louis dans son porte-monnaie.Elle descendit lestement l’escalier et fut un peu étonnée, enfranchissant le seuil de la porte cochère, de voir un jeune hommequi se promenait sur le trottoir opposé, les mains dans ses pocheset le cigare aux lèvres. Elle passa rapidement ; le jeunehomme se mit à la suivre avec affectation. Antoinette doubla lepas ; il en fit autant. Alors un sentiment d’effroi s’emparade la jeune fille.

Le malheur est défiant : que pouvait lui vouloir cethomme ? Heureusement la rue d’Angoulême n’est pas loin de larue d’Anjou ; en quelques minutes la jeune fille eut atteintla maison de ce terrible propriétaire qui répondait au nom deDurpillard et était en loyer pour ne point habiter sa propremaison. M. Durpillard était dans les vrais principes ; ildisait qu’un propriétaire qui habite sa maison a ses locataires surle dos du matin au soir. Les uns demandent des réparations, lesautres veulent qu’on les attende. Rue d’Angoulême, il demeurait aucinquième et n’avait que douze cents francs de loyer. Le cœurd’Antoinette battait bien fort lorsqu’elle sonna à la porte. Unemaritorne vint lui ouvrir et lui demanda d’un ton maussade cequ’elle voulait.

– Je suis une locataire de M. Durpillard, réponditAntoinette.

– Si vous venez lui demander quelque chose, c’est pas lapeine, répondit la maritorne. Monsieur n’accorde jamais rien.

– Je lui apporte de l’argent, dit Antoinette.

Ce mot était le sésame unique.

La maritorne poussa une porte qui donnait de l’antichambre dansune petite salle à manger où l’ex-épicier et sa femme déjeunaientfrugalement comme il convient à des gens d’ordre et qui savent cequ’il en coûte pour faire fortune.

– Hé ! monsieur, dit-elle, voilà une demoiselle quivous apporte de l’argent.

Antoinette entra.

M. Durpillard était un petit homme entre deux âges, un peuobèse, chauve, avec un nez de vautour et des petits yeux bêtes etméchants.

– Ah ! ah ! dit-il, vous êtes la locataire de larue d’Anjou, n’est-ce-pas ?

– Oui, monsieur, dit Antoinette.

– Rassurez-vous, mademoiselle, ditMme Durpillard, une grosse femme rougeaude etréjouie.

– Ah ! dit M. Durpillard, il faut employer lesgrands moyens avec vous autres. Si on ne vous envoyait pas dupapier timbré, on ne verrait pas la couleur de votre argent.

– Mais, monsieur… dit Antoinette toute tremblante.

– En retard de deux termes ! continuaM. Durpillard. Voilà ce qui n’arrivera plus chez moi. D’abord,je congédierai un concierge qui prend si mal mes intérêts.

– Monsieur…

– Quant à vous et à votre mère, continua le féroce épicier,je vais vous donner congé. J’aime la régularité, moi. Quand j’étaisdans le commerce, je payais mes billets à échéance. Jamais unhuissier n’en a vu la couleur.

– Monsieur, dit Antoinette avec calme et dignité, je suisvotre locataire depuis trois ans ; j’ai toujours payé trèsexactement, et si ma mère n’avait fait une maladie très grave qui anécessité des frais considérables…

– Avant de faire venir les médecins, on paie son terme.

– Fallait-il donc laisser mourir ma mère ? fitAntoinette indignée.

– Eh non ! sans doute, mais pour les gens nécessiteux,il y a le médecin de l’assistance publique.

– Vous êtes bien dur, monsieur, dit Antoinette avec calme.Vous n’avez donc jamais eu besoin de personne ?

– Jamais ! Je suis le fils de mon œuvre, repritM. Durpillard. Tel que vous me voyez, mademoiselle, j’ai étéhomme de peine, j’ai balayé le trottoir devant le magasin de monpatron, le père à Mme Durpillard ici présente. Maistout ça ne vous regarde pas et n’a aucun rapport avec ce que j’ai àvous dire. Je vais vous donner mes deux quittances en échange del’argent que vous m’apportez, et vous me signerez une acceptationde congé ; il est inutile de faire gagner cent sous à unhuissier.

– Oh ! monsieur, dit Antoinette, vous êtes sanspitié ! J’ai ma mère bien malade…

– Raison de plus pour qu’elle aille mourir ailleurs. Unenterrement dans ma maison, merci bien ! C’est ça qui fait dutort !

– Monsieur… monsieur…

– Voyons ! dépêchons, reprit M. Durpillard. Oùest votre argent ?

– Mais, monsieur, dit Antoinette, je ne vous apporte qu’unacompte, et je viens vous prier…

– Un acompte… Vous ne m’apportez qu’un acompte ?…

– Oui, monsieur.

– Alors ce n’était pas la peine de vous déranger.Bonsoir !

– Mais, reprit la jeune fille, c’est dans trois jours lafin du mois ; je donne des leçons, on me paiera.

– Bah ! je la connais, celle-là ! J’ai donné desordres à mon huissier, arrangez-vous avec lui.

Ici Mme Durpillard intervint. Ainsi que l’avaitdit la mère Philippe, la femme était meilleure que le mari.

– Mais, mon ami, dit-elle, il n’y a que trois jours d’ici àla fin du mois. Cette demoiselle a l’air bien comme il faut et bienhonnête. Je suis sûre qu’elle est de parole. Et puis, on ne vendpas les meubles le lendemain d’une saisie. Ça ne t’avancera pas àgrand-chose. Pourquoi ne pas prendre l’acompte que cette demoiselleapporte ?

Le petit homme frappa du poing sur la table.

– Madame Durpillard, dit-il, mêlez-vous de vos affaires.Tenez, votre boudin brûle, à la cuisine. Si elle a le moyen depayer à la fin du mois, la saisie n’aura pas d’effet ; mais onva toujours saisir… c’est ma garantie… Antoinette sentait tout cequ’elle avait de fierté dans l’âme se révolter. Elle salua la femmedu propriétaire et se retira sans prononcer un mot. Dansl’antichambre, la maritorne lui dit :

– Si vous m’aviez prévenu que vous n’apportiez qu’unacompte, je ne vous aurais pas laissé entrer. Ça vous auraittoujours évité des sottises.

Antoinette descendit la tête dans ses deux mains. Elle pleuraità chaudes larmes. Comme elle arrivait dans la rue, elle se trouvaface à face avec le jeune homme qui l’avait suivie depuis la rued’Anjou-Saint-Honoré. Elle jeta un cri d’effroi et fit un pas enarrière. Mais il se découvrit respectueusement et luidit :

– N’êtes-vous pas mademoiselle Antoinette ? Antoinetteavait la tête perdue.

– Comment me connaissez-vous ? balbutia-t-elle.

– Mademoiselle, répondit le jeune homme, je m’appelleAgénor de Morlux, et j’ai à vous parler de votre mère d’adoption,Mme Raynaud.

À ces derniers mots, Antoinette eut une exclamation de joie, et,dans ce jeune homme qui invoquait le nom de la femme qui l’avaitélevée, elle crut voir un ami.

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