La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 14

 

La mère Philippe était devenue toute pâle.

– Milon ! Milon ! répétait-elle, comme si ce nomeût éveillé en elle tout un passé douloureux.

– Mais vous l’avez donc connu ?

Et Antoinette tremblait comme une feuille jaunie que le ventd’automne secoue à la cime d’un arbre.

– C’était mon cousin…

– Votre cousin !…

– Oui, mademoiselle.

– Ah ! fit Antoinette toute pâmée ; mais il estdonc mort ?

La mère Philippe courba le front.

– Mieux vaudrait ! dit-elle.

Mais Antoinette lui prit le bras et le lui secoua avec unesingulière énergie.

– Oh ! parlez ! dit-elle, parlez, je leveux !

La mère Philippe n’y tint plus ; elle prit Antoinette dansses bras comme si Antoinette eût été son enfant, et luidit :

– Ah ! chère demoiselle, je vous ai vue toute petite,et j’ai vu votre mère… et je sais bien où il doit être cet hôtel…car j’y suis allée un jour voir mon cousin Milon.

– Mais alors vous savez le nom de ma mère ? s’écriaAntoinette avec anxiété.

– Oui, votre mère était allemande ; elle se nommait labaronne Miller.

– Ah ! dit Antoinette, oui… c’est cela… je me souviensmaintenant… un jour, on a prononcé ce nom devant moi…

Puis, baissant la tête à son tour :

– Et… elle est morte, n’est-ce pas ?

– Morte !… murmura la mère Philippe.

Antoinette sentit de nouvelles larmes perler le long de sescils.

– Pauvre mère ! dit-elle.

Il y eut un moment de silence.

– Mais, fit-elle tout à coup, qu’est devenu l’hôtel ?qu’est devenue la fortune de notre mère ?

– Je ne sais pas, répondit la concierge, Milon seulpourrait le dire…

– Et Milon est mort lui aussi ?

– Non, dit la mère Philippe tristement.

– Mais où est-il ?

– Bien loin…

Et la concierge eut un geste qui semblait dire : « Ila mis la mer entre lui et nous… »

– Vous me faites mourir, mère Philippe, dit Antoinette,haletante et presque sans voix.

– À quoi bon vous dire cela, mademoiselle ?

– Je veux savoir… répéta Antoinette.

Et comme la concierge hésitait encore :

– Mais il lui est donc arrivé malheur ? s’écria lajeune fille.

– Oui… malheur… Un grand malheur !…

– Oh ! parlez… parlez…

La concierge commença d’une voix étouffée :

– Il est au bagne !

– Au bagne ! exclama Antoinette.

– Oui, depuis bientôt dix ans. On l’a envoyé à Toulond’abord ; et pendant bien longtemps, tant que j’en ai eu lesmoyens, je lui ai adressé un peu d’argent tous les mois… ils sontsi malheureux là-bas… Et puis, continua la mère Philippe, ma ruineest arrivée… et je me suis remariée… et pendant plus de deux ans,je n’ai rien pu lui envoyer… et quand je l’ai pu de nouveau et queje suis allée à la préfecture, on a cherché sur les registres et onm’a dit qu’il avait dû être transporté à Cayenne, car il paraîtqu’on les envoie tous là-bas, maintenant.

– Mais qu’a-t-il donc fait pour cela, le malheureux ?demanda Antoinette affolée.

– Il a volé.

– Volé !

– Oui… les diamants de votre mère !

Mais, à ces derniers mots, Antoinette se redressa fière etcalme.

– Ce n’est pas vrai ! dit-elle, Milon n’a pu volerpersonne, et encore moins ma mère !… Milon estinnocent !

– Ah ! dit la mère Philippe en secouant la tête, jel’ai cru comme vous, moi…

– Et vous ne le croyez plus ?

Elle secoua la tête.

– Eh bien ! moi, dit Antoinette, je jurerais qu’ilétait innocent ! Pauvre Milon !

Et s’exaltant tout à coup :

– Ma sœur et moi, nous ne sommes que de pauvres femmes,mais ma sœur va revenir ; et maintenant que nous savons notrenom, il faudra bien qu’on nous écoute !… Et nous irons voirles juges qui l’ont condamné, et nous nous porterons garantes del’innocence de notre pauvre Milon. Oh ! il faudra bien qu’onnous le rende ! maintenant que notre mère est morte… Est-ceque nous pouvons être toujours orphelines ?

Antoinette avait peu à peu élevé la voix, si bien queMme Raynaud, qui venait de se lever, pensant qu’ilarrivait quelque chose d’extraordinaire, entra dans la chambre dela jeune fille. Antoinette riait et pleurait tout à la fois.

– Oh ! maman, dit-elle en se jetant au cou del’institutrice, c’est une permission du Ciel, cela !

– Mais quoi donc ?

– Je sais notre nom… celui de Madeleine, le mien, le nom denotre mère, comprends-tu ? Et la mère Philippe que tu vois là,était la cousine de notre bon Milon. Et Antoinette embrassaitMme Raynaud, riant et pleurant toujours. Puis elledisait encore :

– Mais ma mère vivait comme une femme riche, et nousn’avions ni frères ni sœurs, elle ne peut pas nous avoirdéshéritées… Il faudra bien que la fortune se retrouve !…Oh ! maman, maman, nous te ferons, Madeleine et moi, une viebien heureuse, va !

Mme Raynaud, pareillement émue, s’était laisséetomber dans un fauteuil.

– Chère petite ! dit-elle, ne t’abandonne pas tropvite à la joie ; qui sait si ta mère n’a pas eu quelque motifterrible pour vous cacher ainsi toutes deux, pour ne point vousappeler à son lit de mort ?

– Oh ! murmurait Antoinette, il faut bien que Milonnous revienne à présent !

Le père Philippe entra. Il arrivait de la rue de Surène etapportait à Antoinette une lettre en réponse à celle qu’elle avaitécrite à M. Agénor, baron de Morlux. Antoinette s’emparavivement de cette lettre et l’ouvrit.

Il venait de se passer tant de choses pour elle en quelquesminutes. Agénor écrivait :

« Mademoiselle,

« J’ai éprouvé deux immenses douleurs dans ma vie.

« La première m’arriva par une froide nuit d’hiver, quandj’étais à peine un homme. Ma mère adorée mourut dans mes bras.Cette douleur a longtemps plané sur ma vie, l’emplissant d’ombre etde tristesse ; et aujourd’hui encore elle est dans mon cœur àl’état de douce mélancolie.

« Ma seconde douleur, mademoiselle, je viens de l’éprouveren ouvrant votre lettre ; et celle-là sera, je crois,éternelle : vous avez douté de moi, mademoiselle, et j’avoueque c’était votre droit.

« Mais au moment de vous dire un éternel adieu, car jepars, je m’expatrie, je vais demander l’étourdissement de mon âmedésespérée à de lointains voyages ; – à ce moment, dis-je, jedois vous jurer que mon amour est sincère, et que rien au monden’aurait pu m’empêcher de faire de vous la plus heureuse et la plusrespectée des femmes.

« Celui qui se dit avec désespoir : Votre serviteurpour toujours. »

Antoinette avait lu cette lettre, toute frémissante.

– Oh ! s’écria-t-elle, il ne faut pas, je ne veux pasqu’il parte, maintenant ! Il nous faut un ami, un protecteur,un homme qui fasse triompher l’innocence de Milon, et qui redemandeà nos spoliateurs le bien de notre mère.

Et d’une main fiévreuse, Antoinette répondit :

« Monsieur le baron,

« Il y a une heure, pauvre fille désolée, sans nom et sansamis, je vous ai écrit avec la fierté inflexible qui sied àl’infortune.

« Depuis une heure, un lambeau d’azur vient de se montrerdans le ciel tourmenté de ma vie, et je vous écris encore.

« Je ne crois pas, je ne dois pas croire que je reviennejamais sur la détermination que vous exprime ma lettre, mais j’aibesoin d’un ami. Refuserez-vous ce titre ?

« Ne partez pas… Mme Raynaud, ma mèreadoptive, aura l’honneur de vous recevoir ce soir.

« Votre servante,

« ANTOINETTE MILLER. »

– Tenez ! tenez ! dit-elle au père Philippe,courez vite !

Le père Philippe prit la lettre et se sauva rue de Surène, oùM. Agénor de Morlux fumait fort tranquillement un cigare enattendant l’effet inévitable que devait produire sa missivedésespérée.

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