La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 17

 

M. le baron de Morlux, qui s’était cassé la jambe ensortant de son hôtel, n’était pas, comme on aurait pu le croire, cejeune et brillant séducteur qui répondait au nom d’Agénor et à quiAntoinette avait écrit le soir même pour lui demander aide etprotection. C’était le père de ce mauvais sujet.

M. le baron de Morlux était un homme de quarante-cinq ansqui avait été fort beau, très aimé des femmes, et fort redouté deshommes. Quelques belles pécheresses, qui approchaient maintenant dela quarantaine, se souvenaient de lui et se vantaient même d’avoireu les faveurs de sa cravache. On rencontrait au cercle desBetteraves le vicomte de X… et le marquis de C… auxquelsil avait fait, en duel, de notables déchirures. Un marchand dechevaux célèbre vous montrait, au besoin, un pur-sang indomptablequ’un seul homme avait pu monter, et cet homme, on le devine,c’était le baron de Morlux.

Veuf de bonne heure, n’ayant qu’un fils, riche de près de deuxcent mille livres de rente, M. de Morlux avait mené lavie à grandes guides. Mais cette existence de viveur a seschâtiments. Le baron était vieux avant l’heure ; il avait lescheveux presque blancs, et il était souvent perclus une partie del’hiver.

Ce soir-là, il faisait très froid, et M. de Morluxavait fait une chute si malheureuse qu’il s’était trouvé dansl’impossibilité de se relever. Heureusement, on l’avait entendu eton était accouru à son secours. Son coupé était à la porte et onavait pu le transporter chez lui sur-le-champ car, à cette heureavancée de la nuit, le faubourg Saint-Germain est veuf de toutevoiture de place, et malheur à qui n’a pas d’équipage. Le baroncriait, tant la douleur qu’il éprouvait était violente. À peinetransporté chez lui, il demanda un chirurgien.

Un de ses amis, qui l’avait accompagné, lui dit :

– Mon cher, il y a un médecin rue Serpente, le docteurVincent, qui est d’une habileté merveilleuse.

Le baron souffrait si cruellement, qu’il n’entendit même pas lenom du docteur.

Sur un signe de l’ami, le valet de chambre était sorti et avaitcouru à la rue Serpente. Trois quarts d’heure après, le médecinarrivait. Cet homme qui, tout à l’heure, se tordait sur le lit defer d’une mansarde, en proie à un sombre délire et adressant laparole à un fantôme éclos dans son imagination troublée, avaitretrouvé, en touchant le pavé de la rue, le sentiment de la vieréelle.

La tête haute, l’œil calme et froid, la démarche assurée, cethomme entra dans l’hôtel, sa trousse sous le bras, tout prêt àcouper une jambe, s’il le fallait. Il fut reçu par l’ami du baronet, avant de pénétrer dans la chambre où le malade continuait à seplaindre, il demanda quelques détails sur la manière dont avait eulieu l’accident.

– Maintenant, monsieur, dit-il à l’ami, je vais vous prierde me laisser entrer seul auprès du blessé. Je n’ai le coup d’œilsûr qu’à la condition de n’avoir personne autour de moi.

– Faites, docteur, répondit l’ami.

Et il s’effaça pour le laisser passer.

Le docteur entra, alla droit au lit, ne prit pas même la peined’examiner le visage du malade, et soulevant les couvertures dulit, il mit la jambe cassée à découvert ; puis il se prit à lapalper avec cette brutalité habituelle aux chirurgiens qui sontdevenus des autorités scientifiques.

– C’est une simple fracture, dit-il.

Il appela les domestiques à son aide. L’opération dura un quartd’heure. Le docteur avait ordonné qu’on lui tînt le malade. Puis,sans pitié, sans prendre garde aux cris qu’il poussait, il se mit àle panser. Tant qu’il fut dans son rôle de chirurgien, le docteurne vit et n’entendit rien. Quand ce fut fait, lorsque la jambe eutété fortement serrée par les bandes qu’il avait apportées avec lui,alors seulement il regarda le patient.

Certes, M. de Morlux était, comme le docteur, vieuxavant l’âge, et il eût été difficile de reconnaître en lui lebrillant cavalier d’il y avait douze ou quinze ans… Et cependant,le docteur tressaillit en le regardant et lui ditbrusquement :

– Il me semble que je vous ai déjà vu.

M. de Morlux regarda cet homme et répondit :

– Je ne crois pas.

Mais en parlant ainsi, les regards de ces deux hommes serencontrèrent et tous deux subirent comme un choc électrique. Alorsle docteur se redressa et fit un signe impératif aux deux valetsqui l’avaient aidé à opérer le pansement. Quant à l’ami, il étaitparti. Les valets sortirent, et le docteur se trouva seul avecM. de Morlux.

– Oui, reprit-il, je vous ai déjà vu.

Et il laissa peser sur lui le regard froid du médecin quiinterroge l’état de son malade.

– Moi ! dit M. de Morlux, qui était devenufort pâle ; je crois que vous vous trompez…

– Ah ! fit le docteur avec amertume, c’est que mescheveux ont blanchi.

– Où puis-je vous avoir connu ? demanda encoreM. de Morlux, dont la voix était devenue tremblante.

– Oui, dit le docteur, plus je vous regarde et plus je suisconvaincu. Où vous m’avez connu ? Je vais vous le dire.

« Vous êtes venu chez moi…

– Je ne crois pas, répéta M. de Morlux, devenulivide.

– Rue Serpente, au sixième étage, dans une chambred’étudiant en médecine.

– Monsieur !

– J’étais pauvre entre tous les pauvres, reprit le docteur.Je travaillais nuit et jour pour devenir savant en l’art de guérir,et vous avez posé sur ma table un sac plein d’or en me demandantl’art de tuer.

M. de Morlux étouffa un cri. Mais l’impitoyabledocteur poursuivit :

– Vous vouliez savoir s’il était un poison qui ne laissâtaucune trace.

– Au nom du Ciel, taisez-vous ! s’écriaM. de Morlux, qui se dressa sur son séant, en jetant uncri que la douleur lui arracha.

– Ah ! dit le docteur, vous voyez bien que c’estvous ! Oui, vous, qui êtes venu, sous un faux nom, enveloppéd’ombre et de mystère, tenter ma jeunesse et ma pauvreté,démon !

Et le docteur dardait sur son malade un regard flamboyant. Puis,promenant ce regard autour de lui et sur toutes les somptuosités decette demeure :

– Mais Dieu ne vous a donc pas puni, vous ?dit-il.

– Taisez-vous ! taisez-vous ! s’écriaM. de Morlux éperdu.

– Et c’est donc le bras qui frappe et non la tête quiordonne, qui est voué au châtiment ? continua le docteur.

« Vous êtes riche, vous êtes heureux… vous portez un nom etun titre, assassin !…

– Mais, misérable ! hurla le baron, tu veux donc nousperdre tous deux ?

Le docteur ne l’entendit pas et continua :

– Votre vie n’est donc pas un enfer comme la mienne ?Les pauvres qui me bénissent, remords ! les élèves qui mesaluent du nom glorieux de maître, remords ! la gloire qui estvenue entourer mon nom, remords ! Tout est remords etchâtiment pour moi !…

M. de Morlux, les yeux hagards, les cheveux hérissés,regardait cet homme avec épouvante. Le docteurpoursuivit :

– Et quand ma journée est finie, quand, brisé de fatigue,je cherche le sommeil, un fantôme vient s’asseoir, tantôt à monchevet, tantôt sur le pied de mon lit, pour ne disparaître qu’avecles premiers rayons du jour.

« C’est une femme encore jeune, encore belle, notrevictime…

– Taisez-vous ! taisez-vous ! répéta le baronaffolé.

– Une femme vêtue de noir, continua le docteur, pâle ettriste, et dont le regard semble me dire : « Il n’y aurajamais de pardon pour toi ! »

« Et vous n’avez ni remords, ni châtiment, vous !

« Et vous viviez heureux ? Le Ciel vous avait doncoublié au milieu des joies de ce monde ? Dieu ne vous a doncpas encore frappé ?

Le docteur s’arrêta comme épuisé. Puis il jeta un regard suprêmesur le baron :

– Adieu, monsieur, dit-il, repentez-vous !

Et il s’en alla brusquement, et les domestiques en le voyantsortir pâle et bouleversé crurent qu’il était fou. Il traversa lacour d’un pas précipité, sans songer à remonter dans la voiture quiattendait sous la marquise, prête à le reconduire, et il nes’arrêta que dans la rue.

– C’est lui ! lui !… murmura-t-il.

Et dès lors, il s’en alla en chancelant, en trébuchant à chaquepas, parlant tout haut et prononçant des phrases incohérentes, aumilieu desquelles on aurait pu remarquer celle-ci :« Quel châtiment Dieu réserve-t-il à cet homme, puisqu’il m’afrappé seul jusqu’à ce jour ? »

Le docteur était si troublé en sortant de l’hôtel de Morluxqu’il ne fit aucune attention à deux hommes immobiles sous leporche de la maison voisine. Il passa près d’eux sans les voir.Alors les deux hommes se mirent en marche et le suivirent. Ledocteur regagna à pied son domicile ; il frappa trois fois,selon sa coutume. La porte s’ouvrit et se referma sur lui. Les deuxhommes attendirent un moment, parurent se concerter, puis ilsfrappèrent à leur tour.

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