La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 8

 

L’adjudant devant qui le faux ouvrier allait passer était leplus terrible de tous par sa clairvoyance. Depuis qu’il faisaitpartie de l’administration, les évasions devenaient presqueimpossibles. On le nommait Turpin.

Turpin vous dévisageait le forçat sous tous les costumes ;on eût dit qu’il était, comme les chiens de chasse, doué d’unesorte de flair.

Cent dix-sept le reconnut à dix pas de distance.

– Et cet imbécile de Cocorico qui ne me prévient pas,murmura-t-il. Cocorico était le nom du forgeron qui venait deprendre, sur le lit du bagne, la place de Cent dix-sept.

Mais Cent dix-sept s’était si merveilleusement incarné dans sonrôle, il avait si exactement posé son bonnet sur l’oreille, et samain gauche dans la poche de son pantalon, que Turpin, qui venaitde voir passer Cocorico, n’eut pas l’ombre d’un soupçon.

Le forgeron, à qui Cent dix-sept avait donné le nom de Cocorico– nom de guerre sans doute –, se nommait, pour l’administration quil’employait à souder les fers, Noël Durand.

– Eh bien ! Noël, dit Turpin, as-tu tonmarteau ?

– Je ne l’ai pas retrouvé, répondit Cent dix-sept.

Et, au lieu de passer rapidement, il s’arrêta aveccomplaisance.

– À moins qu’un forçat ne me l’ait soulevé,dit-il, je crois bien que je l’ai laissé au poste tout àl’heure.

– Sois tranquille, Turpin, celui qui te l’a pris ne s’enservira pas cette nuit : j’ai bon œil.

– Et bon pied ! dit Cent dix-sept en riant. Donnez-moiune prise, adjudant.

Turpin ouvrit sa tabatière, Cent dix-sept y plongea les doigts,se barbouilla le nez avec lenteur, puis continua son chemin endisant « merci ».

– Hé ! Noël ! lui cria Turpin quand il eut faitdix pas dans le corridor.

Cent dix-sept se retourna.

– À quelle heure reviens-tu le matin ?

– À sept heures, je suis à la forge.

– Veux-tu me rapporter du tabac en corde ?

– Je le veux bien. Combien en voulez-vous ?

– Un demi-kilo.

– C’est bien. Bonsoir.

– Bonsoir, répondit Turpin, qui prit son attitudenonchalante à la porte de la salle numéro 3.

Cent dix-sept sortit du bagne sans encombre ; il traversal’arsenal et arriva devant la guérite du portier-consigne.

Le vrai Noël avait prévu beaucoup de choses. Et fouillant dansles poches de la vareuse, Cent dix-sept trouva une pipe et dutabac.

Il bourra sa pipe, et, arrivé devant la guérite, il demanda dufeu au portier.

Le portier était de mauvaise humeur :

– Passe ton chemin, marchand d’enclume ! dit-il.

– Comme il vous plaira, camarade, répliqua Centdix-sept.

Et il sortit de l’arsenal avec le même sang-froid et le pascalme et mesuré qu’avait le vrai Noël. Un quart d’heure après, ilarrivait en ville et s’enfonçait dans le dédale de petites rues.Arrivé devant une boutique fermée, mais dont les volets laissaientfiltrer un filet de lumière, Cent dix-sept s’arrêta et frappadoucement.

– Qui est là ? demanda une voix à l’intérieur.

– Noël, répondit Cent dix-sept.

Il entendit marcher en dedans ; puis les pas s’arrêtèrenttout près de la porte, et la même voix dit encore :

– N’avez-vous donc pas un autre nom ?

– Cocorico, répondit le forçat.

Aussitôt la porte s’ouvrit, et Cent dix-sept se trouva au seuild’une boutique de fripier. Une vieille femme qui était venue ouvrirrecula à sa vue.

– Vous n’êtes pas Noël ! dit-elle.

– Non, mais je suis celui que vous attendez… Un hommes’élança du fond de la boutique.

– C’est le maître ! dit-il.

Quand Cent dix-sept fut entré, la vieille referma la porte avecprécaution.

– Ah ! dit-elle, voici bien longtemps que nous vousattendons.

– Vrai ? répondit Cent dix-sept, et cependant ce nesera pas encore pour cette nuit.

– Comment ! vous ne filez pas ?

– Non.

L’homme et la vieille se regardèrent avec une douloureuseinsouciance. Cent dix-sept eut un sourire tristementironique :

– Que voulez-vous ? fit-il, je me plais aubagne !

– Chacun son goût, murmura la vieille.

– Mais je filerai bientôt. Et je viens justement ce soirpour tout préparer.

– À la bonne heure ! voilà qui est parler, dit lavieille femme avec joie. L’homme qui paraissait être son fils, etavait la tournure vulgaire d’un honnête marchand d’habits,regardait Cent dix-sept avec une naïve admiration.

– Mes amis, reprit le forçat, il faudra, ces jours-ci, metrouver un valet de chambre convenable.

– Je ferais bien l’affaire, moi, si vous vouliez meprendre, maître, répondit le fripier.

– Nous verrons ça.

– Vous n’avez besoin de rien, continua la vieille avec unchaleureux empressement ; une fine goutte, un verre de vieuxvin, une aile de volaille ?

– Merci, ma bonne mère, je soupe en ville.

– Où donc ça ? demanda naïvement le fripier.

– À l’hôtel de France et avec une jolie femme…encore !

– Ce n’est pas étonnant, fit la vieille, vous êtes si joligarçon !

Cent dix-sept regarda l’heure à la montre d’argent de Noël.

– Hé ! hé ! dit-il, il est dix heures et demie.Je sais bien que l’hôtel de France est tout à côté, mais il fautque je m’habille, et j’ai pour principe de ne jamais faire attendreles femmes.

– Noël a fait apporter pour vous une grande malle pleined’effets, dit le fripier.

– Où est-elle ?

– Là-haut ; vous avez votre chambre.

– Bien ! conduisez-moi.

Le fripier alluma une lampe au brûle-tout que tenait sa mère,puis il ouvrit une porte qui démasqua un escalier.

– C’est par ici, dit-il.

Cent dix-sept se laissa conduire au premier étage et le fripierl’introduisit dans une chambre fort propre et qui ressemblait àcelle d’un hôtel de second ordre.

– C’est bien, dit Cent dix-sept, laissez-moi ; j’en aipour dix minutes. Et tandis que le fripier se retirait, il ouvritune grande malle semblable à celle d’un commis voyageur. Le fripieravait rejoint sa mère.

– Je te le disais bien, moi, lui dit celle-ci, que lemaître finirait par avoir assez des gourganes et du pain bis ducommissaire.

– Quand on pense, murmura le fripier, que voilà dix ansqu’il est là.

– Il aurait bien pu s’en aller, reprit la vieille. Un hommecomme lui, ça se moque des argousins quand ça veut.

– Oh ! bien sûr !

– Franchement, je ne le reconnaissais pas, moi, continua lavieille marchande.

– Ah ! dame ! vous savez… c’est son fort à lui…autant de costumes autant de têtes. S’il lui plaisait de ressemblerà l’amiral préfet maritime, l’état-major s’y tromperait.

– Quel homme ! murmura le fripier avec un accentd’ingénuité plein d’admiration. J’ai idée, moi, qu’il va redevenirmillionnaire et marquis, et tout ce qu’il voudra.

– La seule chose que je ne puisse pas comprendre, moi,reprit la vieille, c’est qu’il soit resté dix ans là-bas.

– Je m’en doute, mère.

– Voyons ton idée ?

– Il a eu un grand chagrin, le maître.

– Un chagrin d’amour ?

– Non, mais c’est un chagrin de cœur tout de même. Il aaimé une femme qui passait pour être sa sœur, et qu’il avait finipar considérer comme telle.

– Ah ! oui… je sais…

– Eh bien ! la peur de la rencontrer à Paris l’a faitrester dix ans ici.

– Pauvre cher homme !

– Alors je me doute bien qu’il faut qu’elle soit morte pourqu’il consente à filer.

– C’est bien possible.

Les mutuelles confidences des fripiers furent interrompues.

Cent dix-sept redescendit. La mère et le fils ne purent réprimerun cri de surprise tant le forçat était méconnaissable. Ils avaientdevant eux un élégant officier de marine, portant sur sa capote depetite tenue les aiguillettes de l’enseigne de vaisseau. Sescheveux étaient taillés en brosse, mais il avait une superbe barbenoire peignée et parfumée comme la chevelure d’une petitemaîtresse.

Le fripier, émerveillé, lui fit le salut militaire.

– Vite ! dit Cent dix-sept, conduisez-moi à l’hôtel deFrance. Je n’ai que le temps. Ah ! à propos, Noël a dû vousconfier de l’argent pour moi.

– Nous avons dix mille francs, répondit la vieille. Lesvoulez-vous ?

– Non, pas aujourd’hui, ma bonne mère. Donnez-moi cinquantelouis, et… en route.

Et il ouvrit lui-même la porte de la boutique.

– Venez, dit le fripier.

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