La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 28

 

La pièce où venait de pénétrer M. de Morlux, si ellene ressemblait ni aux bureaux d’un négociant, ni au cabinet d’unhomme d’affaires, avait quelque vague ressemblance avec ce curieuxétablissement qu’à Paris on nomme un bureau de placement.

Une table recouverte d’un vieux tapis vert, avec plumes etencre ; deux grands casiers dans lesquels se trouvaient desregistres ; quelques chaises de paille ; sur les murs unedemi-douzaine de lithographies sans valeur, et dans un coin uncoffre-fort, qui sans doute était veuf de tout numéraire : telétait l’ameublement de ce logis de douze pieds carrés.M. de Morlux regarda M. Timoléon et luidit :

– Vous ne me reconnaissez peut-être pas ?

– Monsieur, répondit M. Timoléon, cela dépend.

– Plaît-il ?

– Voyez-vous, reprit le bizarre personnage, nous autresgens de mystérieuses affaires nous sommes un peu comme certainespersonnes équivoques, nous reconnaissons les gens, ou nous lesvoyons pour la première fois, selon leur bon plaisir.

– Vous pouvez me reconnaître, dit M. de Morlux ensouriant.

– Alors, dit M. Timoléon, je vous dirai que vous êtesM. le vicomte Karle de Morlux, et que vous habitez rue de laPépinière.

– C’est bien cela.

– Que puis-je pour votre service ? demandaM. Timoléon.

– Mon cher monsieur, dit M. de Morlux, je vaisvous dire la chose en deux mots. J’ai un frère…

– M. le baron de Morlux, rue de l’Université, ditM. Timoléon.

– Précisément. Et un neveu…

– M. Agénor de Morlux, rue de Surène.

– C’est bien cela. Mon neveu veut se marier.

– Ah ! très bien.

– Et faire un mariage qui ne nous convient pas…

– Et que vous voulez empêcher, n’est-ce pas ?

– Justement. Est-ce possible ?

– Tout est possible, dit froidement M. Timoléon. C’estune question d’argent.

– Alors la question sera tranchée.

– Fort bien. Maintenant causons… qu’est-ce que lapersonne ?

– Une petite maîtresse de piano qui court le cachet.

– Sage ?

– Tout ce qu’il y a de plus sage.

– Jolie ?

– À croquer.

– A-t-elle des parents ?

– Non ; une vieille maîtresse de pension ruinée quil’a élevée compose toute sa famille.

Tout en écoutant M. de Morlux, le singulier personnageavait pris une plume et traçait sur le papier des signeshiéroglyphiques. C’était sa manière de prendre des notes dans unelangue connue de lui seul.

– Maintenant, dit-il, nous avons deux marches à suivre.

– Voyons la première, fit M. de Morlux.

– Elle est simple comme bonjour, reprit M. Timoléon.On peut attirer la jeune fille dans un piège, la rendre victime dequelque infâme guet-apens, et prouver ensuite à M. Agénor deMorlux qu’il ne saurait épouser une jeune fille devenue indigne delui.

– Mauvais moyen, dit M. Karle de Morluximpassible.

– Vous trouvez ?

– Oh ! j’en suis sûr. Mon neveu est un garçonchevaleresque. Il est pris par tous les pores, par le cœur, par latête. Il se croirait obligé de réparer les torts d’autrui.

– Le second moyen, reprit M. Timoléon, est plusdifficile, partant plus cher.

– Voyons ?

– On pourrait compromettre si fort la demoiselle que lapolice s’en mêlerait.

– J’aimerais mieux ça.

– Et l’enverrait provisoirement à Saint-Lazare.

– Provisoirement n’est pas assez, ditM. de Morlux avec calme.

M. Timoléon le regarda fixement, et formula sa pensée parcette question à brûle-pourpoint.

– Vous êtes donc décidé à de bien grandssacrifices ?

– Oui. Combien vous faut-il ?

– Cinquante mille francs, dit M. Timoléon, il y alongtemps que les affaires ne vont plus et je veux me retirer. Sije risque un gros coup, c’est pour avoir du pain sur mes vieuxjours.

– Va pour cinquante mille francs ! ditM. de Morlux.

L’agent des affaires mystérieuses resta pensif un moment commeun général qui étudierait sur la carte le terrain où il doit livrerbataille.

– La chose est simple, dit-il enfin, simple et formidable.On attirera la petite dans une maison où il se commettra unvol.

– Bien. Après ?

– Et la police l’arrêtera avec les voleurs, quin’hésiteront pas à la déclarer leur complice.

– Trouverez-vous des voleurs pour ça ?

– J’ai sous la main deux hommes qui se sont déjà évadésplusieurs fois ; ils craignent d’être repris et pour quelquesbillets de cent francs, retourneront d’autant plus volontiers aubagne, qu’ils espéreront s’en évader encore avec le mêmebonheur.

– C’est parfait, dit de Morlux ; mais enfin la jeunefille peut prouver son identité et son innocence.

– Ne m’avez-vous pas dit qu’elle n’a pas de mère ?

– Oui.

– Et elle sort seule ?

– Tous les jours, pour donner ses leçons.

– Je la ferai réclamer par des femmes de mauvaise vie quilui sauteront au cou et achèveront de la perdre.

M. de Morlux regardait tranquillement M. Timoléonprendre ses notes. Celui-ci lui dit encore.

– Où demeure la jeune fille ?

– Rue d’Anjou-Saint-Honoré.

– Son nom ?

– Antoinette.

– Tout court ?

– Ah ! attendez, dit M. de Morlux ;elle a fait à mon neveu je ne sais quel conte : elle se ditd’une bonne famille, fille d’une baronne… que sais-je !

M. Timoléon regarda son visiteur en clignant de l’œil.Malgré son calme, M. de Morlux se troubla.

– Voyons, dit M. Timoléon, voulez-vous jouer cartessur table ?

« Si je trouve une famille àMlle Antoinette, si je prouve clair comme le jourqu’elle est née dans une échoppe, et que sa mère était chiffonnièrerevendeuse : si, enfin j’anéantis cette identité que vousparaissez redouter…

– Eh bien ? fit M. de Morlux un peupâle.

– Donnerez-vous cent mille francs ?

Le vicomte fit un haut-le-corps.

– Je n’ai pas encore mis le nez dans vos affaires, ditl’ancien homme de police, mais d’avance je suis sûr que c’est pourrien.

– Soit, dit M. de Morlux.

– Vous pouvez rentrer chez vous, dit M. Timoléon.Demain matin vous aurez de mes nouvelles.

M. de Morlux se leva :

– Ah ! pardon, dit-il, j’oubliais.

– Quoi donc ?

– Avez-vous quelques renseignements sur lesbagnes ?

– Je connais tous les forçats : ceux qui sont à lachaîne, ceux qui se sont évadés, et ceux qui ont fini leur temps.Autrefois, quand la police m’employait, je faisais réintégrer aubagne tous ceux qui en sortaient sans la permission de la justice.Aujourd’hui, cela ne me regarde plus, mais j’ai continué, parhabitude, à me tenir au courant. Que désirez-vous savoir ?

– Ce qu’est devenu un ancien domestique appelé Milon,condamné pour vol.

M. Timoléon prit un registre dans l’un des casiers et lecompulsa.

– Vous intéressez-vous à lui ? demanda-t-il.

– Beaucoup.

– Eh bien ! il s’est évadé.

M. de Morlux pâlit.

– Oh ! oh ! dit M. Timoléon, vous venez deme tromper ; vous ne vous intéressez pas à lui, vous lecraignez.

M. de Morlux jugea inutile de nier.

– C’est vrai, dit-il, je le redoute.

– Autant que Mlle Antoinette ?

– Peut-être…

M. Timoléon fronçait le sourcil ; il demeura un momentsilencieux. Puis, tout à coup :

– Monsieur, dit-il, Milon s’est évadé il y a six mois, encompagnie d’un homme qui est plus fort que nous. Si vous l’avezcontre vous, la partie sera dure à jouer.

– Ah ! fit M. de Morlux.

– Savez-vous quel est cet homme ? On le nommeRocambole. Ce n’est plus de cent mille francs qu’ils’agit, et si je n’avais envie de faire fortune…

– Eh bien ?

– Je ne risquerais pas la partie ; mais c’est égal,autant jouer le tout pour le tout… et si je bats Rocambole, jeserai un rude lapin.

– Quelle somme voulez-vous donc ? demandaM. de Morlux inquiet.

– Je ne sais pas… je ne puis savoir… avec lui on se batquelquefois à coups de cent mille francs… Et tenez, achevaM. Timoléon, s’il n’y a pas une question de vie ou de mortpour vous…

– Eh bien ?

– Laissez votre neveu épouserMlle Antoinette.

– C’est impossible ! dit M. de Morlux.

– Alors, dit M. Timoléon, il faut tout me dire, ou jevous puis prédire d’avance que vous serez roulé.

« Ce n’est plus une partie, c’est un duel, et un duel àmort.

M. de Morlux baissa la tête.

– Soit, dit-il ; vous saurez tout.

– À nous deux alors, Rocambole, murmura M. Timoléon,dont le regard étincela.

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