La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 9

 

L’omnibus passé, la rue de Grenelle, au Gros-Caillou, étaitmaintenant aussi déserte qu’une des allées du Père-Lachaise ou ducimetière Montmartre. Milon se baissa et toucha de la main lesbarreaux d’un soupirail.

– Ils sont épais, dit-il, mais c’est là.

– Voyons, fit Cent dix-sept, explique-moi ton idée.

– C’est bien simple, dit Milon ; j’ai apporté desoutils.

– Quels outils ?

– Une lime pour scier les barreaux.

– Bon… Après ?

– Et un ciseau de maçon pour desceller la pierre.

– Est-ce tout ? demanda Cent dix-sept en souriant.

– Non, j’ai encore une corde autour des reins.

– Pour quoi faire ?

– Pour nous aider à descendre dans la cave et nouspermettre d’en sortir.

– Tout cela est fort bien, reprit Cent dix-sept ; maisavant de mettre ton projet à exécution, allons donc nous asseoirlà-bas, sur cette borne.

Milon regarda le maître avec étonnement.

– Viens toujours, dit le maître avec son accentd’autorité.

Milon le suivit. Cent dix-sept tira une pipe de sa poche et labourra tranquillement :

– Nous avons l’air de vrais maçons qui viennent deripailler dans quelque bouchon du voisinage.

Milon attendait que Cent dix-sept s’expliquât. Celui-ci allumasa pipe, et ce ne fut qu’à la troisième bouffée qu’il se décida àparler :

– Depuis combien de temps as-tu quitté Paris ?

– Depuis onze ans, répondit le colosse.

– Sais-tu combien il y avait de sergents de villealors ?

– Deux ou trois cents, peut-être…

– Il y en a deux mille aujourd’hui, et des postes dans tousles quartiers.

– Bon ! dit Milon, vous ferez le guet.

– Soit, mais je suppose qu’on nous surprenne…

– Ah dame !…

– Nous retournerions au bagne du même coup, car il y atentative de vol avec effraction.

– Mais ce n’est pas un vol, puisque l’argent est ànous !

– Eh bien ! dit Cent dix-sept en riant, si tu peuxprouver ça à la justice, quand elle aura mis le nez dans nosaffaires, tu seras fièrement malin, mon bonhomme.

– Mais enfin, c’est l’argent des petites !

– Soit.

– Et il nous le faut.

– Je ne dis pas non. Seulement, il est inutile de risquerun nouveau voyage dans le midi de la France, tu sais… quand onvient passer l’hiver à Paris…

– Je ne vois pourtant pas d’autre moyen de pénétrer dans lacave et d’avoir la cassette.

– Est-ce que tu voyais un moyen de sortir du bagne, il y asix mois, sans être repris ?

– Ça, non, j’en conviens.

– Et n’est-il pas convenu que tu es le bras et moi la têtede notre association ?

Milon courba humblement la tête.

– Vous avez raison, maître, dit-il ; je suis unimbécile. Pardonnez-moi.

– À la condition que tu m’obéiras.

– Ne suis-je pas votre esclave ?

– Eh bien ! viens alors, dit Cent dix-sept, qui leramena devant la maison et lui montra le dessus de la porte cochèred’où pendaient plusieurs écriteaux :

– Voilà, dit-il, un concierge bien négligent. Il finira parse faire voler ses écriteaux.

– Ça, c’est vrai, dit naïvement Milon. Il devrait lesrentrer tous les soirs.

– Aussi, je le congédierai, dit froidement Centdix-sept.

– Vous ? fit Milon stupéfait.

– Sans doute, quand nous serons propriétaires de lamaison.

– Vous voulez donc l’acheter ?

– Dès demain. C’est le moyen le plus sûr de bouleversernotre cave de fond en comble, si bon nous semble, sans que personney trouve à redire.

– Mais, dit Milon, comment la paierons-nous ?

– N’y a-t-il pas un million dans la cassette ?

– C’est vrai.

– Ce sera un placement comme un autre que nous ferons auxpetites.

– Maître, dit Milon, je ne comprends pas très bien. Pourpayer la maison, il faut avoir de l’argent.

– Tu te trompes, mon vieux. On n’achète pas une maisoncomme on achète un gilet de flanelle, argent à la main. Il y a lapurge légale qui dure trois mois, et on peut stipuler dans l’acted’acquisition la jouissance immédiate.

– Oui, mais encore faut-il qu’on ait confiance ennous ?

– Imbécile ! dit Cent dix-sept, ne suis-je pas lemajor Avatar, un grand seigneur russe ?

– C’est juste.

– Dans ces conditions-là, mon bonhomme, la moitié de Parisme vendrait l’autre à crédit.

– Mais enfin, maître, dit encore Milon, si la maison n’estpas à vendre ?

– N’as-tu pas vu les écriteaux de location ?

– Oui.

– Eh bien ! tu loueras un appartement avec grenier etcave. Après tout, si le caveau ne tombe pas dans notre lot, nousnous souviendrons de notre ancien métier, et nous en serons quittespour risquer deux mois de correctionnelle.

– Vous avez réponse à tout, maître, dit humblementMilon.

– Tâche de faire comme moi alors, dit Cent dix-sept, quiprit son ancien compagnon de chaîne par le bras et l’entraîna denouveau vers le Champ-de-Mars, car, mon vieux, tu n’as oubliéqu’une chose.

– Laquelle ?

– C’est de me dire le nom des petites.

– L’une, la brune, s’appelait Antoinette ; l’autre, lablonde, Madeleine.

– Mais… leur autre nom ?

– Elles ne doivent pas le savoir, puisque Madame les avaitmises dans le pensionnat sans vouloir le dire.

– Mais, reprit Cent dix-sept, qui s’amusait de la naïvetédu colosse, tu le sais, toi ?

– Oui ; Madame s’appelait la baronne Miller, un nomallemand.

– Et ses frères ?

– Je ne sais pas ; Madame n’en parlait jamais.

– Mais enfin, quand on t’a jugé, qu’ils t’ont faitcondamner, on a prononcé leurs noms ?

– Oui, mais j’avais perdu la tête ; je ne me rappellepas. Tout ce que je sais, c’est qu’il y en avait un qu’on appelaitM. Karl.

– Mon pauvre ami, dit Cent dix-sept, c’est fort heureux queje me sois mis dans ton jeu, tu n’en serais jamais sorti.

– Je suis si bête, dit Milon avec naïveté.

– Mais tu dois te souvenir de la rue où était la maison deta maîtresse ?

– Oh ! ça oui… rue de Verneuil.

– Allons-y ! dit Cent dix-sept.

– Comment ! fit Milon avec un soupir, nous nous enallons ?

– Mais… sans doute…

– Si, d’ici à demain, on allait voler la cassette ?…Cent dix-sept haussa les épaules.

– Puisqu’elle y est depuis dix ans, dit-il.

Et il lui fit traverser le Champ-de-Mars, l’esplanade desInvalides, et prendre la rue de l’Université. Milon se frappa lefront :

– Ah ! j’y suis, dit-il, je sais pourquoi nous allonsrue de Verneuil, pardieu !

– Vraiment ? fit Cent dix-sept en souriant.

– Dame ! les frères de Madame ayant hérité d’elle, ilsdoivent habiter l’hôtel.

– Ou l’avoir vendu ; mais enfin on retrouvera.

Ils parvinrent rue de Verneuil. Milon allait en avant, comme unchien de chasse qui quête une voie.

– Bon, dit-il, voilà que je ne m’y reconnais plus.

– Je m’y reconnais, moi, dit Cent dix-sept. L’hôtel a étédémoli et a fait place à une maison de six étages.

– Alors… comment savoir ?

– Nous saurons demain, dit Cent dix-sept. Allons-nous-en.Noël nous attend.

Ils suivirent la rue de l’Université, puis la rue Jacob,s’enfoncèrent dans la rue de l’École-de-Médecine et ne s’arrêtèrentqu’au milieu de la rue Serpente. Là, Cent dix-sept sonna à la portevermoulue d’une vieille maison qui avait dû être un hôtel. Il sefit quelque bruit au-dedans de l’allée, vu l’heure avancée de lanuit.

– Qui va là ? dit une voix à l’intérieur.

– Les amis du Limousin ! répondit Cent dix-sept.

La porte s’ouvrit, et Cocorico, l’ancien forgeron du bagne,accourut à la rencontre du maître.

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