La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 18

 

Le couteau tomba rapide, foudroyant, entraînant le rayon dusoleil, qu’il reflétait.

En ce moment tous les forçats baissèrent instinctivement la têteet plusieurs fermèrent les yeux.

Seul Cent dix-sept n’abandonna point le terrible couperet duregard.

Ce fut un drame qui se passa dans le dixième d’une seconde, undrame comme on n’en a jamais vu briller à la rampe, un drame que legeste serait encore trop long à raconter.

Le couteau venait de tomber, et cependant la tête du patientadhérait encore à ses épaules.

L’instrument de mort s’était arrêté, dans sa marche, à undemi-pied du cou du condamné. Comment ?

Cent dix-sept eût pu le dire[5] .

Il y eut un long frémissement parmi les forçats et même parmiles gardes-chiourme.

Toute autre foule qu’une foule composée de forçats aurait pousséune immense clameur. Le patient se prit à hurler, secoua sesépaules et chercha à s’arracher de la lunette. Mais le couteau netomba pas.

Le bourreau s’empara de la corde, remonta le couperet, puislâcha de nouveau le ressort. Le couperet retomba et s’arrêta aumême point. Alors la foule fit entendre un long murmure, quicouvrit les cris du patient.

Heureusement le commissaire s’élança vers l’échafaud :

– Retirez cet homme ! dit-il, et qu’on le reconduisedans sa prison. Par cet ordre, le sage administrateur du bagneobéissait non seulement à un sentiment d’humanité, mais ilprévenait une révolte.

– Je viens de vivre cent ans en une minute, murmura Centdix-sept, qui essuya son front baigné de sueur.

– Qui donc êtes-vous, maître ? murmura Milonfrissonnant.

– Un homme à qui Dieu pardonnera peut-être un jour, murmurale forçat en courbant la tête.

Le pénitent à cagoule grise venait de s’évanouir. Ses confrèresl’emportèrent.

Avant de vérifier la cause de ce terrible accident, il fallaitfaire évacuer la cour et emmener le condamné. Les forçats furentréintégrés dans les salles et le condamné dans son cachot. Alorsseulement on s’enquit de la cause de ce scandale horrible. Les deuxmontants de la guillotine, ces bras rouges entre lesquels glisse lecouteau, s’étaient resserrés par le bas, et il était nécessaire dedémonter l’instrument tout entier, d’autant plus qu’une maincriminelle avait enfoncé une douzaine de clous dans les deuxrainures, qui se trouvaient ainsi faussées.

On fit venir des ouvriers libres ; mais ils refusèrent detravailler. Et l’on dut recourir au travail forcé des condamnés. Lehasard – un hasard habilement amené – désigna Cent dix-sept parmiles travailleurs. Un charpentier qui était au nombre des condamnésdéclara qu’il fallait plus de douze heures pour réparerl’instrument. C’était sans doute ce que voulait Cent dix-sept.

– Le bonnet vert est bien sûr, dit-il à Milon, de ne pasêtre exécuté aujourd’hui.

– Mais… demain…

– Demain, c’est vendredi.

– Et… samedi ? fit encore le colosse.

– Samedi ! répondit Cent dix-sept. Il n’y aura pas desamedi pour nous… au bagne du moins.

Cependant on avait reconduit le condamné dans son cachot. ÀToulon, le cachot du condamné à mort est situé à trente pieds sousterre. Il faut descendre trois étages pour y parvenir. C’est unétroit réduit en maçonnerie qui semble défier toute tentatived’évasion.

Le bonnet vert, le malheureux homme au chien, fut replongé danscette sombre prison pour attendre que l’instrument de son supplicefût prêt.

Depuis madame du Berry, qui demandait au bourreau une minute derépit, jusqu’au plus vulgaire des condamnés, le sentiment de la vieest tel, quand il a déjà vu briller le fer de la guillotine, queles quelques minutes que le hasard accorde au patient lui semblentun siècle de délices.

Le malheureux, une fois dans son cachot, se prit à rire et àpleurer de joie tour à tour. Il avait entendu un gardien quidisait : « Il y en a au moins pour une heure. »

Une heure ! Encore une heure à vivre… Dans un état moralqui tenait le milieu entre la prostration et le délire, le condamnébalbutiait des mots sans suite et se heurtait aux murs du cachotpour se convaincre de son existence.

Une heure s’écoula, puis une autre et d’autres encore. La peuravait repris le condamné. Il tressaillait au moindre bruit ; àchaque minute il croyait entendre dans l’escalier, par-delà laporte ferrée, les pas du bourreau et de ses aides.

Aux heures succédaient les heures, et le faible rayon de lumièrequi pénétrait par une meurtrière étroite dans le cachot s’étaitéteint. Le condamné comprit qu’il était nuit – c’est-à-dire qu’ilavait encore douze heures à vivre. On lui apporta à manger. Mais iln’avait ni faim ni soif.

La nuit s’écoula, le petit rayon de jour reparut. Alors lecondamné se reprit à trembler et ses dents s’entrechoquèrent. Legardien qui lui avait apporté à manger la veille avait reçu l’ordrede ne point lui parler.

Une heure après le retour du jour, le condamné entendit un pasretentir dans l’escalier. Alors, comme une bête fauve prise aupiège, il se réfugia dans l’angle le plus obscur du cachot. Onvenait le chercher sans doute. La porte s’ouvrit, un homme entra.C’était un gardien. Comme la veille, il apportait des vivres aucondamné. Celui-ci poussa un hurlement de joie.

– Ce n’est donc pas pour maintenant ? dit-il. Legardien secoua mystérieusement la tête.

Alors les instincts matériels reprirent le dessus chez cethomme ; il mangea.

On l’avait débarrassé de sa camisole de force pour un moment, etle commissaire avait permis qu’on lui donnât du vin. Il but etmangea avec avidité, comme un loup affamé, comme une bêtebrute ; puis quand on lui eut repassé la camisole, il secoucha sur la paille qui lui servait de lit, en proie à une sortede somnolence fiévreuse.

– Si ça dure longtemps, murmura le gardien, il sera fouavant de mourir.

Et il sortit du cachot. La journée s’écoula tout entière. Lecondamné semblait justifier l’opinion du gardien. Il avait ledélire et prononçait des mots sans suite.

Tout à coup, vers le milieu de la nuit, il lui sembla entendreun bruit sourd, non point au-dessus, mais au-dessous de lui. On eûtdit celui d’un marteau frappant sans relâche une enclume. Lecondamné sortit un moment de sa léthargie morale et physique etprêta l’oreille. Le bruit se faisait toujours entendre etparaissait même se rapprocher. Le condamné écoutait toujours.

Cela dura environ deux heures ; le bruit se rapprochait etdevenait plus distinct. Et le condamné commença à comprendre qu’oncreusait un tunnel au-dessous de lui.

Soudain le sol sur lequel il était couché parut s’ébranler. Ilse leva. Le sol était dallé de fortes pierres, larges de deux piedsenviron. Les coups de pioche ou de marteau étaient devenusbruyants. Tout à coup une des dalles du sol s’ébranla, se sépara deses voisines et fut brusquement soulevée. En même temps, par untrou béant, la tête d’un homme apparut.

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