La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 24

 

Il est temps d’expliquer comment Agénor de Morlux n’avaitéprouvé aucun étonnement en entendant prononcer le nom deMlle Antoinette Miller et comment il ignorait mêmeque son père et son oncle eussent une sœur.

Cette explication, nous allons la trouver dans la cassette quele major Avatar et Milon s’étaient empressés d’emporter de la caveà l’entresol. Milon ferma les portes au verrou et le major tiratous les rideaux avec soin, de peur qu’un regard indiscret ne seglissât du dehors à l’intérieur de l’appartement. Alors Milon posala cassette sur une table. C’était un coffret de fer ouvragé, d’untravail exquis et d’une origine déjà ancienne. Le major en examinala serrure, qui était triplée, avec une scrupuleuse attention.

– Mon ami, dit-il à Milon, il ne faut pas songer à ouvrirle coffret par là, nous y perdrions notre peine. Donne-moi unmarteau.

– Est-ce que vous allez le briser ?

– Je vais faire sauter une des charnières.

– Mais, maître, observa le colosse, à quoi bon l’ouvrirmaintenant ?

– Pour deux raisons. La première, c’est qu’il faut nousassurer que le million est intact.

– Oh ! c’est bien sûr, cela. Si on avait trouvé lacassette, on l’aurait emportée.

– C’est vraisemblable ; mais j’ai une autre raisonpour l’ouvrir.

– Ah !

– Si Mme la baronne Miller, continua lemajor Avatar, a conservé l’argent qu’elle destinait à ses filles,qu’elle se soit environnée de tant de précautions pour que cetargent leur arrivât intact, c’est que quelque secret terriblepesait sur sa vie.

– Oh ! ça, dit Milon, j’en suis sûr, maître.

– Donc, il est impossible que le coffre ne renferme que del’argent et des valeurs.

– Que peut-il donc renfermer encore ?

– Des papiers, une lettre, un manuscrit, que sais-je ?quelque chose enfin qui nous apprendra ce que nous ne savonspas.

– Vous avez raison, maître, dit Milon.

Et il apporta le marteau.

– Ce quelque chose, poursuivit le major Avatar, nousfournira peut-être l’arme que nous cherchons pour faire rendregorge aux deux frères ; car tu penses bien, fit-il ensouriant, que ce n’est pas à la justice que nous irons nousadresser.

– Je crois bien, murmura Milon, on me renverrait aubagne !

– Et moi, donc !

En parlant ainsi, le major se servait du marteau avec unehabileté merveilleuse et attaquait à petits coups la vis de l’unedes charnières. À chaque coup, la vis remuait et sortait dequelques centilignes. Milon le regardait faire et interrogeait sesplus lointains souvenirs.

– Ah ! dit-il enfin, voici une chose que je merappelle, maître.

– Voyons ?

– Quand je suis entré au service de Madame, elle revenaitd’Allemagne et elle était en grand deuil. Les petites avaient un anà peine. Madame était d’abord descendue dans un hôtel meublé, et neparlait qu’allemand. Quand elle a acheté la maison de la rue deLille, alors seulement elle m’adressa la parole en languefrançaise, et elle parlait comme vous et moi ; mais elleparlait allemand avec les bonnes qu’elle avait ramenées avec elle.Un jour elle sortit à pied, vers midi, et ne rentra que bien avantdans la soirée. Elle avait le visage baigné de larmes, et jel’entendis qui murmurait :

– Ô ma pauvre mère !…

Comme Milon disait cela, la vis sauta, et, d’un coup de marteau,le major Avatar souleva le couvercle. Le contenu de la cassette futalors mis à découvert. Il y avait, au fond, quelques rouleaux d’or,puis, au-dessus, une liasse de papiers que le major reconnutaussitôt : C’étaient des coupons de rente au porteur. Il y enavait dix, chacun de cent mille francs.

– Les uns en rente française trois pour cent ; lesautres en rentes étrangères.

On eût dit que la prudence maternelle de la baronne Miller avaitvoulu prévoir tous les cas fâcheux. Puis, au-dessus encore, unelarge enveloppe portant cette inscription :

À mes filles Antoinette etMadeleine

ou

À ceux qui trouveraient cettecassette.

– Voilà ce que je cherchais, dit le major Avatar, quirepoussa le coffret, comme si la vue de tant d’argent lui eût donnéle vertige.

Et il ouvrit l’enveloppe. Deux papiers s’en échappèrent. L’unétait d’une écriture fine et allongée, et ne renfermait que cesquelques lignes :

« On trouvera sous ce pli l’histoire de ma triste vie et lerécit des persécutions auxquelles je suis en butte, de la part dedeux misérables qui se disent mes frères, et convoitent ma fortuneet celle de mes pauvres enfants.

« Si cette lettre tombe en vos mains, ô mes filles chéries,c’est que mon fidèle mandataire aura pu soustraire cette faiblepart de fortune aux bandits qui veulent nous dépouiller toutestrois.

« Si par hasard cette cassette s’égarait et qu’elle tombâten des mains honnêtes, je supplie à genoux qu’elle soit remise à lajustice française, qui ne fait jamais défaut à ceux quil’invoquent.

« SOPHIE MILLER. »

Le second papier était un manuscrit assez volumineux qui portaitce titre bizarre :

HISTOIRE D’UNE FAUTE

Il était de deux écritures. Les premières pages paraissaientassez anciennes déjà, car l’écriture, qui trahissait une main defemme, était assez grosse. L’écriture de la fin était semblable àcelle qui était signée Sophie Miller. La baronne avaitsans doute continué le manuscrit commencé. Au-dessous du titre quenous venons de citer, le major Avatar lut :

À ma fille

29 octobre 1830.

« Mon enfant, je suis votre mère et vous ne m’avez jamaisvue ; peut-être ne me verrez-vous jamais. Je me suis séparéede vous le jour de votre naissance, et vous êtes, hélas ! lefruit d’une faute. Cependant il faut que vous sachiez mon nom, lejour où, devenue femme, vous accuserez votre mère d’abandon. Jem’appelle la vicomtesse de Morlux, et j’ai aujourd’hui trente-sixans.

« Pour bien des gens, peut-être, je suis une femme déjàvieille et qui n’aurait dû songer qu’à ses devoirs d’épouse et demère, car j’ai un mari et deux fils, dont l’un a près de vingt ans.Mais j’ai été si malheureuse, j’ai tant souffert pendant silongtemps, que Dieu me pardonnera mon crime. J’ai été mariée, àseize ans, à M. le vicomte de Morlux, un homme déjà mûr,blasé, sans cœur et qui n’a eu pitié ni de ma jeunesse ni de macandeur de jeune fille. Pendant dix-huit ans, cet homme m’aenchaînée aux caprices d’une vieille maîtresse qui a été monbourreau. J’ai passé dix-huit ans dans les larmes, courbée sous lejoug de fer de cet homme, qui eût invoqué l’indulgence de la loipour me tuer, s’il avait eu connaissance de ma faute, et qui,chaque jour, souillait ma maison par la présence de femmeséhontées.

« Un jour, tandis que je pleurais, un homme jeune, brave,aimant, un homme à l’âme chevaleresque, s’est mis à genoux devantmoi. C’était votre père. La douleur m’avait rendue folle, lebonheur m’a tout fait oublier. Votre père, le comte Z…, étaitattaché à l’ambassade d’Autriche. Pendant deux ans, notre amour aété un rêve. Pendant ces deux années aussi, le vicomte de Morlux,bien que ses cheveux soient blancs, courait en Italie avec unedanseuse. En son absence, je vous ai senti remuer dans mes flancs,et je me suis vue perdue. Un médecin m’a sauvée. Il m’a ordonné leseaux de Kissingen, en Bavière, et je suis partie avec une femme dechambre qui m’était dévouée.

« Mes fils, que je n’ose appeler vos frères, étaient aulycée. Votre père m’attendait à Kissingen. C’est dans une petitemaison isolée, loin de la ville, que, cachée sous un faux nom, j’aiattendu l’heure de votre naissance. Jour de joie et de remords quecelui-là. Jour de deuil et de désespoir que celui où il a fallu meséparer de vous. Votre père vous emporta, comme un trésor au fondd’un vieux château qu’il possède en Bohême. C’est là que vousgrandirez, ma Sophie adorée ; c’est là que vous deviendrez unebelle jeune fille.

« À votre tour, vous serez aimée, adorée peut-être…Ah ! que l’homme à qui un pareil bonheur sera dévolu tâche des’en rendre digne ! Un jour vous demanderez à votre pèrequelle était votre mère… C’est en perspective de ce jour redoutéque je vous écris. Pardonnez-moi mon abandon, chère enfant ;ne me maudissez pas… Adieu. Votre mère désolée…

« VICOMTESSE DEMORLUX. »

Le major Avatar interrompit ici sa lecture.

– Voici, dit-il, que je commence à comprendre.

– Ah ! fit Milon.

– Ta maîtresse était une enfant sans famille avouée, commetu vois.

– Mais, dit Milon, comment donc se fait-il alors qu’elleétait baronne ?

– Imbécile ! parce qu’elle avait épousé un baron.

– Et riche ?

– Riche de l’héritage de son père ou de son mari.

– C’est juste.

Et le major Avatar continua la lecture du manuscrit.

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