La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 29

 

Le lendemain du jour où M. Agénor de Morlux s’étaitprésenté chez elle et lui avait promis la protection de son père etcelle de son oncle pour faire sortir Milon du bagne, la pauvrefille trottinait d’un pas rapide sur le boulevard des Capucines.Elle venait de donner sa dernière leçon et rentrait chez elle. Ilétait cinq heures et les boulevards allumaient leur guirlande degaz, les magasins commençaient à étinceler et les passants étaientnombreux sur l’asphalte, car il faisait un temps sec et froid.

Antoinette cheminait comme une fillette dont le cœur commence àbabiller tout bas. Elle songeait à Agénor, le beau jeune homme quiallait jouer auprès d’elle le rôle chevaleresque de paladin, ettout en se jurant tout haut qu’elle ne serait jamais sa femme, ellese disait tout bas que, si elle retrouvait sa fortune et qu’ilpersistât à demander sa main, elle aurait bien de la peine à luirésister.

Et pour la première fois peut-être, la modeste et laborieusejeune fille, qui se composait une toilette avec un simple ruban aucol ou une fleur naturelle dans ses cheveux, s’arrêta à contemplerces magasins splendides du boulevard des Capucines qui font croireà l’étranger que Paris est une ville habitée par des nababs. Ledernier devant lequel elle s’arrêta était dans la maison d’uncercle bien connu de la fashion.

Tout à coup, et comme elle reprenait sa marche en soupirant, lajeune fille jeta un petit cri et sentit ses joues s’empourprer. Unjeune homme sortait du cercle, le cigare à la bouche. Antoinetteavait reconnu Agénor. Agénor, lui aussi, reconnut Antoinette, et,jetant vivement son cigare, il courut à elle et se découvritrespectueusement. Antoinette lui rendit son salut avec une dignitéaffectueuse.

– Oh ! mademoiselle, lui dit vivement Agénor, puisqueje vous rencontre, laissez-moi vous dire tout de suite… car depuisce matin je compte les heures, les minutes qui me séparent encorede ce soir.

– En effet, monsieur, dit Antoinette, je vous ai permis derevenir ce soir.

Elle voulut faire un pas, mais Agénor l’arrêta d’un seulmot :

– Il s’agit de Milon, dit-il.

– Milon ! exclama Antoinette.

Et elle ne songea plus à continuer son chemin.

– Oui, mademoiselle, reprit Agénor avec volubilité, jeviens de voir mon oncle. Il a déjà fait des démarches.

– Vraiment ? fit-elle joyeuse.

– Il est allé, je ne sais où… à la préfecture, jecrois…

– Et, demanda Antoinette, qu’a-t-il appris ?

– Que le pauvre homme se conduisait très bien au bagne, etqu’il était porté sur le tableau des grâces…

– Ô mon Dieu ! fit Antoinette toute pâled’espérance.

– Ce qui fait, poursuivit Agénor, qu’il sera très faciled’avancer la clémence du souverain… et alors…

– Vous me rendez folle de joie, monsieur, dit Antoinetteavec abandon.

– Oh ! ce n’est pas tout encore, mademoiselle,continua Agénor ; si vous saviez…

– Mais quoi donc ? fit-elle un peu inquiète.

– J’ai vu mon père.

Antoinette, de pâle qu’elle était, devint tout à coupcramoisie.

– Je lui ai parlé de vous… de vos vertus, de mon amour.

– Monsieur !…

– Et mon père m’a dit qu’il comptait vous supplierlui-même, mademoiselle…

– Monsieur… monsieur…

Il osa lui prendre le bout des doigts et acheva d’un accentému :

– Vous supplier, mademoiselle, de ne pas faire mon malheuréternel…

Antoinette jeta un petit cri et se dégagea vivement.

– À ce soir, monsieur, à ce soir…

Mais comme elle allait reprendre sa course vers la Madeleine,elle poussa un nouveau cri et devint toute pâle :

– Ah ! mon Dieu ! murmura-t-elle.

Le magasin devant lequel elle s’était arrêtée un moment encausant avec Agénor projetait une vive clarté jusque sur le milieude la chaussée du boulevard.

C’était l’heure où les voitures reviennent du Bois. Dans cecercle de lumière, un phaéton à deux chevaux s’était arrêté unmoment pour prendre la file. Deux hommes s’y trouvaient – un jeuneet un vieux. Le jeune conduisait. Le vieux avait la barbe touteblanche et les favoris encore noirs et c’était lui qui avait attiréles regards d’Antoinette.

– Mais qu’avez-vous donc, mademoiselle ? s’écriaAgénor.

– Ô mon Dieu !… dit-elle ; non… mes souvenirsd’enfance ne me trompent pas… là… dans ce phaéton à chevaux noirsqui vient de passer…

– Eh bien ! fit Agénor.

– C’est lui !

– Qui… lui ?

– Milon, murmura-t-elle d’une voix éteinte.

Agénor ne perdit pas un temps inutile ; il prit la jeunefille dans ses bras et la porta toute pâmée d’émotion dans soncoupé qui stationnait à la porte du cercle. Puis il dit à soncocher :

– Dix louis si tu rattrapes le phaéton qui vient depasser !

Le cocher rendit la main à son cheval, qui partit comme untrait. Antoinette était sans voix, hors d’haleine et comme privéede sentiment. Elle se trouvait dans la voiture d’Agénor, assise àcôté de lui, et n’y pensait pas. Le coupé filait comme un rêve àtravers les voitures ; mais le phaéton avait de l’avance et ilétait entraîné par deux vigoureux trotteurs. Cependant le coupégagnait sur lui.

Mais à la hauteur de la rue de la Chaussée-d’Antin, il y eut unencombrement de voitures. Il fallut s’arrêter. Cependant le cocheravait les yeux fixés sur le phaéton qui était, lui aussi, à centmètres de distance, arrêté dans sa marche. Puis l’encombrement sedégagea : phaéton et coupé reprirent leur course.

– Oh ! disait Antoinette, il a beau être bien mis, luiqui était un pauvre domestique : on a eu beau me dire, etvous-même tout à l’heure, qu’il était au bagne, je le sens auxbattements de mon cœur, c’est lui !

Le coupé gagnait toujours sur le phaéton ; il faillitl’atteindre devant le passage de l’Opéra ; mais alors un deces lourds omnibus qui descendent la rue de Richelieu et viennents’arrêter sur le boulevard et jeter la perturbation dans lacirculation des voitures, le coupa brusquement, et le phaétonregagna l’avance qu’il avait perdue.

En ce moment aussi passait un fourgon, et l’encombrement se fitde nouveau et dura près de dix minutes à l’entrée du boulevardMontmartre. Quand le coupé se remit en marche, le phaéton avaitdisparu. Agénor doubla le pourboire promis. Le cocher fouetta lenoble cheval de sang comme un percheron vulgaire, le coupéparcourut en quelques minutes la ligne tout entière des boulevardsjusqu’à la Bastille… Nulle part on ne revit le phaéton, qui, sansdoute, avait tourné quelque rue transversale. Agénor était furieuxet Antoinette désolée.

– Oh ! je le retrouverai ! dit Agénor ;soyez tranquille, mademoiselle !…

– Dieu est bon ! murmura Antoinette en pleurant.

Agénor donna l’ordre de tourner bride, et il reconduisitAntoinette chez elle. Et tout en lui parlant de Milon, il lui parlade son amour, et avec tant de chaleur, d’âme et de respect, qu’ellen’osa lui imposer silence.

Seulement, en arrivant à sa porte, elle s’aperçut qu’il étaitsix heures et demie.

– Oh ! monsieur, lui dit-elle avec l’accent de laprière, je vous en prie, ne venez pas ce soir.

– Mademoiselle…

– Je vous le demande avec instance, reprit-elle, luisouriant à travers ses larmes, remettez votre visite à demain.

– Vos désirs sont pour moi des ordres, dit-il ensouriant.

Et il descendit pour lui donner la main. Antoinette se laissaserrer le bout des doigts. Puis, tandis qu’Agénor remontait envoiture, elle s’élança comme une biche effarouchée sous la portecochère de la maison. Antoinette était à demi folle de joie et dedouleur en même temps. De joie, car elle était certaine d’avoirreconnu Milon. De douleur, car elle n’avait pu le rejoindre. Ellesauta au cou de Mme Raynaud et lui raconta ce quivenait de lui arriver. La bonne dame répondit :

– Paris est bien vaste, mon enfant ; mais on finittoujours par y retrouver ceux qu’on cherche. Et si celui que tu asvu…

– Oh ! c’est lui.

– Eh bien ! tu le retrouveras…

Antoinette et Mme Raynaud furent interrompuespar l’arrivée de la mère Philippe. La concierge apportait unelettre que venait de lui remettre un domestique en livrée.Antoinette reconnut sur l’enveloppe les armes d’Agénor. Cependantl’écriture de la suscription n’était pas celle du jeune homme. Elleouvrit cette lettre et lut :

« Ma chère enfant… »

Elle courut à la signature…

La signature portait : BARON DE MORLUX.

Alors elle eut un battement de cœur terrible et fut obligée des’asseoir. C’était le père d’Agénor qui lui écrivait.

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