La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

Chapitre 27

 

Tandis que Rocambole – car nous pouvons à présent lui donner cenom – découvrait la cassette au million et par la lecture dumanuscrit qu’avait laissé Mme la baronne Miller,était au courant des infamies de MM. de Morlux, tandisqu’il organisait tout un plan de bataille contre les spoliateurs,le vicomte Karle de Morlux ne restait pas inactif. Nous l’avonslaissé au chevet de son frère que le remords avait un momentdominé. Philippe était moins endurci que son frère, et cetteréunion de circonstances fatidiques l’avait épouvanté. MaisM. Karle de Morlux était un de ces hommes que la lutten’effraie point et dont le scepticisme est à la hauteur de tous lesévénements.

– Vous ne vous repentez donc pas, vous ? lui avait ditPhilippe.

– Mon cher, avait répondu Karle, quand on a eu le couragede s’approprier une fortune, il faut avoir celui de la garder.

– Mais nous ne la garderons pas longtemps, puisque lespetites sont vivantes !

Karle haussa les épaules.

– Voyons, dit-il, au lieu de perdre la tête,raisonnons.

– Parlez, dit M. Philippe de Morlux, qui était depuisdix ans sous la domination absolue de son frère.

– Après la mort de notre sœur, reprit Karle avecune pointe d’ironie, comment sommes-nous entrés en possession decette fortune ?

– Grâce à l’acte d’adoption de notre mère, qui, établissantque la baronne Miller était notre sœur, nous constituaithéritiers.

– C’est parfait. Mais la baronne avait deux filles dont ilfallait prouver le décès. Vous savez bien que je me suis procuré enAllemagne un faux acte civil que la juridiction française et lajuridiction autrichienne ont trouvé régulier et qui établissait queMadeleine et Antoinette Miller étaient mortes le même jour auchâteau de Rotoknna, en Hongrie.

Cet acte avait été revêtu d’une foule de signatures, et personneaujourd’hui ne pourrait le révoquer en doute.

– Pas même Mlle AntoinetteMiller ?

– Elle moins que personne…

– Je ne vous comprends pas, mon frère.

– Comment ! dit Karle, vous ne devinez pas que rienn’est plus facile que de faire passer la jeune fille pour uneaventurière ?

– Mais ce Milon la reconnaîtra.

– Sans doute, s’il la voyait ; mais puisqu’il est aubagne !

– Est-il donc condamné à vie ?

– Non, à quinze ou vingt ans.

– Eh bien ! il sortira quelque jour, et alors…

– Quand il sortira, Mlle Antoinette ne seraplus à Paris, ou du moins…

Et Karle de Morlux eut un horrible sourire.

– Où sera-t-elle ? demanda le baron entressaillant.

– À Saint-Lazare, comme fille perdue, dit froidementM. de Morlux.

Le baron regarda son frère avec une sorte de stupeur.

– Mon cher, dit froidement son aîné, écoutez-moi bien. Nousavouons tous les deux trois cent mille livres de rente. À lavérité, nous en avons un peu plus de cinq cents. Or, il fautchoisir, non pas dans huit jours, non pas demain, mais tout desuite. Il faut faire disparaître Mlle Antoinette,ou il faut la faire venir et lui dire : « Nous sommes vosoncles, nous avons tué votre mère et nous venons vous rendre toutce que nous vous avons pris. » Quand nous lui aurons dit cela,Mlle Antoinette ira trouver le procureur impérial,et, dans six mois, nous passerons à l’état de causecélèbre.

Le baron de Morlux soupira.

– Vous avez raison, dit-il. Faites ce que vous voudrez.

– Remarquez, dit encore Karle de Morlux, que je vais êtreobligé de me servir de votre fils comme d’un instrument.

– Pourquoi ?

– Et de lui briser un peu le cœur… Mais il est jeune… leschagrins d’amour passent vite… Pour le consoler, nous lui feronsfaire un mariage superbe.

Le baron regardait son frère avec une sorte de stupeur.

– Mais comment pourrez-vous, dit-il, vous servir de monfils pour faire enfermer à Saint-Lazare cette jeunefille ?

– Comment ! vous ne comprenez pas ?

– Non, dit Philippe de Morlux.

– C’est pourtant bien simple. Une petite fille sansfortune, moitié grisette, moitié maîtresse de piano, courant lecachet, a eu un jour la pensée audacieuse de se faire épouser parun jeune homme de famille… il y a là une sorte de captation.

Renseignements pris, Mlle Antoinette a undossier. Elle a ses peccadilles.

– Mais tout cela n’est point vrai.

– Le vrai est inutile quand le faux devient vraisemblable.Soyez tranquille… D’ailleurs, j’ai sous la main un auxiliaireprécieux.

– Ah !

– Il y a à Paris, poursuivit Karle de Morlux, un homme trèshabile qu’on appelle de plusieurs noms. Autant de noms que deprofessions. Cet homme a été voleur ; puis, l’ancienne policel’a employé comme elle avait employé Vidocq ; puis, elle l’achassé, parce qu’il continuait à voler… Cet homme est maintenant unhomme d’affaires : il fait tous les métiers, au besoin ilretrouve les objets perdus ; il donne des renseignements aucommerce ; il a conservé des relations mystérieuses avec lesplus habiles voleurs de Paris. Mieux que personne, il sait ce qu’ily a dans la grande ville de gens vicieux. Avec vingt ou trentemille francs, cet homme trouvera à la jolie Antoinette plusd’antécédents qu’il n’en faut pour aller à Saint-Lazare et ymourir.

– Mais tout cela est abominable ! murmuraM. de Morlux.

– Soit, mais c’est nécessaire. Préférez-vous allervous-même en cour d’assises ?

Le baron ne répondit pas.

– Un proverbe dit qu’il faut battre le fer quand il estchaud, dit M. Karle de Morlux en se levant.

– Où allez-vous ? fit le baron.

– Chez mon homme. Au revoir !

– Mais enfin, dit le baron, Agénor va revenir.

– Eh bien ?

– Que lui dirai-je ?

– Que je suis allé sur-le-champ m’occuper de son protégéMilon. Et, ajouta l’aîné des Morlux en riant, il se trouve que vousne mentirez pas ! Au revoir…

Le vicomte Karle de Morlux, demeuré garçon, en avait conservétoutes les habitudes. Il sortait en poney-chaise ou en cabriolet,conduisait lui-même et avait toujours de magnifiques trotteurs. Enquittant la rue de l’Université, il rendit la main à son steppeurqui partit comme une flèche, gagna les quais, passa le pont duCarrousel, longea le Louvre et ne s’arrêta qu’à l’entrée de la ruedes Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, devant une maison de sipiètre apparence que le groom anglais qui se croisait les bras surle siège de derrière en demeura tout ébahi.

Le vicomte lui jeta les rênes et s’engouffra dans une alléenoire, humide et étroite, de la plus triste apparence. Il montalestement les trois premiers étages d’un escalier inégal, tournantsur lui-même, et qui n’avait d’autre rampe qu’une corde graisséepar un long usage… Puis il s’arrêta devant une porte sur laquelleon lisait, tracés sur une plaque de cuivre, les deuxmots :

Bureau et Caisse.

Il y a des bureaux partout, et on donne ce nom à toutes sortesd’échoppes ; mais une caisse !… M. de Morlux neput s’empêcher de sourire et de faire cette réflexion :

– Quand on entre dans une maison pareille, on boutonne sonhabit pour garantir sa montre et sa bourse !… Voilà une caissebien mal logée.

Et il frappa.

– Entrez, répondit-on de l’intérieur.

Au-dessous de la plaque de cuivre, on avait écrit en lettresblanches sur la porte :

Tournez le bouton,s. v. p.

Ce que fit M. Karle de Morlux. Il se trouva alors enprésence d’un homme de quarante-cinq à cinquante ans, vêtu d’unehouppelande fourrée, coiffé d’une casquette sans visière, chausséde pantoufles en lisière cousue. Cet homme portait de grossesmoustaches grisonnantes, un col droit, affectait une tournuremilitaire et ne parvenait à réussir que le type le plus pur del’ancien mouchard.

– Bonjour, monsieur Timoléon, dit Karle de Morlux.

L’homme à la houppelande salua avec gravité, referma la porte etavança un siège à son visiteur qu’il paraissait voir pour lapremière fois.

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