Chapitre 38
Mais on la flatte beaucoup, voudrait-on la tromper ?
FITZGERALD.
– J’aperçois Stevenson ! je vaisdonc avoir des nouvelles de Henriette ! s’écria la sœur dePendennyss avec vivacité, en quittant la fenêtre d’où elle guettaitle retour du domestique qu’elle avait envoyé à la postevoisine.
– Je crains bien, ma chère sœur, que vousne vous ennuyiez dans le pays de Galles, dit le comte, quiattendait à la table du déjeuner qu’elle vînt faire le thé, et jedésire bien que Derwent et Henriette tiennent la promesse qu’ilsnous ont faite de venir bientôt nous voir.
En ce moment le domestique entra, et aprèsavoir déposé sur la table les papiers et les lettres attendus, ilse retira respectueusement. Après avoir jeté un coup d’œil sur lesadresses, le comte dit à trois ou quatre valets en livrée qui setenaient derrière lui pour le servir :
– Vous pouvez sortir, je sonnerai lorsquej’aurai besoin de quelque chose.
– C’est une lettre du duc pour moi, etune de lady Henriette pour vous, dit Pendennyss à sa sœur, dèsqu’il se vit seul avec elle. Si vous voulez, nous les lironsensemble l’une et l’autre. Par ce moyen notre curiosité mutuellesera satisfaite, et nous y trouverons tous deux notre avantage.
La jeune comtesse, qui éprouvait le plus vifdésir de connaître le contenu de la lettre de Derwent, souscrivitavec empressement à l’arrangement proposé, et Pendennyss encommença la lecture.
« Malgré la promesse que je vous avaisfaite d’aller vous rejoindre dans le Caernarvon, mon cherPendennyss, je suis encore ici ; incapable de m’arracher àl’attraction qui m’y retient, quoique j’aie payé bien cher leplaisir de me livrer à une dangereuse contemplation. Une vérité quivous paraîtra sûrement difficile à croire, c’est que ce siècledégénéré ait pu produire une femme, jeune, libre, et d’une fortunemédiocre, qui a refusé un douaire de six mille livres sterling,avec le titre de duchesse ».
Ici le lecteur fut interrompu par le bruit quefit en tombant la tasse que celle qui l’écoutait laissaéchapper ; elle s’excusa en rougissant de sa maladresse, etPendennyss continua :
« Cependant, je vous avoue que monamour-propre a été cruellement blessé. Je dois admirer sondésintéressement ; ses parents désiraient que je réussisse. Jecroyais lui être agréable ; elle paraissait m’écouter avecplus de plaisir que tous les autres hommes qui l’entouraient, etlorsque j’osai lui dire, pour justifier ma présomption, que sonindulgence m’avait seule encouragé à lui adresser mes vœux, elleconvint franchement de la distinction flatteuse dont ellem’honorait ; sans m’expliquer les motifs de sa conduite, ellem’exprima ses regrets de voir que j’eusse pris le change, et quej’éprouvasse des sentiments auxquels elle ne pouvait répondre quepar l’estime. Oui, milord, le duc de Derwent a cru nécessaire dechercher une excuse pour avoir osé offrir sa fortune et sa main àÉmilie Moseley. Le rang et les richesses perdent toute l’importancedont ils jouissent aux yeux du monde lorsqu’on veut les faireentrer en comparaison avec tant d’amabilité, de grâce, dedélicatesse et de vertu.
« J’ai appris dernièrement que GeorgeDenbigh lui a sauvé la vie, je ne sais de quelle manière, et j’aiété frappé de l’idée que je devais à sa reconnaissance et à maressemblance avec le colonel la préférence que me témoignait missMoseley. Quoique cette illusion m’ait porté à me bercer de faussesespérances, je ne puis la regretter : elle m’a procuré de sidoux moments ! J’ai remarqué que le nom de Denbigh lui causaitune émotion que tous ses efforts ne pouvaient réussir à cacher.Cependant George est marié ; je suis refusé, et VotreSeigneurie a maintenant le champ libre. Vous entrerez dans lacarrière avec un grand avantage ; comme moi, vous ressemblez àvotre cousin, et ni lui ni moi, votre humble serviteur, nousn’avons la prétention de posséder au même degré ce son de voix siséduisant qui vous a fait faire, sans le vouloir, la conquête debien des cœurs ».
Le comte s’arrêta ; il paraissait absorbédans ses méditations ; enfin, sa sœur, impatiente d’entendrela fin de la lettre de Derwent, l’engagea à reprendre salecture ; Pendennyss tressaillit, changea de couleur, etcontinua :
« Mais cessons de plaisanter sur un sujetqui peut-être a décidé de mon avenir. Oui, il y a des moments où jepense que le refus d’Émilie a assuré à Denbigh ou à son fils leduché de Derwent. Cette charmante fille ne paraît pasheureuse ; la nature lui a donné le caractère le plus vif etle plus enjoué, et une peine secrète semble oppresser son cœur.Henriette, qui admire miss Moseley presque autant que moi, et qui apartagé le chagrin que m’a fait son refus, a voulu intercéder en mafaveur ; mais la charmante Émilie, après lui avoir témoignétoute sa reconnaissance, s’expliqua d’une manière si ferme et sipositive, qu’il m’est impossible de conserver la moindre lueurd’espérance.
« Comme Henriette avait appris que missMoseley avait reçu de sa tante des principes très rigides en faitde religion, elle en glissa quelques mots dans l’entretien qu’elleeut avec elle ; mais sa jeune amie lui répondit que d’autresconsidérations la forçaient à refuser l’honneur que je voulais luifaire ; mais que si elles n’eussent pas existé, jamais ellen’eût pensé à accepter ma main ni celle de tout autre homme, sanss’être préalablement assurée de ses principes.
« Que pensez-vous de cela,Pendennyss ? Les principes d’un duc ! dans un siècle oùun duché et quarante mille livres de revenu feraient d’un Néronl’homme le plus accompli !
« J’espère que vous me pardonnerez devous avoir manqué de parole, lorsque vous en apprendrez lacause ; et à moins que la jolie Espagnole ne vous ait ravivotre liberté, c’est très sérieusement que je souhaite avoir, dumoins par vous, un lien de parenté avec la charmante famille de sirEdward.
« La tante, Mrs Wilson, parlesouvent de vous avec le plus vif intérêt, et paraît être fortementprévenue en votre faveur ; miss Moseley paraît aussi désirerde vous voir. Votre religion et vos principes ne peuvent êtrecontestés. Vous pouvez offrir une fortune encore plus brillante, unnom que votre valeur a rendu plus illustre, et un mérite personnelbien supérieur à celui que peut avoir
« Votre très indigne cousin,
« DERWENT ».
Le frère et la sœur paraissaient plongés dansleurs réflexions ; la jeune comtesse rompit la première lesilence en disant :
– Il faut chercher à faire connaissanceavec Mrs Wilson ; je sais qu’elle désire vivement vousvoir, et l’amitié qui vous unissait au général exige que vous ayezdes égards pour sa veuve.
– Je dois beaucoup au général Wilson,répondit Pendennyss d’un air pensif ; et lorsque nous serons àAunerdale-House, j’espère que vous ferez connaissance avec lesdames de la famille Moseley, si elles viennent à Londres cethiver ; mais vous oubliez, chère sœur, que vous avez aussi unelettre à me lire. La jeune comtesse jeta un coup d’œil rapide surle contenu de l’épître d’Henriette, et se disposa à remplir sa partdes conditions du traité.
« Ma chère cousine,
« Frédéric a été si occupé de ses propresaffaires, qu’il a oublié qu’il y eût dans le monde une créature quise nomme sa sœur, ou plutôt il a tout oublié, à l’exception d’unecertaine miss Émilie Moseley, de sorte qu’il m’a été impossible devenir vous voir comme je vous l’avais promis, puisque je n’avaispoint d’autre mentor convenable pour me conduire dans le pays deGalles et… et… pour d’autres raisons que je ne vous dirai point,parce que je suis sûre que vous montrerez cette lettre aucomte.
« Oui, ma chère, Frédéric Denbigh asupplié la fille d’un baronnet campagnard de devenir duchesse deDerwent, et, écoutez bien cela, mères qui faites la chasse auxmaris pour vos filles, et vous, filles et veuves qui en cherchezpour votre compte, il l’en a suppliée en vain !
« Je vous avoue que lorsque j’entendisparler pour la première fois de ce mariage, tout mon sangaristocratique bouillonna dans mes veines ; mais après un plusmûr examen, apprenant que la noblesse de sir Edward est ancienne etrespectable, qu’il est de la famille des Chatterton, et trouvantdans la jeune personne tout ce que j’aurais pu désirer dans unesœur, mes scrupules orgueilleux s’évanouirent avec la sotte vanitéqui les avait fait naître.
« D’ailleurs il était bien inutile deprendre l’alarme : Émilie refusa positivement la main deDerwent, et, ce qui est bien pis, elle fut sourde à toutes lessollicitations que je lui fis en sa faveur.
« Vingt fois depuis je me suis demandécomment, j’avais pu avoir tant de condescendance ; et, en cemoment même, je ne sais pas encore si j’ai cédé au mérite d’Émilie,au désir d’assurer le bonheur de mon frère, ou à l’ascendant du nomdes Chatterton.
« Hélas ! ce Chatterton estcertainement beaucoup trop beau pour un homme ! mais j’oublieque vous ne l’avez jamais vu ».
Ici le comte ne put retenir un sourire malin,et sa sœur continua :
« La noblesse est certainement une bellechose pour ceux qui jouissent de cet avantage ; mais jedéfierais la vieille comtesse la plus entichée de la sienne de s’enprévaloir auprès d’Émilie ; elle a tant de grâces et tantd’attraits, il y a une dignité naturelle si empreinte dans toutesses manières, qu’on ne se souvient plus en la voyant que desdistinctions qu’elle tient de la nature.
« Je commençais à espérer qu’ellecèderait à mes instances, lorsqu’elle m’interrompit pour me dired’une voix douce et tremblante :
– Je m’aperçois, mais trop tard, que monimprudence a dû faire croire à mes amis que j’encourageais lesespérances du duc, et que j’accepterais l’offre de sa main ;mais chère lady Henriette, c’est bien innocemment ; etj’espère que vous croirez à l’assurance que je vous donne quejamais je ne me suis permis de regarder votre frère autrement quecomme un ami dont la connaissance nous était agréable. Elleprononça ces mots avec un tel accent de vérité, qu’il eût étéimpossible de ne pas la croire. Nous causâmes encore unedemi-heure, et cette charmante fille me montra tant de délicatesse,d’ingénuité et de sentiments religieux, que si j’entrai dans sachambre avec un peu de répugnance pour le rôle de suppliante quej’allais jouer, j’en sortis avec un véritable chagrin de n’avoir pula décider à épouser mon frère. Oui, je dois l’avouer, incomparablesœur de l’incomparable Pendennyss, j’ai pensé quelquefois que vouspourriez devenir la femme de Derwent ; mais ni votrenaissance, ni vos cent mille livres, ni votre mérite, ni mêmel’amitié qui nous unit, n’auraient pu me décider à détourner monfrère d’épouser Émilie pour vous offrir sa main.
« Vous jugerez de son ascendant sur tousles cœurs et de son indifférence pour les conquêtes les plusflatteuses, quand je vous dirai qu’elle a refusé lord ; maisj’oublie que vous ne le connaissez pas, et que vous ne pouvez jugerà quel point ce refus est étonnant.
« Il est décidé que nous allons retournerdans le Westmoreland ; et la semaine prochaine les Moseleyreprendront la route du Northampton. Je ne sais pas quand jepourrai aller vous voir, mais je crois que je puis sans danger vousengager à venir à Denbigh-Castle, ce que je n’aurais pas osé faireil y a un mois. Mes amitiés au comte, et croyez à l’inaltérableattachement de votre affectionnée
« HENRIETTE DENBIGH ».
P. S. « J’oubliais de vous direque Mrs Moseley, sœur de lord Chatterton, est partie pour lePortugal ; et que ce dernier doit nous accompagner à lacampagne ».
Après quelques moments de silence, la joliecomtesse dit avec un sourire malin :
– Je crois qu’avant peu Henriette seral’épouse d’un noble pair.
– Je le souhaite pour son bonheur, ditPendennyss.
– Connaissez-vous lordChatterton ?
– Oui, ma chère sœur, c’est un seigneurfort aimable, et ses manières un peu sentimentales contrastentadmirablement avec la gaieté folâtre d’Henriette.
– Vous pensez donc que nous aimons noscontrastes ? lui répondit-elle en souriant ; je nepartage pas votre opinion, je vous en avertis ; ainsi donc,Pendennyss, ajouta-t-elle en lui tendant affectueusement la main,il faut que vous me donniez pour sœur une personne qui vousressemble… autant qu’il est possible de vous ressembler.
– Si vous voulez diriger mon choix, mesera-t-il permis à mon tour de guider le vôtre ? J’ai envie devous faire le portrait de celui que vous devez choisir pour votreseigneur et maître, si toutefois ce choix n’est pas déjà fait.
La jeune comtesse devint toute rouge, et,paraissant désirer changer de conversation, elle prit deux ou troislettres cachetées qui restaient encore sur la table, en lut lesadresses, et s’écria vivement :
– En voici une de dona Julia. Le comterompit aussitôt le cachet, et lut la lettre à haute voix. Il n’yavait pas de secrets entre eux sur ce qui concernait leur amiemutuelle.
« Milord,
« Je m’empresse de vous faire part desagréables nouvelles que je viens de recevoir, persuadée que vouspartagerez la joie qu’elles m’ont fait éprouver. Mon oncle, legénéral Maccarthy, m’écrit que mon père consent à recevoir sa filleunique, sans réclamer d’elle d’autres sacrifices que la promessed’assister aux offices de l’église catholique. Il n’y demande quema seule présence, n’exigeant du reste aucune profession de foi, nimême que je paraisse en adopter les usages et les principes.
« Ce n’est donc plus qu’une simpleformalité, qui pourtant pourra parfois m’être encore assezpénible ; mais lorsque le cœur s’humilie sincèrement, nepeut-on adorer Dieu en tout lieu, et ne dois-je pas à mon père cefaible dédommagement de toutes les peines que je lui ai causéesmalgré moi ? J’ai donc répondu sur le champ à mon oncle quej’étais prête à faire ce que désirait mon père, et que jen’attendais que son ordre pour me rendre auprès de lui.
« Je devais à votre amitié, à l’intérêttouchant que Votre Seigneurie m’a toujours témoigné, de vousapprendre mon prochain départ, d’autant plus que j’ai tout lieu decroire que c’est à votre puissante intercession, à vos effortsconstants et réitérés, que je dois ce résultat que mes vœux lesplus ardents n’osaient encore espérer de sitôt.
« Je sens qu’il me sera impossible dequitter l’Angleterre sans aller vous voir, vous et votre sœur, pourvous remercier personnellement de toutes les bontés que vous avezeues pour moi l’un et l’autre. S’il y a quelque temps que je n’aiparlé à Votre Seigneurie de mes tristes affaires, c’est que je nevoulais pas vous importuner sans nécessité. J’avais auprès de moiune dame qui, sans vous connaître, a pour vous l’estime etl’admiration la plus sincère, et qui a bien voulu vous remplacer enm’aidant de ses conseils. Cette dame et sa charmante nièce, missÉmilie Moseley, seront toujours présentes à ma mémoire : jeleur dois ainsi qu’à vous les plus douces consolations que j’aieéprouvées dans mon exil, et mes généreux amis ne seront jamaisoubliés dans mes prières.
« Je vous dirai en deux mots, meréservant de vous raconter les détails lorsque je vous verrai àLondres, que j’ai reçu la visite du misérable des mains duquel vousm’avez délivrée en Portugal, et le hasard m’a fourni les moyens dedécouvrir son nom. Vous m’indiquerez ce que je dois faire ;car vous êtes mon guide, mon appui, et je veux surtout empêcherqu’il ne lui prenne fantaisie de me suivre en Espagne. Il paraîtque les détails de ma triste aventure sont parvenus jusqu’auxoreilles de mes parents, et s’il était découvert, sa mort seulepourrait apaiser leur ressentiment.
« Puissent Votre Seigneurie et sonaimable sœur être aussi heureux qu’ils le méritent ! Croyeztous deux à l’affection sincère et à l’éternelle reconnaissancede
« JULIA FITZGERALD ».
– Oh oui ! s’écria la jeune comtesseaprès avoir entendu lire cette lettre, il faut absolument que nousla voyions avant son départ. Mais que pensez-vous de sonpersécuteur ? Mon Dieu ! le vilain homme ! commentpeut-il s’acharner ainsi après cette pauvre femme ?
– C’est en effet une effronterie dont jen’avais pas encore d’idée ; mais qu’il prenne garde d’allertrop loin ! S’il recommençait ses poursuites, les loissauraient l’atteindre et protéger sa victime.
– Si je me rappelle bien cette affreusehistoire, il a tenté, je crois, de vous ôter la vie, mon bon frère,s’écria la comtesse en frissonnant d’horreur.
– C’est une imputation dont j’ai toujourscherché à le garantir répondit son frère d’un air rêveur ; iltira un coup de pistolet, il est vrai ; comme il n’atteignitque mon cheval, et à une assez grande distance de moi, j’aime àcroire que son intention était de m’empêcher de le poursuivre, etnon pas de m’assassiner. Je n’ai jamais pu comprendre comment ilest parvenu à s’échapper ; il faut qu’il se soit enfoncé seuldans le bois ; car Harmer, qui me suivait d’assez près, et quiétait parfaitement monté, fut en moins de dix minutes à sapoursuite avec toute mon escorte. Au surplus, c’est peut-être unbonheur qu’il n’ait pas été pris, car je suis sûr que mes dragonsl’auraient sabré sur la place, et peut-être appartient-il à unefamille respectable pour qui la nouvelle de son infortune aurait puêtre le coup de la mort.
– Il faut que cette Émilie Moseley soitune personne accomplie, s’écria sa sœur en parcourant de nouveau lalettre de Julia trois lettres différentes qui toutes troiscontiennent son éloge !
Le comte ne répondit rien, mais, rouvrant lalettre du duc, il parut en étudier avec soin le contenu. Ses traitssubissaient une légère altération, tandis qu’il commentait le sensde quelques passages. Enfin, se tournant vers sa sœur, il luidemanda en souriant si elle n’avait pas envie d’aller respirerl’air du Westmoreland pendant une couple de semaines.
– Comme vous voudrez, milord,répondit-elle tandis que ses joues se couvraient du plus vifincarnat.
– Eh bien ! nous irons donc, puisquevous me laissez maître. Je désire beaucoup voir Derwent, et j’ai uncertain pressentiment qu’il se célèbrera une noce pendant notrevisite. Il sonna pour qu’on vînt emporter le déjeuner auquel ilsavaient à peine touché. Après avoir donné ordre qu’on lui préparâtun cheval, il quitta sa sœur pour faire, lui dit-il, une courtepromenade dans les environs ; et il s’éloigna suivi d’un seuldomestique, ancien militaire qui l’avait accompagné dans toutes sescampagnes.
Le jeune pair, livré à ses réflexions, laissaprendre à son cheval le chemin qu’il préférait, et il le laissaiterrer à l’aventure au grand étonnement de son fidèle serviteur, quine concevait pas que son maître, l’un des meilleurs cavaliersd’Angleterre, ne mit pas plus de soin à soutenir la réputationqu’il s’était faite. Cependant dès que le comte fut hors de sonparc, et qu’il se vit au milieu des fermes et des chaumières quientouraient le château, il sortit de sa rêverie, et parut jouir dubeau spectacle que lui offrait la nature.
Pendant trois heures, il parcourut la valléemagnifique qui se prolongeait devant le château ; et si desvisages rayonnants de joie et de plaisir à la vue du jeune lord, sides questions adressées du fond du cœur sur sa santé et sur cellede sa sœur, si le détail fait avec autant de franchise que derespect de leur prospérité ou de leurs infortunes, peuvent donnerune juste idée des sentiments des paysans et des fermiers pour leurseigneur, jamais seigneur ne fut plus aimé et ne fut plus digne del’être.
L’heure du dîner approchait, et le comtereprit le chemin du château. En rentrant dans le parc, n’ayant plussous les yeux le spectacle animé de l’industrie laborieuse, ilretomba dans ses rêveries. Tout à coup il s’arrêta, réfléchit uninstant, puis appela Harmer. Le vieux serviteur, qui se tenait àune distance respectueuse, piqua des deux, et en un instant ilétait à côté de son maître.
– Il faut, dit Pendennyss, que vous vousteniez prêt à partir au premier moment pour l’Espagne, où vousaccompagnerez Mrs Fitzgerald.
Harmer reçut cet ordre avec l’indifférenced’un homme accoutumé aux voyages et aux aventures, et, inclinantrespectueusement la tête, il alla reprendre sa place àl’arrière-garde.