La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 2

 

 

À l’approche du printemps, les bans du mariagede Jean Guerrier avec Marie-Louise Margival furent enfin publiés.Selon la volonté du banquier, cette union se célébra avec toute ladiscrétion du grand monde. Au lunch qui suivit la cérémoniereligieuse, il n’y eut que les parents et les intimes.

Combien Guerrier était désolé de ne pas avoirauprès de lui, ce jour-là, son bienfaiteur ; mais vraiment, ileût été dangereux pour la sécurité du fugitif d’inviter l’étrangerWilliam Farney à une solennité toute intime.

Toutefois, Laroque ne put résister au désird’assister incognito au mariage. Caché dans une voiture quistationnait presque en face de la Madeleine, il attendit l’arrivéedes époux.

Son cœur tressaillit de joie dès qu’il lesaperçut : le bonheur, un bonheur sans mélange, se lisait surles visages des deux jeunes gens.

Laroque n’était pas venu seulement pour eux.Mme de Terrenoire continuait à l’inquiéter. Ilvoulait savoir si elle avait désarmé.

La femme du banquier était très pâle. Dans sesyeux fixes et durs, Laroque vit bien que la haine n’était pasmorte.

Les rares parents et amis qui assistaient aumariage étaient tous entrés dans l’église et Roger s’apprêtait às’en aller, lorsque soudain il aperçut un individu qui s’avançaitlentement vers le portail et regardait de tous les côtés comme s’ilcherchait quelqu’un ou comme s’il redoutait d’être observé.

C’était Luversan, cet homme étrange et suspectque William Farney avait vu causer tout bas avecMme de Terrenoire pendant la soiréejaponaise.

Luversan entra enfin dans l’église, mais iln’y resta que quelques instants et Laroque le vit disparaître pourne plus revenir.

Laroque l’avait bien regardé, cet homme, etcomme la première fois, à la soirée japonaise, il lui sembla qu’ill’avait déjà vu, bien antérieurement, dans des circonstancescritiques.

Et puis, que lui importait un Luversan !S’il fallait s’en tenir aux apparences, cet individu avait succédéà Guerrier dans l’esprit capricieux deMme de Terrenoire.

Laroque se résigna à retourner àMaison-Blanche, où il avait laissé Suzanne dans un état deprostration qui l’inquiétait vivement.

Après son mariage, Jean demanda une quinzainede jours de congé, pendant lesquels il fit un voyage en Suisse eten Italie.

Après quoi, il reprit ses habitudes.

Dans sa vie calme de travailleur et d’honnêtehomme, rien d’extraordinaire ne semblait s’être passé. Il n’y avaitqu’un heureux de plus.

Il avait loué un coquet appartement rue deChâteaudun, pour être plus près de la banque Terrenoire, situéeboulevard Haussmann, à deux pas du carrefour Taitbout.

Margival l’y avait suivi, aimant Guerrierpresque autant que sa fille, content de les voir à jamais réunis etde ne les point quitter.

Terrenoire avait voulu se mêler de leurinstallation, et sa générosité avait épargné à Guerrier et àMargival une partie des dépenses nécessitées par ce qu’il appelaitplaisamment « cette mise en train d’un jeuneménage ».

Guerrier n’eut qu’un seul secret pour safemme : le secret de Roger Laroque.

Néanmoins, comme il ne pouvait se faire àl’idée de ne voir son bienfaiteur qu’à la dérobée, il présentaWilliam Farney à Marie-Louise et à son beau-père.

– Monsieur Farney, leur dit-il, dont j’aifait la connaissance par le plus heureux des hasards chez unetierce personne, me veut beaucoup de bien.

Une sorte d’amitié ne tarda pas à s’établirentre Margival et le riche Américain.

Un soir, Roger Laroque crut s’apercevoir quela physionomie de Jean s’était assombrie. Ce fut à peine si lebrave garçon regardait sa femme. Il commit pendant le repas unesérie de distractions qui décelaient l’agitation de son esprit.Qu’était-il encore arrivé ?

Tout justement, ce soir-là, le visiteur avaitfait la gracieuseté aux jeunes époux de leur apporter un coupon deloge pour l’Opéra.

Guerrier remercia, mais déclara qu’il étaitindisposé et hors d’état de comprendre la musique. Il pria sonbeau-père de bien vouloir profiter de l’occasion en accompagnantMarie-Louise au théâtre. Marie-Louise adorait la musique et ce futpourtant avec une moue très accentuée qu’elle consentit à aller àl’Opéra sans son mari.

Dès que Margival fut sorti avec elle, Guerriers’écria :

– De grands malheurs se préparent !je crois que monsieur de Terrenoire est ruiné.

Et Jean raconta une scène qui s’était passéedans le cabinet de travail du banquier, en son hôtel de la rue deChanaleilles. La porte du cabinet était entrouverte ; le jeunecaissier entendit le dialogue suivant qui s’était établi entre lebanquier et M. Le Charrier, un des hauts employés de lamaison.

– J’ai dû vous avertir de mes doutes etde mes incertitudes, disait ce dernier, car il me semblait que vousaviez trop de confiance dans certaines valeurs, qu’un coup deBourse ferait baisser et dont la baisse serait un désastre pournous.

– Je suis à l’abri d’un coup de Bourse,monsieur Le Charrier, et Mussidan… dont la fortune est immense, metirerait de peine au besoin. Je sais que mes dépenses sont trèsfortes et que ma fortune personnelle n’est pas encore solidementassise, mais j’ai confiance dans l’avenir. De l’audace !toujours de l’audace !

M. Le Charrier avait répliqué :

– Monsieur Mussidan peut mourir… et siquelque catastrophe arrivait… quel parti prendre ?…

– Censeur incorrigible, oiseau de mauvaisaugure ! Mussidan est jeune et vigoureux… Il ne mourra pas…Quant à la catastrophe… d’où viendrait-elle ? Nous faisonsface aisément à tous nos engagements. Où donc voyez-vous le pointnoir ?

Guerrier ajouta :

– Monsieur Le Charrier a cru s’êtretrompé, tant l’assurance du patron et sa confiance en son étoilelui inspirent d’énergie. Je suis convaincu moi, que monsieur deTerrenoire est sur une pente fatale.

Roger Laroque se contenta de sourire. Iln’admettait pas qu’on donnât tant d’importance à des pertesd’argent.

– Et après, dit-il, est-ce que je ne suispas là ? Monsieur de Terrenoire je ne l’oublierai jamais, m’atendu la main au moment où je me noyais, au moment où j’imaginaisque le plus terrible des malheurs était pour un industriel de nepas pouvoir faire honneur à ses engagements et de voir son nom,honorable jusque-là, intact, couché sur la liste des faillis. Quej’étais loin de me douter qu’en rentrant chez moi, avec l’argentqui comblait mon déficit, je me trouverais devant la justice quim’a condamné impitoyablement sans autre preuve que mon silence, mavolonté absolue de ne pas révéler le nom de la personne qui m’avaitrestitué cent mille francs.

Et le vieillard ajouta avec la joie d’unhonnête homme, qui peut enfin reconnaître un servicerendu :

– Combien lui faut-il à ton patron ?Cent mille francs, deux cent mille francs ; lui faut-ildavantage ?

– Je ne saurais vous le dire, et j’espèren’avoir jamais à vous le dire. Il faut attendre.

– Et c’est ce qui te chagrine à cepoint-là ! Il y a autre chose certainement. Dis-moi tout, tune dois avoir rien de caché pour ton vieux Roger Laroque.

Jean ne put résister à cet appel de l’amitié.Il fondit en larmes et il conta sa peine tout entière au seul hommeà qui il pouvait demander conseil dans un cas aussi difficile.

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