La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 24

 

 

Terrenoire, après quelque temps de mariage,s’était aperçu que sa femme ne l’aimait pas.

Il s’en était vite consolé, du reste, car soncœur était encore plein du souvenir de Blanche Warner.

Il ne demanda point à sa femme un amour qu’iln’éprouvait pas lui-même ; pourvu qu’elle gardât intact sonhonneur et le fît respecter, il n’en désirait pas plus.

Mais il eût été implacable s’il avaitdécouvert une faute, et Andréa, qui avait eu tout le temps deconnaître et de redouter cette inflexible nature, tremblait,souvent, au fond du cœur, qu’une imprudence de Mussidan – dont lajalousie était surexcitée – ne fît tout apprendre à Terrenoire…

Cette épouvante – où elle vivait – était unattrait de plus qui l’entraînait vers le mal. C’est pourquoi elleavait songé, d’abord à Jean Guerrier ; elle avait vu là uneliaison plus criminelle qu’une autre, puisque Guerrier étaitpresque un enfant d’adoption de son mari, qu’il était aimé de luicomme son fils, entouré de faveurs, choyé.

Lorsque Mme de Terrenoires’était aperçue de la violente et réelle passion qu’elle avaitinspirée à Luversan, bien qu’il fût très beau et très séduisant –tout occupée qu’elle était, à ce moment, par son amour pourGuerrier – elle ne voulut pas y répondre. Elle ne se sentait pas,alors, de goût pour lui – et ce qu’elle éprouva seulement, ce futla satisfaction intime de toute femme qui se voit distinguée par unhomme dont la séduction est dangereuse et dont les bonnes fortunessont connues.

Sous la violente colère que lui inspira lemépris de Jean Guerrier, l’idée lui vint tout à coup de donnerquelque espoir à Luversan.

– Êtes-vous capable de tout, même d’uncrime, si je vous aime ? lui avait-elle demandé, le soir de lafête japonaise.

Quelle était son intention ? Quel projetsinistre avait-elle donc ? Avait-elle vraiment résolu de sevenger de Jean Guerrier par un crime ? Et de Marie-Louise, parquelque terrible intrigue où viendrait sombrer sonhonneur ?

Après cette déclaration d’Andréa à Luversan,pendant la fête japonaise, quelques jours s’étaient passés sans queni l’un ni l’autre n’y fissent allusion.

Andréa attendait, espérant jusqu’à la fin queJean Guerrier n’oserait pas braver sa fureur, reculerait devant sonmariage avec Marie-Louise, ou quitterait la banque du boulevardHaussmann.

Rien de tout cela n’arriva. Un soir queLuversan et Andréa se trouvaient seuls – c’était le lendemain dumariage du caissier – le jeune homme s’approcha deMme de Terrenoire et, sans la quitter de sonregard fixe et troublant :

– Je vous ai dit que je vous aimais… Voussouvenez-vous de votre promesse ?

– Je m’en souviens.

– Vous m’avez dit que vous m’aimeriez…peut-être…

– Je l’ai dit !…

– Seulement, il m’a semblé qu’à votreamour vous mettiez une inexorable et terrible condition…

– J’ai parlé d’un crime…

Elle avait dit cela très bas – si bas qu’àpeine il l’entendit – et cependant, le son de sa voix leur fit peurà tous deux.

– Je suis prêt, dit-il, mais avant devous dévoiler, avant de vous confier à moi, songez que nousdevenons complices ; songez, je vous le dis, parce que je vousaime plus que moi, plus que ma vie, songez à quelle intimitéterrible cela vous condamne… Ce n’est pas un amour commun que lemien, puisque je vous aimerai jusqu’au crime…

Il s’était approché d’elle, et elle se sentaitattirée vers lui, machinalement, par une étrange fascination.

– Mais je vous promets, Madame, de vousaimer avec fureur, avec délire, avec folie, car je suis vraimentfou quand je suis près de vous. L’amour d’un criminel – et je leserai devenu pour vous – ne peut être un amour ordinaire…N’avez-vous point peur ? Est-ce bien ainsi que vous désirezque l’on vous aime ?

Elle passa sur son front sa main toute moitede sueur. On eût dit qu’en un éclair, elle avait entrevul’avenir.

– Non, je n’ai pas peur, dit-elle. Je mevenge !… Et puis, l’amour que vous m’offrez, c’est bien cetamour-là que je demande, que je veux. Il y a là quelque chose deterrible et de mortel qui m’attire… Oui, c’est bien cela que jeveux…

Il la prit dans ses bras et leurs lèvres seréunirent, brutalement. C’était une morsure, plutôt qu’unbaiser.

Et quand ils se séparèrent, Luversan, allas’assurer que personne ne les épiait :

– Maintenant, dit-il parlez !Qu’exigez-vous de moi ?

Ce qu’elle lui dit, on le devine : ellelui raconta comment elle avait aimé Guerrier, comment elle avaitété repoussée ; elle lui confia ses menaces, sa vengeance.

Elle acheva ainsi :

– C est lui que je veux punir, mais jeveux que ma vengeance soit si terrible qu’elle rejaillisse sur savie tout entière. Je n’ai pas d’autre projet. C’est à vous que jelivre le soin de châtier cet homme. Vous avez en partie deviné monâme… Je m’étais promise à vous en récompense de ce que vous ferez…mais, en me donnant, je pouvais réserver le cœur… Allez, ayezconfiance… vous ne me faites point peur… Je n’ai plus que la hainepour Guerrier… et je tiendrai mieux que ma promesse…

Il l’étreignit dans ses bras une secondefois.

Huit jours se passèrent encore.

Jean Guerrier avait repris son train de vieordinaire : Luversan n’avait pas paru devantMme de Terrenoire.

Que prépare-t-il ? se demandait celle-ci,avec une angoisse qui lui faisait passer des frissons dans ledos.

Un matin, en se réveillant, elle apprit le voldu million à la banque du boulevard Haussmann et le meurtre deBrignolet. Elle en fut terrifiée, car, sans rien soupçonner, prised’une superstition subite, elle vit là comme une punition qui lafrappait, elle-même, pour avoir rêvé contre Jean Guerrier unevengeance injuste.

Ce coup l’atteignait d’autant plus rudementqu’elle se crut ruinée. Elle dépensait beaucoup d’argent, sanscompter – elle en dépensait même plus que Terrenoire ne lui endonnait, à des fantaisies coûteuses. Elle était criblée de dettes.Deux fois déjà son mari les avait payées, en lui faisant de doucesremontrances. La troisième fois, elle n’avait pas osé lesavouer.

Et elle vivait, depuis longtemps, dans desangoisses, recevant en cachette les réclamations des créanciers,leur faisant prendre patience, essayant de les convaincre et de lesamener à entendre raison, jusqu’au jour où quelque occasions’offrirait pour elle de les payer.

Cette occasion, en général, c’était un gain deTerrenoire à la Bourse, ou bien une rentrée sur laquelle on necomptait plus. Et voilà qu’au lieu d’un succès financier à laBourse, au lieu d’une rentrée, la Banque Terrenoire, à la suite dece vol et d’affaires assez mal engagées, était menacée d’uneformidable débâcle !

Le soir, comme elle recevait quelques amiesqui, à la nouvelle de la catastrophe, étaient venues la consoler,Luversan entra.

Il était étrangement pâle.

Il s’avança lentement versMme de Terrenoire qui, tout de suite, à savue, comme frappée d’un coup de foudre, était restéeépouvantée…

Il s’inclina, correctement, prononça quelquesparoles à voix basse, qu’on n’entendit pas, mais qui furent prisespour des compliments de circonstance et se retira auprès de lafenêtre, d’où il ne perdit plus de vueMme de Terrenoire.

Nous avons raconté quelle fut la scène.

Andréa, subitement, avait compris…

– Le meurtre ! le vol ! c’estlui qui les a commis !

Telle avait été sa première réflexion. Tout lelui criait, à elle, bien haut, dans l’attitude de Luversan :son air étrange, la pâleur de son visage, la ténacité de son regardfiévreux, je ne sais quoi de résolu et de fatal, tout à la fois,dans sa physionomie.

Quand il partit, sans autre explication, ellene doutait plus. C’était lui ! ! !…

Le lendemain, eut lieu entre Mussidan etTerrenoire la scène qui eut pour résultat le sauvetage de labanque.

Et ce fut ce jour-là, aussi, que Luversan, setrouvant seul avec Mme de Terrenoire, luitendit silencieusement un portefeuille gonflé de billets de banqueet de titres.

– Ceci vous appartient, dit-il, je vousle restitue, car cela est à votre mari.

– Malheureux, qu’avez-vousfait ?

– J’ai tué, j’ai volé, n’était-ce pasconvenu ? Ne l’aviez-vous pas ordonné ? Prenez ceportefeuille et cachez-le ; quelqu’un peut entrer et noussurprendre…

– Jamais ! vous me faiteshorreur !…

– Je m’y attendais, dit-il froidement –ayant toujours le million du meurtre dans sa main tendue – je m’yattendais et c’est parce que je crains vos remords que je veux quevous possédiez ce portefeuille.

Elle saisissait le portefeuille, rentrait danssa chambre, le cachait et tombait demi-morte devant le petitsecrétaire où elle venait d’enfouir cette fortune. Luversanl’attendit au salon.

Quand elle rentra, ayant recouvré un peu deforce, elle lui dit :

– Allez ! ne reparaissez plus devantmoi !… Laissez-moi toute ma vie pleurer l’abominable crime quevous avez commis.

Il haussa les épaules.

– Trop tard, dit-il, sombre. Troptard !

– Je vous avais dit : Vengez-moi deGuerrier ! Vous avais-je conseillé de voler…d’assassiner ?

– Vous aviez dit : Êtes-vous capabled’un crime ?

Après un silence, il reprit :

– En volant, j’ai été amené à tuer… Cen’est pas ma faute… c’est la fatalité qui l’a voulu… Le meurtre, dureste, vous vengera mieux que le vol… Guerrier est accusé de l’unet de l’autre… Il ne pourra se disculper… C’est pour lui l’échafaud– ou, sinon l’échafaud, le bagne !… Votre vengeance nesera-t-elle pas complète ?… C’était auparavant qu’il fallaitavoir peur… À présent, je le répète, il est trop tard.

Puis, après un silence, il dit, plusdoucement :

– Qu’avez-vous à redouter, aprèstout ?… N’avez-vous pas confiance en moi ? Ne voussuis-je pas dévoué jusqu’à la mort ?…

– Allez, murmura-t-elle d’une voixétouffée, maintenant je ne peux rien dire… Je vois partout dusang ! Revenez plus tard, quand je serai calme…

– Et vous me retirez toutespoir ?

– Non. Puisque c’est moi qui ai commandéle crime, eh bien ! je le payerai.

Elle le paya, en effet.

Une sorte de folie des sens l’avait atteinteet elle se jeta dans les bras de Luversan, ne vivant que parlui.

Cet homme la possédait bien tout entièrejusqu’à la moindre de ses pensées ; c’était ce qu’il avaitrêvé. Ce crime, commis en commun, les enchaînait éternellement.

Peu à peu,Mme de Terrenoire en oubliait l’horreur – oubien, si quelques remords traversaient encore la perversité de sonesprit, elle les étouffait sous les transports d’amour dontl’accablait Luversan, dans les scènes de passion exaltée, affolée,maladive, auxquelles ils se livraient.

– Dis-moi tout, faisait-elle à Luversan.Si nous sommes découverts, je veux tout savoir, afin de toutavouer, avec toi…

Et lui, tranquille, comme s’il se fût agid’une simple aventure et non d’une tragédie sanglante, racontal’histoire du vol et de l’assassinat, disant de quels moyens ils’était servi pour accomplir son œuvre terrible.

– Vous vouliez vous venger de Guerrier…Comment faire ? Je pensai, d’abord à séduire sa femme ;mais je réfléchis qu’une jeune mariée, pendant la période de lalune de miel, est une place imprenable. J’appris, à peu près enmême temps, que sa femme ne l’aimait pas, que ce mariage n’avaitété qu’un mariage d’affaires et que Marie-Louise, depuis un an oudeux passait pour être la maîtresse de monsieur de Terrenoire. Onexpliquait de la sorte l’avancement rapide qu’avaient obtenu JeanGuerrier et Margival dans les bureaux de la banque.

– C’est une calomnie, dit Andréa. SiMarie-Louise a un amant, ce n’est pas monsieur de Terrenoire.

– En êtes-vous sûre ?

– Oui.

– Quelle preuve en avez-vous ?

– Mon mari m’a épousée sans amour.Aujourd’hui il m’aime !

Et comme Luversan faisait un geste decolère :

– Que vous importe ? Doutez-vous demoi ?

Il se radoucit et reprenant sonrécit :

– Quoi qu’il en soit, je l’ai cru, commetout le monde, et c’est moi qui ai averti Guerrier, par des lettresanonymes, des bruits scandaleux que l’on colportait autour delui…

– Quel était votre but ?

– Ne comprenez-vous pas ? Détruireson bonheur, d’abord ; ensuite m’attaquer à son honneur. Etcomment pouvais-je mieux le perdre, cet homme dont vous vouliezvous venger, et que je haïssais, moi, parce qu’un jour vous l’aviezaimé, comment pouvais-je mieux vous venger, enfin, qu’en volant sacaisse et le laissant accuser de ce vol !

« J’appris vite quelles étaient leshabitudes de la banque et je sus que lorsque la caisse renfermaitune somme considérable, deux gardiens, Béjaud et Brignolet,couchaient auprès, soit dans un cabinet particulier, soit dans lapièce même où se trouve la caisse.

« Il me fallait faire la connaissance del’un de ces gardiens. Ce fut Brignolet que je choisis ;pourquoi ? parce qu’il avait une femme fort jolie et fortcoquette avec laquelle je ne tardai pas à me mettre en relations,et par laquelle je connus vite les secrets de ce ménage. Je pris lefaux nom de Parent.

« Bientôt, la vie de Brignolet devint unenfer ; sans cesse sa femme lui réclamait de l’argent, luifaisait honte de la position servile qu’il occupait et dont il nepouvait sortir.

« Juliette – c’est le nom de sa femme –me tenait au courant, sans qu’elle se doutât de l’immense intérêtque j’apportais à ses paroles.

« Il était aux abois et cherchait desexpédients. Le pauvre diable aimait passionnément sa femme.

« Quand je devinai que Brignolet étaitprêt à m’écouter, je ménageai certaines occasions d’entrer enrelations avec lui et je fis sa connaissance. Je ne tardai pas àentrer dans sa confiance. Et un jour où je le vis plus triste etplus sombre que jamais, je m’ouvris à lui… J’étais sûr de monhomme ; je n’avais plus d’hésitation à avoir. J’étais sûrqu’il allait m’écouter, et qu’il ne s’effaroucherait pas auxpremiers mots… Il m’écouta, en effet, froidement.

– Que lui disiez-vous ? fit Andréa,haletante.

– Oh ! deux mots sans grandsdétails : « Il y aurait un moyen d’être riche, Brignolet,très riche, si vous vouliez… mais pour cela, il faut que vousvouliez, et cette fortune dépend de vous seul !… »

« – Comment ? répliqua-t-il…

« – Il y aura, dans trois jours, plusd’un million en or et en billets dans la caisse de monsieur deTerrenoire… Ce million, s’il était à vous, vous ferait heureuxjusqu’à la fin de votre vie…

« Il avait une grosse sueur au front, etil s’épongea à plusieurs reprises avec son mouchoir. Il étaitdevenu si pâle, ses yeux étaient si troublés, que je crus qu’ilallait se trouver mal. En même temps, il me regardait, avecépouvante.

« Je le laissai revenir à lui, sans lepresser, patientant.

« – Vous voulez vous moquer de moi,dit-il en riant faux… Pour qui me prenez-vous donc ? Cessezcette plaisanterie…

« – Ce n’est pas une plaisanterie,Brignolet. Demain, je serai ici, à ce café, et vous me direz ce quevous pensez.

« Je partis, voulant le laisser à sesréflexions, à ses tentations. Il rentrait chez lui, et il allaittrouver Juliette revêche, avec sa demande incessante :« De l’argent ! »

« Le lendemain, je trouvai Brignolet quim’attendait. Il m’avait précédé au rendez-vous que je lui avaisdonné. Et avant même que je lui eusse dit un mot :

« – J’accepte, fit-il… Je veux enfinir !… Quelle sera ma part ?

« – La moitié.

« – C’est convenu. Comment nous yprendrons-nous ?

« Je lui expliquai ma pensée. Je luidemandai quelle était la disposition intérieure de la banque. Cettedisposition, je la connaissais déjà, mais je désirais être sûrementrenseigné. Quand il eut fini de parler, mon plan était conçu.

« – Béjaud sera-t-il desnôtres ?

« – Jamais ! Au moindre soupçon,soyez sûr qu’il avertirait monsieur de Terrenoire ou monsieur JeanGuerrier.

« – Très bien ! Nous nousarrangerons pour que ce soupçon ne lui vienne pas. Depuis combiende temps avez-vous repris votre service de nuit à lacaisse ?

« – Depuis deux jours.

« – À quand le versement des douze centmille francs ?

« – Demain.

« – De telle sorte que nous n’avons plusque cette nuit pour agir.

« C’est grave. Pouvez-vous me cacher dansla maison de la banque, boulevard Haussmann ?

« – Ce n’est pas impossible, dit-il. Nousavons en commun, Béjaud et moi, un petit cabinet noir, sous lestoits, où nous mettons quelques effets.

« – Et si Béjaud vient pendant que jeserai là ?…

« – Ma malle est très grande… etcontiendrait facilement un homme… Vous vous y cacherez…

« – Tout est pour le mieux. Je me tienscoi jusqu’au milieu de la nuit. Je me lève, je descends doucementjusqu’à la porte de la banque, au premier étage. Vous m’attendezderrière cette porte et vous m’aidez à faire sauter la serrure.J’entre, et nous allons droit à la caisse.

« Brignolet hocha la tête.

« – Je vois à tout cela bien desinconvénients, dit-il.

« – Je prévois vos objections. Il s’agitde Béjaud, n’est-ce pas, qui peut se réveiller etentendre ?…

« – D’abord…

« – Eh bien ! il dormira, je vous enréponds, quand vous aurez réussi, en buvant avec lui, à lui jeterdans son verre le contenu de la petite fiole que voici !…

« Et je lui donnai un narcotiquepuissant.

« – Réussirez-vous à le lui faireprendre ? Tout est là.

« – Je le pense. Mais une fois dans lebureau, tout n’est pas fini. Vous n’avez pas le mot de lacaisse…

« – Je vois avec plaisir, monsieurBrignolet, que vous êtes un homme de précaution. En effet, je n’aipas le mot de la caisse, et je ne l’aurai pas, car il est probableque monsieur de Terrenoire ne vous le confiera, ni à vous, ni àmoi. Mais le coffre doit être construit comme tous les autres. Ilest scellé au mur et inattaquable par-devant…

« – Je le crois.

« – Eh bien, nous défoncerons la murailleet nous l’attaquerons par-derrière… De ce côté-là, avecd’excellents outils, nous rencontrerons moins de résistance.

« – Et Béjaud ne se réveillera pas ?Ce n’est pas du poison, au moins ?

« – Tranquillisez-vous, Béjaud ne seramême pas malade.

« – Je dois vous faire part d’un détailqui a son importance.

« – Ne me cachez rien. Un rien qu’onoublie peut nous faire échouer au dernier moment.

« – Il arrive parfois que monsieurGuerrier, à la veille des grands versements, conserve de la besognepour le soir et passe à travailler une partie de la nuit. En cecas, que ferions-nous ?

« J’avoue que ce détail, que j’ignorais,et que pourtant j’aurais dû prévoir, m’embarrassa sur le moment.Cela était de nature à faire échouer mon projet. Je dus lemodifier.

« Et d’abord, je priai Brignolet demettre en ma possession, ne fût-ce que pendant un quart d’heure, laclé de l’entrée, qui restait sur la porte tant qu’il y avait dumonde dans les bureaux. Ce qu’il fit. C’était une clé ordinaire, etje n’eus pas de peine à trouver sa pareille chez un serrurier.

« De ce côté-là, j’étais tranquille, et,si Guerrier était dans son cabinet, il n’entendrait pasouvrir ; n’ayant plus besoin de faire sauter la serrure, je neferais aucun bruit.

« En m’enquérant des habitudes ducaissier, j’appris qu’il fumait beaucoup. Cela me suggéra l’idée deme servir de certains cigares qu’un de mes amis m’avait rapportésde l’Amérique du Sud et qui avaient subi une préparation opiacée.Je remis ces cigares à Brignolet avec ordre de les mélanger à ceuxde Guerrier.

« J’étais sûr que, s’il les fumait, ils’endormirait. Et, le caissier endormi, le vol de la caissedevenait une œuvre d’enfant.

Luversan s’arrêta un moment.

Il eut un sourire et reprit :

– J’arrive à la nuit où je vous vengeai…,dit-il, où, par amour pour vous, je devins un meurtrier, unvoleur.

« J’étais monté le soir dans la maison.Brignolet m’avait remis la clé du cabinet noir. Je m’y cachai. Jen’eus pas besoin de me jeter dans la malle, car Béjaud ne vint pas.La nuit s’écoula lentement. Dans la soirée, Brignolet, quiconservait plus de sang-froid que je n’aurais osé l’espérer, montam’avertir que monsieur Guerrier prenait ses dispositions pourpasser une partie de la nuit dans les bureaux.

« – À-t-il fumé ? demandai-je.

« – Pas encore.

« Je désespérais de réussir. Toutdépendait de Guerrier. Minuit sonna.

Quelques instants après, on frappait doucementà la porte du cabinet noir et je reconnus la voix de Brignolet quime disait d’ouvrir.

« – Messieurs Guerrier et Béjaud sontendormis, dit-il, et sa voix tremblait, cette fois – les portessont ouvertes.

« Je descendis. Pour sortir, Brignolets’était servi de la clé de Jean Guerrier. La mienne ne devait plusnous être utile que pour refermer les portes afin que le vol devîntinexplicable.

« Guerrier dormait !… Je pusm’approcher de lui ; il ne se réveilla pas ; il ne fitpas un mouvement. Cinq ou six bouts de cigares, jetés autour delui, me prouvaient que mon ami ne m’avait pas trompé sur leurefficacité.

« La caisse était ouverte ! En uneseconde, j’eus fait un paquet de tout ce qu’elle contenait. Cen’est pas très lourd, un million.

« J’avais conseillé à Brignolet de serecoucher auprès de Béjaud et d’attendre patiemment le petit jour.Brignolet s’assit sur son lit. Il paraissait en proie à l’émotionla plus violente.

« J’essayai de le rassurer en luimontrant comme nous avions facilement réussi et je froissais sousses yeux les papiers satinés de la Banque de France.

« – Demain, lui dis-je, vous viendrezchez moi et nous partagerons cette fortune.

« L’émotion de Brignolet redoubla. Ilétait pris de frissons si violents que ses dents claquaient.

« – Non, non, dit-il, on verra tout desuite que je suis coupable. Je n’aurai jamais la force de nier,d’inventer et de soutenir des histoires…

« En vain, je voulus lui prouver qu’iln’aurait rien à inventer, rien à soutenir ; que ses réponsesaux demandes qu’on lui ferait seraient bien simples et qu’iln’aurait qu’à dire :

« – Je ne sais rien. Je dormais. Je n’airien entendu.

« Mais il répétait obstinément :

« – Non, non, je ne veux pas… j’ai peurde la police… Remettez cet argent dans la caisse…

« – Vous êtes fou ?…Jamais !…

« Et je voulus partir.

À cet instant de son récit, Luversan s’essuyale front.

Ce qu’il dit ensuite, ce fut d’une voixrauque :

« Il était bien décidé à rentrer enpossession de cet argent, car il se jeta devant la porte pourm’empêcher de m’enfuir.

« – Vous ne vous en irez pas, disait-ilen regardant d’un air effaré Béjaud qui dormait, vous ne vous enirez pas ou vous me passerez sur le corps… Heureusement, il n’estpas trop tard… vous êtes là… Allons, hâtez-vous !décidez-vous ! Monsieur Jean Guerrier peut se réveiller… Nousserions pincés, et ce n’est pas ce que vous cherchez, n’est-cepas ?

« La colère me montait au cerveau. Jevoyais rouge. Cependant, j’eus encore assez d’énergie pour essayerde le convaincre sans me fâcher.

« – Non, non, non, tu ne passeraspas ! dit-il, élevant la voix au fur et à mesure que moi, aucontraire je baissais la mienne. Rends-moi cet argent et disparais,et que je ne te revoie jamais plus, car je ne sais ce que jeferais…

« – Réfléchissez, Brignolet, à ce quevous perdez. Acceptez-vous ? Oui… Rangez-vous donc, et ne medéfendez plus cette porte…

« – Je refuse. Tu ne partiraspas !…

« – Place ! une dernière fois, je tel’ordonne !

« – L’argent ! je veux cetargent !

« J’avais, sans qu’il le vît, tiré de mapoche un poignard que j’y avais mis, à tout hasard, pour medéfendre…

« Je me précipitai sur lui et le saisis àla gorge. Il se défendit ; il était robuste, mais l’épouvantelui enlevait la moitié de sa force ; quant à moi, la hâte d’enfinir doublait ma vigueur… Je fus bientôt maître de lui…

« – Choisis, lui dis-je à voix basse, outu resteras mon complice ou tu vas mourir…

« Il essaya sans me répondre, de sedébarrasser de moi. Alors le poignard que j’avais levé s’abattit.Il s’écroula, sans un cri, en poussant seulement un profond soupir,essaya de se relever, machinalement, en tendant les bras en avantet resta immobile. Il était mort. Je l’avais tué raide.

« J’eus un moment de frayeur… Dans lacourte lutte que j’avais eu à soutenir, j’avais repoussé Brignoletsur son lit… C’était là, sur ce lit, qu’il était tombé… Je le tiraifortement par les bras pour le placer de son long sous les draps etles couvertures, afin de faire croire qu’il avait été frappé là,pendant son sommeil. Je regardais Béjaud…

« Il continuait de dormir… Je sortis etpassai dans le cabinet de Jean Guerrier. Le caissier, lui aussi,dormait. Je pouvais être tranquille. Toutes mes précautions étaientprises, et rien ne viendrait me trahir.

« Je n’ai plus rien à vous dire, Andréa.Maintenant, vous savez tout !… Vous pouvez me livrer !…Je vous appartiens comme vous m’appartenez !… Je suis unmeurtrier et un voleur !… Mais c’est par amour pour vous quej’ai volé et que j’ai tué…

Et après un silence :

– M’aimez-vous ?

– Je vous aime ! dit-elle avec uneviolence farouche.

…… … … … … … .

Luversan occupait jadis un assez joli petitappartement, de ceux qu’on appelle garçonnières – rue Royale.

Ce fut là, dans les premiers jours, qu’ilreçut Mme de Terrenoire ; mais, au fur età mesure que l’enquête de la police agrandissait son investigation,Luversan comprenait qu’il ne serait en sécurité qu’autant qu’on nele trouverait plus à son domicile.

Il partit de la rue Royale, un soir, en disantqu’il se rendait à Blois, où il passerait sans doute quelquetemps.

Puis il courut les garnis ; tantôtdescendant dans les meilleurs hôtels de Paris, tantôt retournant àson ancienne vie de bohème et dégringolant jusqu’aux garnis borgnesdu Quartier latin.

Il ne se départit plus de cette bizarreconduite qui lui donnait, à ce qu’il croyait, la sécurité, surtoutquand il remarqua qu’il était suivi depuis quelques jours par deuxsinguliers personnages dont les allures lui paraissaientsuspectes.

Pourquoi le filait-on ? qu’avait-on pudécouvrir ?

Il n’avait commis aucune imprudence pouvantlaisser prise aux soupçons. Il avait eu Juliette Brignolet quelquesjours pour sa maîtresse – caprice peu fait pour le distraire de sapassion pour Mme de Terrenoire.

Il avait fini par s’en débarrasser…

Mais ne craignait rien de Juliette…

Il n’avait eu garde de lui confier ses projetssur la caisse de M. de Terrenoire, elle ne pouvait doncle livrer.

Dans ses fuites d’hôtel en hôtel,Mme de Terrenoire le suivait ; cette viede terreurs continuelles, de continuelles angoisses, en l’énervant,doublait pour ainsi dire les voluptés criminelles qu’elle éprouvaità se retrouver auprès de Luversan.

Habituée à tous les raffinements que donne larichesse, elle ressentait une curiosité malsaine à passer quelquesheures de sa vie – heures remplies d’amour et de baisers – dans cesmaisons garnies où s’abritaient, en tout temps, les amours banalesdes étudiants et des grisettes.

Après avoir quitté le garni de la placeDauphine, après être resté quelques jours dans un hôtel de la ruede l’Odéon et quelques autres dans la maison de la rueMonsieur-le-Prince, Luversan était allé, pour éviter la curiositégênante de Tristot et Pivolot, se réfugier rue Saint-Jacques, dansune maison meublée d’assez triste apparence.

C’était là qu’il avait donné rendez-vous àMme de Terrenoire.

Depuis qu’elle était sa maîtresse, il n’avaiteu, en somme, que d’assez rares moments à passer avec elle ;Andréa était obligée pour ne pas être soupçonnée, à d’incessantesprécautions et jamais elle n’avait accordé à Luversan, qui laréclamait avec les instances de la passion partagée, une nuit toutentière. Une nuit d’amour, pendant laquelle il aurait été tout àAndréa, jusqu’au lendemain – pendant laquelle elle aurait été toutà lui !

Elle le lui avait promis, à la premièreoccasion. Cette occasion se présenta plus tôt qu’elle nepensait.

M. de Terrenoire fut obligé des’absenter pendant plusieurs jours pour un court voyage enAllemagne.

C’était l’été ;Mme de Terrenoire témoigna le désir d’allerpasser ces quelques jours à la campagne, dans une maison que sonmari venait de faire construire et meubler aux environs deVernon.

Elle y envoya donc son domestique, afin departir seule avec sa fille. De telle sorte qu’elle se trouva libre,sinon pour une nuit entière, au moins pour une partie.

Elle était sortie vers neuf heures sousprétexte d’une soirée chez une amie. Et elle était allée droit rueSaint-Jacques.

Luversan l’y attendait, dans la rue même. Ilsmontèrent aussitôt, sans prononcer une parole, s’enfermèrent, àdouble tour et tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

…… … … … … … .

Il était minuit ; peu à peu leslocataires, filles et garçons, étaient rentrés à l’hôtel ;coup sur coup, la porte du corridor s’était ouverte, puis ferméeavec un bruit retentissant après des coups de sonnette à réveillerun mort.

Depuis quelques minutes, l’hôtel était devenuplus tranquille.

Comme il faisait très chaud, Luversan etAndréa avaient laissé entrouverte la fenêtre de la chambre, sur larue.

À voix basse, les deux amants causaient. Ilsosaient faire des projets d’avenir.

– Nous courons trop de dangers, disaitLuversan, à rester à Paris. La terre ne nous appartient-ellepas ? N’y pouvons-nous trouver, à deux mille lieues d’ici,s’il le faut, un asile où il nous sera permis de nous aimer sansredouter les comptes à rendre à la justice.

– Partir ? Partir avectoi !

– Que veux-tu dire ?

Elle ne s’expliqua point. Elle n’osait pasdire à cet assassin qui la subjuguait : « Partir avectoi, c’est me livrer pieds et poings liés à tes fantaisiessanglantes. Quand tu auras assez de moi, je sais trop bien ce donttu serais capable pour que mon horrible secret ne sorte jamais dema bouche. »

Lui ne comprenait pas.

– Est-ce pour ta fille que tu ne voudraispas me suivre ?

Sa fille ! Qu’il y avait longtempsqu’elle ne l’embrassait plus comme autrefois ! Devant cettecandide enfant, elle rougissait de honte d’être tombée au dernieréchelon du vice et de l’infamie.

– Eh bien oui, dit-elle, je voudraisassurer le bonheur de Diane. Son mariage est retardé par…

Elle ne savait comment dire.

– Par notre crime, n’hésita pasLuversan.

Elle trembla : ainsi donc, elle était lacomplice de cet homme. N’avait-elle pas provoqué le meurtre pourassouvir une basse vengeance ?

– Son père s’en chargera.

– Ma fuite rendrait ce mariageimpossible.

– Et cependant, il faut fuir, et à toutprix, déclara Luversan. Divers indices m’ont révélé que j’étaissurveillé. Je puis être arrêté d’un moment à l’autre. Je réponds demoi ; mais je ne réponds pas de vous. Les femmes sont sujettesaux remords. Quand la peur de l’Éternité les assaille, ellesparlent… elles disent tout.

Elle se révolta à cette idée.

– Alors, ce n’est donc point par amourque tu veux m’enlever, mais par peur ? Je te croyais moinspusillanime.

Luversan se redressa.

– Écoute, Andréa, dit-il, et ne m’insultepas.

Sa voix était vibrante. Il ne songeait mêmeplus qu’il pouvait se trahir si, par hasard, quelqu’un écoutaitdans la chambre voisine séparée de la leur par une mincecloison.

– Rester à Paris, continua-t-il, c’estnotre perte à tous deux. Et puis, à la forte somme que je t’aiconfiée en dépôt viendra s’adjoindre un million tout rond qui m’estpromis à bref délai.

– Par qui ?

– Peu t’importe, pourvu qu’il vienne.

– Sera-ce à un nouveau forfait que tudevras cette fortune ?

Il hésita à répondre, mais songeant qu’iln’avait aucun intérêt à révéler ses sinistres projets sur WilliamFarney :

– Non, répondit-il.

– Un vol, peut-être ?

– Oui.

Elle détourna la tête. Ne savait-elle donc pasque l’homme, une fois lancé sur la pente du crime, doit roulerjusqu’au fond du gouffre, qu’il n’y a plus pour lui de reposjusqu’à ce qu’il soit perdu tout à fait !

Soudain, ils entendirent le bruit que fait,sur le trottoir, la marche d’une petite troupe de cinq ou sixpersonnes arrivant ensemble. Cette petite troupe parut s’arrêterdevant l’hôtel. Personne ne parlait.

Quelqu’un sonna vigoureusement, le conciergeétant endormi, on sonna derechef et l’on secoua la porte. Onentendit le bruit du cordon et du ressort qui s’ouvrait.

Luversan, pris d’un pressentiment bizarre,s’était précipité vers une fenêtre et penché sur la rue. Il ne vitque des hommes, qui s’engouffraient dans le couloir. Il fronça lesourcil… Il devinait un danger et tout de suite il en avertitMme de Terrenoire…

Celle-ci était couchée, dans le lit,déshabillée. Elle se mit à rire.

– Tu as peur ? dit-elle.

– Je te prie de croire que c’est pour toique je crains, non pour moi.

On montait l’escalier, lentement. La chambreoù ils étaient se trouvait au troisième étage.

Les hommes s’arrêtèrent au premier etheurtèrent une porte. Une voix vigoureuse cria, sur un toninsolent :

– Allons, ouvrez, et plus vite que ça,s’il vous plaît !

– Ce n’est pas à moi qu’on en veut,murmura Luversan, rassuré.

Et il écouta toujours, tout en s’habillant eten conseillant à Mme de Terrenoire des’habiller aussi pour être prêts à tout événement.

– Bast ! fit-elle, j’ai encore uneheure devant moi avant de rentrer rue de Chanaleilles. Inutile deme presser.

Et elle resta au lit.

Il y avait comme des cris, des pleurs, deslarmes, des bousculades au premier étage.

– Qu’est-ce que cela signifie ?murmurait Luversan.

C’étaient des cris de femmes surtout que l’onpercevait, des plaintes, des reproches, des protestations. Puis,des courses précipitées dans l’escalier jusqu’au fond du corridorqui restait fermé et où tout cela semblait se masser etattendre.

Cela dura une demi-heure. Puis les hommesmontèrent au deuxième étage. Et les mêmes scènes recommencèrent.Cette fois, les pleurs et les cris paraissaient plus distincts. EtLuversan, comprenant, devint très pâle et ne put retenir uneexclamation de terreur.

– Qu’avez-vous donc ? demandaMme de Terrenoire, qui ne put s’empêcher,devant ce qu’elle prenait pour de la pusillanimité, d’avoir ungeste d’impatience.

– Ce que j’ai ? Prêtezl’oreille ! Vous n’entendez pas ? Vous ne devinez pas cequi se passe là, auprès de nous ?

– Non, je ne sais… Une querelled’amoureux ?… Eh bien ! n’y sommes-nous pas un peuhabitués, et pareilles scènes ne se renouvellent-elles pas toutesles nuits ?

– Il s’agit bien de cela !

Et il paraissait en proie à la plus grandeagitation.

– Enfin, parlez ! ! !

Il dit, avec effort :

– La police fait dans l’hôtel unedescente de garni !…

Mme de Terrenoire eutl’air surpris.

Évidemment, l’expression dont venait de seservir Luversan ne signifiait rien pour elle.

Il fallut qu’il la lui expliquât.

Mme de Terrenoire avaitperdu son air de fanfaronnade et ne songeait plus à rire. Toutepâle, à genoux sur le lit, elle écoutait, à son tour, les bruitsd’en bas, retenant sa respiration, et entendant le battement sourdet précipité de son cœur.

– Est-ce qu’ils viendront ?interrogea-t-elle, haletante.

– Peut-être.

– Et s’ils viennent, que faire ?

– S’ils viennent, nous sommes perdus.

– Mais peuvent-ils donc me prendre pourune fille ?

– Est-ce qu’ils savent ?

– Je me défendrai… je leur parlerai…

– Rien ne fera. Ils n’écoutent pas lesprotestations. Chacune de celles qu’ils enlèvent pleure et éclateen reproches, en récriminations, inutile ! C’est au dépôt quel’on donne des explications, quand ce n’est pas à Saint-Lazare…

– Le dépôt !Saint-Lazare ! ! ! dit-elle, frémissante.

La situation lui apparaissait maintenant danstoute son horreur !…

– Ah ! non, non, cela ne peut pasêtre ! dit-elle… Ils verront bien qu’ils setrompent !…

– Ils ne verront rien !… Toutesprétendent que l’on se trompe, et qu’elles sont honnêtes et viventde leur travail… Ils ne les croient jamais !…

– C’est horrible !… Je ne puis pas,cependant, leur dire qui je suis !

– Ce serait le seul moyen.

– Mais c’est le déshonneur !…

– C’est vrai… Tout plutôt que d’enarriver à pareille extrémité… Habillez-vous vite, Andréa ! Jeles entends au second étage… Dans un instant, ils seront ici… Il nefaut point qu’on nous y trouve…

– Qu’allons-nous tenter ?

– Nous allons essayer de nous sauver, denous cacher… Vous êtes prête… suivez-moi… Donnez-moi votre main,afin de ne pas trébucher, car l’escalier est noir… le corridorn’est pas éclairé. Montons à l’étage supérieur…

Ils se hâtaient, cherchant à mettre le plusd’espace possible entre eux et la police.

Au quatrième, blottis l’un contre l’autre dansun coin obscur, ils écoutaient.

Les agents des mœurs en avaient finimaintenant avec le deuxième étage et s’en venaient au troisième etarrivaient devant la porte de la chambre que venaient de quitterMme de Terrenoire et Luversan et que celui-ciavait laissée ouverte, dans la précipitation qu’il avait mis às’enfuir.

Ils avaient poussé la porte et étaient entrésdans la chambre où tout, depuis le lit défait jusqu’à des vêtementstraînant sur des meubles, attestait la présence des amants.

– Hé ! hé ! dit l’un en riant,le nid est vide ; les oiseaux sont envolés…

– Oh ! fit un autre, nous lesretrouverons… Ils ne peuvent être loin… ils ont dû grimper auquatrième…

Mme de Terrenoires’affaissa dans les bras de Luversan ; ses dentsclaquaient.

Luversan, le front mouillé de sueur, crispaitles poings. Et, dans ses yeux, passaient de sanglantes lueurs,comme à cette minute maudite où il avait assassiné Brignolet.

La maison n’avait bien que quatre étages, maisun petit escalier conduisait, au bout du corridor pavé de briques,à un grenier où le gérant de l’hôtel mettait des malles. C’était ladernière ressource des deux amants.

Quand ils devinèrent que la visite dutroisième étage était terminée, ils grimpèrent au grenier. Luversansouleva quelques malles, en fit une pile dans un coin, et derrièrece rempart improvisé attira sa maîtresse. C’était leur dernièreressource.

Mme de Terrenoire étaitdemi-morte de frayeur.

Machinalement, Luversan avait tiré de sa pocheun couteau-poignard et l’avait ouvert, prêt à tout.

Et Andréa, épouvantée, le suppliait :

– Je t’en prie, disait-elle, tu vas nousperdre… Jette cette arme… S’il y a, comme tu le crois, uncommissaire de police avec les agents des mœurs, peut-êtreentendra-t-il raison.

Il ferma son couteau, mais sa respirationoppressée disait son émotion et sa colère.

La visite du quatrième étage était faite. Onentendit la voix de l’agent qui avait parlé le premier :« Et nos tourtereaux ? »

Deux ou trois agents répondirent par un éclatde rire.

– Est-ce qu’ils seraient augrenier ?

– Cependant, s’ils se cachent, c’estqu’ils pourraient bien avoir quelque peccadille sur laconscience…

– Au fait ! cela ne nous coûte pasde grimper là-haut…

Et ils montèrent. Cinq minutes leur suffirentpour trouver Mme de Terrenoire et Luversan.Celui-ci s’était jeté devant sa maîtresse, en voyant lesagents.

– Que voulez-vous ? dit-il. Quedemandez-vous ?…

Les agents se mirent à rire. Pourtant, ce futavec une certaine politesse qu’ils répondirent :

– Ce n’est pas vous que nous cherchons,Monsieur, mais la personne qui vous accompagne, que nous apercevonsderrière vous, et qui serait bien aimable si elle consentait à noussuivre sans résistance, afin de nous empêcher d’employer laforce.

– Madame n’est pas ce que vouscroyez…

– Parbleu ! Est-ce que nous ne lesavons pas… Voilà la dixième fois, depuis une demi-heure, que nousentendons cette phrase.

Les agents riaient de nouveau. Un homme âgés’avança.

Il portait une ceinture tricolore sous saredingote. C’était le commissaire du quartier.

Il dit, impatienté :

– Finissons-en ; nous n’avons pas letemps de passer la nuit en conversations…

Deux agents écartèrent Luversan avecviolence.

Et comme un de ceux qui étaient là tenait unebougie allumée au-dessus de sa tête, la lumière éclairaMme de Terrenoire, bouleversée par la terreur.La malheureuse était affaissée, sans force, presque sansconnaissance. Elle cachait, d’un geste machinal, son visage dansses mains.

– Allons ! pas de comédie, s’il vousplaît ! fit un agent.

Elle regarda Luversan, désespérée… mais ne putfaire un mouvement… Elle eut un sanglot nerveux, une sorte de cride colère et de terreur… Luversan sentait que toute prudence allaitlui échapper… Il avait pris un des policiers par les bras et d’unvigoureux effort l’avait jeté contre des malles. Il était tombé enjurant.

– Eh bien ce ne sera pas la filleseulement qu’on emmènera, dit le commissaire, vous ligoterezl’homme aussi. Ça lui apprendra à se mêler de ce qui ne le regardepas.

– Ne me touchez pas, râla Luversan.

Il allait se servir de son poignard… oublianttoute prudence… quand, soudain,Mme de Terrenoire se précipita devant lui,échevelée, blême :

– C’est vous qui êtes le commissaire depolice ? dit-elle, en s’adressant au vieillard.

– C’est moi !

– Ordonnez à ces hommes de ne pas metoucher… Je vais vous dire mon nom…

– Que m’importe votre nom… Demain, onvous interrogera…

– Il importe. Vous vous méprenez sur moncompte… Regardez-moi donc de plus près ! Est-ce que j’ai l’aird’une de ces filles que vous cherchez ?…

Le commissaire de police eut un souriresceptique.

Il y eut, dans l’attitude deMme de Terrenoire, un désespoir si profond, siprès de la folie que le commissaire en fut frappé.

– Monsieur, dit-elle, veuillez m’écouter,je vous en supplie… et avoir pitié de moi… J’ai assez honte de metrouver ici, en pareille situation, sans que vous rendiez mondéshonneur public…

Le magistrat fit un signe à ses agents. Ilss’éloignèrent à contrecœur.

– Parlez, Madame, disait lecommissaire.

– Je voudrais bien ne pas vous dire monnom, murmura la malheureuse affolée. Est-ce possible ?… Vousdevez voir, à la façon dont je vous parle, que je ne suis pas unefemme pareille à celles que vous êtes venu chercher ?… Cela nevous suffit-il point ?

Certes, cela pouvait suffire, en effet. Lecommissaire de police pouvait passer outre, ne plus s’occuperd’elle et partir ? Cependant, il insista.

– Nous sommes seuls, dit-il ; votreamant et moi, nous pouvons seuls vous entendre… Quel est votrenom ? Qui peut vous réclamer, qui peut répondre devous ?

Son nom ! Elle allait livrer son nom àcette ignominie ! Il le fallait !… Ou une honte plusgrande encore, le dépôt !… Saint-Lazare ! l’attendait.D’une voix étranglée, elle murmura :

– Je suis madame de Terrenoire…

Le commissaire de police fit un geste desurprise.

– Madame de Terrenoire !… dit-il, lafemme du banquier du boulevard Haussmann ?

– Oui.

Et Luversan la reçut dans ses bras, à demimorte. Le commissaire de police la regardait, en réfléchissant.

Le crime du boulevard Haussmann avait faittrop de bruit pour qu’il n’en connût pas les détails ; lemystère dont ce crime était entouré, malgré l’arrestation de JeanGuerrier, était trop impénétrable pour n’avoir point excité sacuriosité.

La présence deMme de Terrenoire dans cet hôtel, avec unamant, lui parut bizarre, inexplicable.

« Cette femme ne ment point, sedisait-il, j’en suis sûr. Du reste, je peux également m’enassurer… »

Et, se tournant vers Luversan :

– Monsieur, j’ai également besoin desavoir votre nom…

– Mais, Monsieur, pourquoi, s’il vousplaît, et de quel droit ?

– Je ne veux pas vous donnerd’explications… Si vous refusez, j’envoie Madame au dépôt…

Luversan fit un pas vers le commissaire, commes’il eût voulu l’étrangler… Un regard de sa maîtresse lecontint.

– Je porterai plainte contre vous,Monsieur, dit-il, je vous en préviens… Et je saurai si vosfonctions vous permettent…

– À votre aise. Répondez-moi, je vousprie. Votre nom ?

Luversan hésita. Donnerait-il son vrainom ? Mais il s’était inscrit, sur le registre de l’hôtel,sous celui de Pierre Laugevin, professeur : c’était ce nomqu’il fallait donner… Ce fut celui que le commissaire inscrivit surson carnet, à côté de celui deMme de Terrenoire…

Et, en regard du nom de Pierre Laugevin, lemagistrat inscrivit, en quelques coups de crayon, le signalement deLuversan.

– Vous demeurez ici ? Vous êtesprofesseur ?

– Oui, répondit Luversan aux deuxquestions.

Le commissaire n’avait pas besoinprovisoirement d’en apprendre davantage. Il remit son carnet danssa poche.

– Vous êtes libre, dit-il àMme de Terrenoire. Vous pourrez partir quandvous voudrez.

Elle respira, puis, sans dire un mot, elleregagna sa chambre, suivie par Luversan.

Le magistrat fit signe à un agentd’approcher :

– Cette femme va regagner son domicile,vous la filerez et vous vous assurerez de son identité… Elleprétend se nommer madame de Terrenoire et être la femme du banquierdu boulevard Haussmann… Allez, je vous attendrai à neuf heures, àmon bureau.

À neuf heures du matin, l’agent était aucommissariat de police.

– Cette femme ne vous a pas trompé,dit-il.

Sur-le-champ, le commissaire fit un rapportqu’il adressa à la préfecture – à tout hasard – pour informer seschefs de cette aventure.

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