La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 14

 

 

Nous avons laisséMme de Noirville au moment où elle venaitd’éprouver, de la part de Suzanne, un refus dont le caractèremystérieux lui donne à réfléchir. Ne pouvant s’expliquer le mobilede la jeune fille, elle se décida à raconter à Raymond sa visite àMaison-Blanche. Tout d’abord, le jeune homme eut envie de reprocherà sa mère cette initiative qu’elle avait prise sans le consulter,mais elle paraissait si triste de son échec, si triste de nepouvoir annoncer à son fils le bonheur qu’elle avait rêvé pour lui,qu’il n’en fit rien.

Seulement les réponses de Suzanne à Julia et àLaroque ne pouvaient l’étonner, lui à qui la jeune fille les avaitdéjà faites.

Elles eurent pour résultat de redoubler satristesse et de le plonger dans une incertitude cruelle.

Et un jour, en proie au doute, la figurebouleversée, horriblement malheureux, il courut àMaison-Blanche.

Il trouva Suzanne dans la serre voisine dusalon.

Elle vint à lui et lui serra les mains ensilence. Elle vit tout de suite qu’il s’était passé dans cette âmequelque drame terrible.

– Raymond, dit-elle anxieuse, qu’ya-t-il ? qu’avez-vous ?

– Suzanne… Suzanne… Il m’est venu uneatroce pensée… Cet obstacle entre vous et moi, cette raisonmystérieuse qui vous éloigne de moi… j’ai pensé… j’ai cherché…Ah ! c’est atroce, je le dis, de douter ainsi… et j’aime mieuxla vérité… oui, je l’aime mieux, si épouvantable qu’elle soit…

– Mon Dieu ! que voulez-vousdire ?

– Cette raison… je crains de l’avoircomprise…

– Vous ! dit-elle avec un crid’effroi !… Vous !…

– Oui, moi… À votre frayeur, je ne douteplus…

– Raymond ! ! !

Et, dans une angoisse affreuse, un indicibledésordre, elle lui serrait les mains à les briser,nerveusement…

– Raymond… il faut tout me dire… je veuxtout savoir…

– Écoutez, Suzanne… j’ai pensé…

Il s’arrêta.

– Parlez ! dit-elle doucement, bienqu’elle tremblât de peur.

– Je parlerai… je parlerai… Oui, Suzanne,vous refusez de porter mon nom, parce que… vous craignez que jen’apprenne… plus tard… une faute… une liaison du passé… quelquechose que rien n’efface et qui a brisé votre vie… alors que lafleur de votre vie était à peine éclose.

Il se tut, il était tombé à genoux, brisé,anéanti, et il ne voyait plus rien. Il attendait un mot comme sonarrêt de mort.

Une longue minute s’écoula.

Suzanne n’avait pas compris, tout de suite, cequ’il avait dit. Ce ne fut qu’en se répétant à elle-même qu’elledevina. Elle était si loin de cela ! Elle avait cru queRaymond avait surpris le secret du nom de Laroque ! Non, cen’était pas cela !… Raymond ignorait toujours… Ce qu’ilcroyait, c’est qu’elle était une fille tombée, coupable,flétrie !…

Un sourire céleste erra sur ses lèvres, samain, qui tenait son mouchoir, essuya le front de Raymond.

– Oh ! mon ami, mon pauvre ami, queje vous plains !

Elle poussa un soupir, accablée par ledécouragement.

– Vous aviez le droit de tout croire,fit-elle, mais je ne veux pas que vous doutiez plus longtemps demoi. Vous avez voulu savoir la vérité, je vais tout avouer – après,vous me direz un éternel adieu !…

Alors, il osa lever les yeux : il s’étaitattendu à une grande colère, à une indignation profonde, et, aulieu de cela, elle venait de lui parler avec une gravitésingulière, une tristesse infinie !

– Taisez-vous, Suzanne, pardonnez-moi. Jene veux plus savoir…

Elle secoua la tête à deux reprises.

– Il est trop tard, dit-elle, unemauvaise pensée vous resterait, le doute est venu et je ne veux pasque vous doutiez. Malgré tout, je vous pardonne de me fairesouffrir, mais c’était presque une folie de croire que je pourraisgarder toujours vis-à-vis de vous mon secret… le secret de monpère…

– De votre père, Suzanne ?

– C’est de lui qu’il s’agit, non demoi.

Il respira, soudain soulagé. L’homme qui aime– quel que soit son amour, est ainsi fait qu’il croit le mal plusfacilement que le bien. Et Raymond, malgré tout, doutait.

À présent, il était un peu rassuré : sinavrante que fût l’histoire qu’il allait entendre, il pourraitquand même adorer Suzanne.

– Et d’abord, mon ami, fit-elle à voixbasse, promettez-moi le secret sur votre vie, sur votrehonneur !…

– Est-il nécessaire de jurer,Suzanne ?

– Non, vous m’aimez, vous vous tairez, jene crains rien.

– Je vous écoute, dit-il.

Elle ferma les yeux, puis, d’une voixmourante :

– Je ne puis pas être votre femme,Raymond, parce que le nom que je porte n’est pas le mien…, parceque le nom que je porte n’est pas celui de mon père… parce que jesuis la fille d’un homme qui se cache dans la crainte de lajustice, parce qu’il a commis autrefois un très grand crime, nonpas un de ces crimes que la vengeance explique et dont elle peutatténuer l’horreur, mais un de ces crimes odieux, épouvantables,qui déshonorent à jamais une famille, à jamais un nom… Mon père aassassiné pour voler !

Raymond n’eut pas un mot, pas un geste, ilavait seulement baissé la tête, de plus en plus, à chaque motqu’elle avait dit. Du reste, elle gardait toujours les yeux ferméspour ne rien voir…

– Ce crime, vous le connaissez, Raymond,bien que vous fussiez très jeune à l’époque où il a été commis,vous le connaissez, et votre père, qui était l’ami du mien, adéfendu mon père… Il en est mort !…

Cette fois, à cette révélation, Raymonds’était levé brusquement et n’avait pu retenir une sourdeexclamation.

– Roger Laroque !… L’assassin deVille-d’Avray…

– Oui.

– Vous êtes la fille de RogerLaroque ?

– Je suis sa fille…Comprenez-vous ?…

– Hélas ! hélas !…

– Mon père, que tout le monde a cru mortdans sa tentative d’évasion pour s’échapper de laNouvelle-Calédonie – car je sais tout cela, mais lui, il ignore queje sais ! – mon père est condamné aux travaux àperpétuité…

En Amérique, où il s’est réfugié, il a refaitrapidement sa fortune… Et il a voulu revenir habiter la France, aurisque d’être reconnu, au risque d’être renvoyé au bagne…

– Quel est son but ?

– Il ne peut me le dire, puisqu’il estpersuadé que j’ai oublié la triste histoire du crime… alors que,mon Dieu ! fit-elle avec épouvante, alors que je ne passe pasun jour, pas une nuit, sans m’en rappeler les effroyablesdétails !…

– Ces débats, je les connais, moi aussi,fit Raymond, puisque c’est en pleine cour que mon père est mort.J’ai voulu connaître l’affaire et je l’ai relue bien souvent dansla Gazette des Tribunaux !Ainsi, Suzanne, c’est vousqu’on a amenée devant le jury, pour vous faire accuser votrepère ?… C’est vous, cette enfant qui a fait pleurer tout lemonde, qui a excité tant de pitié et d’admiration pour son courageprécoce… pour son énergie…

– C’est moi.

– Mais mon père a dit très haut qu’ilcroyait le vôtre innocent… Et il le croyait ! On ne se trompepas à de pareilles et aussi chaleureuses paroles !… MonsieurLaroque était l’ami de mon père… Mon père ne pouvait avoir pour amiun voleur et un assassin. Il y a eu dans ce crime je ne sais quelmystère qui n’a jamais été éclairci !…

– Hélas ! mon ami, vous êtes bon devouloir défendre mon père, mais, pour moi, le mystère n’existe pas…Les juges, autrefois, ont eu raison de vouloir m’interroger… jesavais tout !… Ma mère et moi, nous avons assisté aucrime !… Mon père est l’assassin !…

– C’est horrible ! murmuraRaymond.

Et les deux pauvres enfants restèrent l’unauprès de l’autre, muets, sans pensées, foudroyés par cetterévélation dans ce qu’ils avaient de plus noble, de plus cher, deplus sacré : leur amour !…

– À présent, dit-elle, que vous saveztout, que vous ne doutez plus de moi, que vous connaissez le tristesecret de ma vie, adieu, mon ami…

– Adieu, non pas, Suzanne, car je vousaime follement…

– À quoi bon m’aimer, Raymond ?

– Puis-je raisonner mon amour ? Jevous aime. Toute ma vie est à vous. Je veux souffrir avec vous,pour vous…

– Oh ! Raymond, vous vous lasserezet vous m’oublierez…

– Le pensez-vous vraiment ?

– Non, dit-elle, et pourtant, je le jure,je préférerais n’être pas aimée de vous… être seule à savoir et àme souvenir…

Et, après un nouveau silence :

– Maintenant, mon ami, laissez-moi… Jesuis si troublée par l’aveu que je viens de vous faire, que j’aibesoin d’un peu de solitude pour me remettre… Adieu… adieu…Raymond, partez, et, si vous m’en croyez, ne revenez plus !Fuyez-moi !…

Mais il eut comme un geste de défi.

– Au revoir, dit-il. Je t’aime… J’aimemieux souffrir !

Elle lui tendit les mains. Mais ce furentleurs bras qui s’enlacèrent. Elle tomba sans force sur la poitrinedu jeune homme, la tête renversée sur son épaule, et, pendant uneminute, leurs lèvres s’étreignirent en un baiser désespéré, presquedouloureux…

…… … … … … … .

La serre communiquait par une porte avec lesalon. Après le départ de Raymond, Suzanne se dirigea vers cetteporte et l’ouvrit. Ils se dirigèrent vers cette porte. Suzannel’ouvrit. Et elle poussa un grand cri devant le corps d’un hommequi gisait en travers – le corps de Roger, inanimé, de Roger, quiavait surpris la scène, qui avait tout entendu.

– Mon père ! mon père !

Et elle l’embrassait follement… Et sa maintremblante cherchait la place du cœur… Il battait faiblement… Uninstant, elle avait cru qu’il était mort !…

Elle se précipita vers une fenêtre, l’ouvritpour donner de l’air. Puis elle sonna violemment.

Des domestiques accoururent effarés,transportèrent Laroque toujours évanoui sur une ottomane, etSuzanne se mit à lui prodiguer ses soins !

Elle lui mouilla le front, les paupières, labouche, le cou, les mains avec un linge trempé dans de l’eauglacée.

Enfin, au bout d’une heure, d’une longue etmortelle heure de désespoir et d’angoisse, il reprit connaissance.Le souvenir lui vint tout de suite de ce qu’il avait entendu. Ilpoussa un profond soupir et referma les yeux.

Certes, quand tout à l’heure, sachant sa filledans la serre, il avait voulu entrer ; quand il avait étésurpris en entendant la voix de Raymond, qu’il ne savait paslà ; quand, malgré lui, il avait écouté et compris… ;quand il avait senti ses forces s’en aller, le sang se retirer deses veines, il avait eu un moment de bonheur suprême, inouï…

Il fit un signe aux domestiques, qui seretirèrent.

Quand ils furent seuls, Suzannemurmura :

– Mon père ! mon père !pardon !…

Il la regarda longuement, sans rien dire. Ilétait resté étendu sur le canapé ; ses jambes étaient commebrisées. Il avait aussi une très grande lourdeur dans la tête, etune multitude de points multicolores papillotaient devant sesyeux.

Puis, parlant avec lenteur :

– Ainsi, malheureuse enfant, tu n’avaisrien oublié ?

Elle cacha son visage sur la poitrine de sonpère, et ne répondit rien. Les doigts du pauvre homme errèrent dansles cheveux de sa fille. Il la caressait doucement.

– Et moi qui croyais ! Moi quicroyais ! dit-il par deux fois. Ne pleure pas !… Ce n’estpas ta faute… Que veux-tu ? On ne commande pas à sessouvenirs… Mais tu m’as fait de la peine. Une grande peine. Je nepense pas avoir souffert autant depuis le jour où ta mère et toivous m’accusiez par votre silence, devant les juges… devant lejury !… Et moi, fou que j’étais, je m’imaginais que ce passéétait mort !… Que faire, que dire pour te prouver ?… Carje suis innocent de ce crime !…

Il resta rêveur, puis se relevant un peu,s’appuyant sur une main, et de l’autre écartant la tête deSuzanne.

– Je suis innocent, Suzanne,entends-tu !

– Oh ! mon père, le passé est mort,ne parlons plus de rien !

– Je croyais que tu ne te souvenais pas,et alors je ne voulais pas réveiller toute cette lamentablehistoire. Puisque tu te rappelles, puisque rien n’est effacé entoi, je parlerai… je te dirai que je ne suis pas coupable du crimequ’on m’a reproché et pour lequel j’ai subi une condamnationinfamante ! Toi, dont la mémoire est si fidèle, ne tesouviens-tu pas des dénégations que j’opposais aux preuves relevéescontre moi ? J’ai prié, supplié, pleuré qu’on me crût… Je medébattais dans une de ces situations atroces et sans issue où unhomme laisse forcément l’honneur. J’avais beau crier mon innocence,personne ne me croyait, pas même toi, ma fille, que j’aimais tant…pas même ta pauvre mère, qui sait la vérité, s’il est vrai quel’âme ne meurt pas.

– Ma mère et moi, nous avonsvu !

– Alors, tu me crois vraimentcoupable ?… Rien ne plaide pour moi dans ton cœur ? Tun’as jamais eu rien à me reprocher, jamais, ni avant le crime, nidepuis. Et tu ne t’es jamais dit qu’il était bien étrange qu’unhomme, si bon, si attentif, si ouvert, fût devenu brusquement, dujour au lendemain, un misérable, assassin et voleur ?… Maismoi, Suzanne, si j’avais surpris ta mère assassinant et volant, sije l’avais vue, ta mère, avec ces deux yeux qui te regardent, jen’aurais pas cru !… Non, j’aurais dit que c’était un rêve oude la folie, mais je n’aurais pas cru.

Elle se taisait. Qu’eût-elle dit ? Elleétait sûre !…

– Je ne te fais pas de reproches, machérie, non, ce serait injuste ! Ce que tu as vu, toutepetite, a laissé une trop forte impression sur ton âme pour que tupuisses aisément te mentir à toi-même et dompter les révoltes deton cœur… Ta jeunesse a été brisée par le spectacle d’un crime etpar la honte que ton père a jetée sur ton nom… Oh ! lahonte ! la honte ! Cette épithète qu’après macondamnation certains de mes anciens ouvriers ont accolée à monnom !… Car, je le sais, quand ils parlent de moi, c’estencore, c’est toujours Roger-la-Honte qu’ils m’appellent !…Les pauvres gens, je leur pardonne ! S’ils savaient tout ceque cette honte imméritée cache de larmes et de courage, ilsrougiraient d’eux-mêmes ! La honte !… sur moi ! surtoi !… Être obligé de se cacher… de ramper, pour ainsi dire,dans l’obscurité de la société… de courber la tête… de tremblerdevant quelque regard curieux… devant quelque parole indiscrète, dese ronger les poings dans l’impuissance !… La honte !voilà la honte !… Mais, du moins, si je ne puis relever lefront devant le monde, je veux ne point rougir devant toi… Je veuxte prouver, enfin, que je suis innocent…

Elle fit un geste vague pour l’empêcher deparler.

Mais il continua, avec une véhémence à peinecontenue :

– Je suis innocent. Et un seul hommel’avait deviné, Lucien de Noirville… et il en est mort !…Ah ! j’étais vraiment maudit, puisque c’était la deuxième mortà cause de moi !… Écoute, ma fille, ce que je vais te raconterva faire rougir ton front, et diminuera le respect que tu me dois.Ce sera une punition, encore, celle-là – un supplice de plus ajoutéà tous les autres supplices –, pourtant, tu sauras tout… Terappelles-tu tous les incidents de l’affaire ?

– Hélas ! mon père.

– Ce qui m’a fait condamner, surtout,c’est la preuve qu’établissaient contre moi les billets de banqueretrouvés dans ma caisse…

– Oui.

– J’ai dit que les cent cinquante millefrancs versés par moi la veille et l’avant-veille à Guerrierprovenaient pour une part du gain au cercle, la plus grosse partd’un remboursement.

– C’est cela… mais c’est tout ce que vousavez dit.

– Et tu vas voir pourquoi je n’ai pu enrévéler davantage… Laroque s’arrêta une seconde à cet endroit deson récit, puis :

– Encore une fois, pardon, dit-il, maisil le faut. J’ai commis une faute dans ma vie, ma chère fille, unefaute chèrement expiée. Je l’ai commise en un moment d’égarement,car je n’ai même pas l’amour pour excuse, puisque je n’ai jamaiscessé d’aimer ta mère… J’ai été l’amant d’une femme mariée quis’était prise pour moi d’une passion folle. Cette femme eut besoind’argent… d’un besoin immédiat… Il s’agissait pour elle de payerdes dettes que son mari ne connaissait pas ; ses créanciers lapressaient, et son mari, les ayant déjà remboursés plusieurs fois,avait menacé sa femme d’un scandale, d’une séparation, si elle nemettait pas un terme à ses dépenses exagérées… Il me fut possiblede lui apporter cent mille francs. La guerre vint, puis la paix futsignée. Les affaires se ralentirent. Je dus me résigner à unremboursement important réclamé par ce Larouette. C’était la ruine,et je ne prévoyais pas comment j’allais faire face à mes échéancesde fin de mois – c’était la faillite –, lorsqu’un matin je reçus,boulevard Malesherbes, une lettre et un petit paquet cacheté. Lalettre était de ma maîtresse – avec laquelle j’avais rompu touterelation depuis la guerre –, elle me savait gêné et me renvoyaitles cent mille francs que je ne lui eusse jamais réclamés. Lepaquet contenait cent mille francs. Comprends-tu ?… Vois-tumaintenant la situation odieuse, épouvantable et sans issue dont jete parlais ?… L’honneur me défendait de trahir cette femmedont la déposition m’eût sauvé pourtant !… D’un mot, jeprouvais mon innocence, en révélant son nom… mais dire ce mot,révéler ce nom, c’était une infamie… Condamné et forçat, mais mesachant même innocent, j’ai gardé ma dignité et le respect demoi-même ; libre à ce prix, je serais déshonoré à mes propresyeux !… Et je n’ai rien dit !…

Suzanne avait écouté ce récit dans uneattitude singulière.

Tout d’abord, elle eût mieux aimé ne pasentendre, car elle était si convaincue, si certaine de laculpabilité de son père, qu’elle prévoyait chez lui quelque rusepour se disculper aux yeux de sa fille…

Aux premiers mots, honteusement, timidementprononcés par Roger, quand elle eut compris le sens de sesrestrictions, elle rougit violemment…

Elle rougissait d’entendre… elle rougissait deson père…

Mais elle écoutait, parce que quelque chosed’instinctif lui criait que c’était la vérité !

Son père n’eût point menti et n’eût pasinventé, surtout, cette douloureuse histoire d’adultère.

Car il avait honte, lui aussi, de la raconter.Il rougissait devant sa fille…

Puis, au fur et à mesure qu’il parlait, lahonte de la faute commise disparaissait pour la jeune fille…

Elle ne voyait plus qu’une chose, c’est queson père était innocent.

Innocent ! C’était vrai ! Ellecroyait, maintenant, elle l’incrédule !…

Elle se laissa glisser aux pieds de Laroque,et, comme les mains du pauvre homme pendaient, inertes, dansl’affaissement de son être, elle les couvrit de baiserspassionnés.

– Oh ! mon père ! que demalheurs ! Oh ! mon père chéri !

– Je te pardonne, mon enfant, tu nepouvais pas savoir !…

– Continuerez-vous de m’aimer, comme parle passé ?

– En doutes-tu, chère et cruelleenfant ?

– Pardon, mon père, pardon !

Soudain, elle se tut. Une pensée luisait dansson esprit.

– Il y a un coupable, dit-elle. Un hommequi vous ressemble… qui a votre taille… qui était vêtu comme vous…celui que j’ai vu, que ma mère a vu comme moi… Quelest-il ?

– C’est là où le mystère commence, machérie. Il y a un coupable, comme tu le dis. Qui ? Jel’ignore… Mais patience, il ne se cachera pas toujours si bien queje ne puisse le découvrir… Et c’est là, vois-tu, la vraie raisonpour laquelle j’ai quitté l’Amérique, où je vivais en sûreté. Et sij’ai refait ma fortune avec tant d’âpreté à la lutte, aux dépens dema santé même, c’est bien parce que je voulais me venger et faireréviser mon procès.

Là ne devait pas s’arrêter son récit.

– Puisque tu as tant de mémoire, dit-il àSuzanne, te souviens-tu d’un jeune homme qui te témoignait beaucoupd’amitié quand tu étais petite ?

– Jean Guerrier, votre caissier. Si jem’en souviens ! Il est venu au lit de mort de ma mère. Lui n’ajamais douté de vous ; mais aussi il n’avait pas vu. Que nesuis-je devenue aveugle le jour qui a précédé la nuitfatale !

Roger l’embrassa pour ces bonnes paroles, puisil lui fit part, avec tous les détails, de la terrible accusationqui pesait sur Jean. Apprenant que son père avait eu le courage dedemander la permission de voir le prisonnier :

– Qui sait, dit-elle, si on ne vous a passuivi, si on ne sait pas déjà que William Farney et Roger Laroquesont un seul et même personnage ? Fuyons.

– Fuir ? Jamais ! Tant queGuerrier aura besoin de moi, je resterai. Ne t’afflige pas pourmoi, mais pour lui. Du moment que monsieur de Lignerolles ne m’apas reconnu, personne ne me reconnaîtra à Paris. Demain, je verraideux hommes sur lesquels je compte pour débrouiller le mystère del’assassinat Larouette. Ce sont des policiers amateurs qui, à euxdeux, en remontreraient à tous les prétendus limiers de lapréfecture de police. Il faut qu’en l’espace d’un mois, tout auplus, ils aient trouvé l’assassin de Larouette et l’assassin deBrignolet.

Roger Laroque parlait avec une animationextraordinaire. Ses yeux jetaient des flammes, et le sang, qui luiétait monté à la figure, zébrait de rayures écarlates, lescicatrices de ses affreuses brûlures.

Suzanne lui prit la main. Laroque était enproie à une fièvre violente. Il dut se mettre au lit. Durant troisjours, veillé par sa fille, qui ne laissait pénétrer auprès de luiaucun domestique, il délira ; puis, grâce à sa vigueurexceptionnelle, à sa force d’âme, une amélioration rapide seproduisit et le malheureux put enfin commencer les démarches surlesquelles il comptait pour prouver son innocence et celle deGuerrier.

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