La Revanche de Roger-La-Honte – T1

Chapitre 11

 

 

L’hiver passa, Suzanne et Raymond ne serevirent qu’à de rares intervalles. Cependant, ils s’aimaient deplus en plus. L’absence, l’éloignement, loin de diminuer leursregrets, les augmentaient au contraire.

Et, à chaque rencontre, quand les deux jeunesgens se trouvaient isolés et qu’on ne pouvait les voir, ils sepressaient les mains furtivement et Raymond demandait à voixbasse :

– Vous m’aimez ?

– Je vous aime plus que je ne vous aijamais aimé ! disait Suzanne.

– Et cet obstacle existe-t-iltoujours ?

– Toujours.

– Ainsi…

– Je ne puis être votre femme…

Il baissait la tête, désespéré, se torturantl’esprit. Elle le consolait, chaque fois, d’un mot :

– Je ne serai jamais non plus la femmed’un autre…

Cette promesse apaisait sa jalousie, mais nela consolait pas. Son amour, même, avait fini par s’en irriter. Sonimagination travaillait. L’obstination de la jeune fille à ne rienlui expliquer de ce mystère dont elle entourait son refus luidonnait de mauvaises pensées.

Julia était trop perspicace et adorait tropRaymond pour ne pas avoir deviné, de longue date, l’amour des deuxjeunes gens. Son regard vigilant avait surpris les demi-mots, lesdemi-aveux, les serrements de mains à la dérobée.

Elle ne doutait plus.

Ce qui la surprenait et l’attristait, c’étaitle silence de Raymond à son égard. À plusieurs reprises, elle avaitvoulu, dans l’intimité, par quelques allusions discrètes etmaternelles, toucher à ce culte mystérieux, et elle s’était heurtéecontre un entêtement étrange à ne rien dire.

…… … … … … … .

Le printemps était revenu.

Un jour de gai soleil, Julia s’habilla. Elleétait toujours vêtue de noir, toujours en deuil. Elle avait faitatteler le cheval à la carriole et elle était sur le point desortir quand Pierre, son fils aîné, entra.

Il semblait très agité. Son visage étaitanimé, son teint fiévreux.

– Ma mère, dit-il, je voudrais vousparler.

– Quoi donc ? fit-elle. Qu’ya-t-il ? J’allais sortir… Mais…

– Vous alliez sortir ? Jel’ignorais… À votre retour…

– Mais non, tu as l’air trop sérieux, monenfant… Je veux entendre tout de suite ce que tu as à me confier.Qu’arrive-t-il ?

Tout à coup, il sembla faire un effort surlui-même, et, d’une voix qu’une violente émotion intérieure rendaittremblante :

– Ma mère, je voudrais me marier…

– Je trouve cela très naturel, monenfant. Tu es en âge de prendre une femme. Ainsi, tu es amoureux ettu me la cachais ? As-tu bien choisi, au moins ?

– Oh ! ma mère, la plus mignonne etla plus adorable créature qu’on puisse rêver… Jolie au point quecela est presque invraisemblable, bonne, j’en suis sûr, élégante,cela se voit, distinguée et instruite, on n’a qu’à l’écouter pours’en rendre compte.

– Elle est donc parfaite ? fit Juliaen souriant. t

– Elle est parfaite, ma mère, puisque jel’aime.

– C’est vrai. Et je la connais ?

– Oui.

– Tu me fais languir… Parmi les jeunesfilles que je connais, celle-là n’aurait-elle pas eu le don de meplaire ?…,

– Au contraire, elle vous plaît…

– Son nom !… Dis vite son nom…

– C’est… c’est mademoiselle Farney, mamère.

– Suzanne ? Elle ?…Elle ?…

– Je l’aime… je l’aime depuis longtemps…Je l’aime à en devenir fou ! c’est Suzanne, ma mère.

Julia était très pâle.

Et, tout à coup, son visage prit uneexpression de dureté que son fils ne lui avait jamais vue.

– Eh bien ! mon fils, que veux-tuque je fasse et que je dise ? Cet amour est une folie. Mais tun’aimes pas sérieusement. Il n’y faut plus penser.

– Hélas ! puis-je commander à messouvenirs, à mon cœur ?

– Enfin, mon ami, que désires-tu ?Que demandes-tu ?

– Je voudrais que vous alliez trouvermonsieur Farney et que vous lui disiez la vérité. Je saurai si monamour est agréé de Suzanne et si je dois me présenter et faire macour.

Mme de Noirvilleréfléchissait. Une crainte lui venait. Est-ce que, par hasard, ceserait Pierre, et non point Raymond, queMlle Farney aimerait ?

– Oh ! je veux le savoir !dit-elle.

Et elle interrogea son fils.

– Que s’est-il passé entre elle ettoi ?

– Rien, ma mère.

– Vous vous êtes vus souvent ?

– Non, rarement, au contraire… Je sais sibien que nous sommes séparés par des obstacles presqueinfranchissables qui viennent de la supériorité de sa fortune, quej’ai fait tout mon possible pour l’éviter, afin de moinssouffrir…

– Eh bien ?

– J’ai souffert un peu plus, voilà tout.À présent, je n’y peux tenir. Et voilà pourquoi je suis venu voustrouver.

– C’est un malheur, c’est un grandmalheur, murmura Julia en passant la main sur son front.

« Écoute les conseils de ta mère, monenfant. Ce n’est point une femme comme celle-là qui teconviendrait.

– Pourquoi ? Je vous ai maintes foisentendue vanter ses qualités.

– Certes, elle est bonne et intelligente,mais elle a reçu une éducation très raffinée, elle se trouveraitmal dans une ferme… C’est une fille élevée pour le luxe, pour lemonde, pour Paris, enfin !

– Mais elle adore la campagne, et vararement à Paris.

– Une fois mariée, cela changera.

– C’est une conjecture. Vous vous trompezpeut-être, ma mère.

Elle dit d’un ton plus sec :

– Il te faut, à toi, une femme qui soitplus terre à terre, qui ait des goûts plus simples – tout en ayantune solide instruction –, il te faut moins d’élégance et plus desérieux…

– Je crois que vous vous trompez sur soncaractère. Elle est sérieuse et non pas frivole. Oh ! ma mère,je vais bien souffrir !…

Il appuya sa tête énergique contre l’épaule deJulia, cherchant une protection auprès du cœur de sa mère qu’ilaurait voulu trouver plus chaud, afin de se raviver à ce foyerd’affection.

Mais Julia pensait à Raymond.

On eut besoin de Pierre à la ferme. Il sortit.Quelques instants après, Mme de Noirvillemontait en voiture et s’éloignait.

Laroque était à Maison-Blanche lorsqu’elle yarriva.

Suzanne se trouvait dans le jardin,travaillant à des fleurs, avec le jardinier. De loin, quand elleaperçut Mme de Noirville, elle accourut pourla saluer.

Julia la regarda avec un fin sourire.

– Votre père est ici, mon enfant ?dit-elle.

– Oui, Madame, et il sera bien heureux devous voir.

– J’ai à causer très longuement aveclui.

Et après un silence, lui serrant la main avecun geste significatif :

– Il va être question de vousSuzanne !…

– De moi ? dit-elle sanscomprendre.

Puis elle crut deviner la pensée de Juliaderrière son sourire.

Elle se troubla, et les vives couleurs quianimaient son visage, égayé par le travail et le grand air,disparurent soudain…

– Mon Dieu ! dit-elle, que va-t-ilse passer ?

Et elle suivit des yeux, avec une sorted’épouvante, la mère de Raymond qui entrait au château.

On annonçaMme de Noirville à Roger Laroque.

– Monsieur Farney, dit la veuve, aprèsles compliments d’usage, ma visite d’aujourd’hui n’est passeulement une visite de voisinage ou de politesse.

Ce préambule fit lever la tête de Roger.

– Elle a un but intéressé, poursuivitJulia. Et je vais droit au but, en vous priant toutefois d’excusermon trouble et l’agitation où vous me voyez… une agitation qui voussemblera très naturelle quand je vous aurai dit que le bonheur d’unde mes fils dépend de ce que je vais vous demander et de ce quevous allez me répondre.

– Parlez, Madame, dit Farney, légèrementinquiet.

– Mon fils Raymond aime votre fille,Monsieur – j’ai cru remarquer que Suzanne aime mon fils –, je viensvous prier de ne pas vous opposer à leur bonheur et j’ai l’honneurde solliciter pour Raymond la main de mademoiselle Farney…

Aux premiers mots, Laroque s’était dressébrusquement. Cela était si inattendu – il était si loin de sedouter – que l’émotion, au premier moment, l’empêcha de parler.

À la fin, il dit, d’une voix rauque, presqueméconnaissable :

– Mais c’est impossible !… c’estimpossible !…

– Monsieur Farney, dit Julia, mon fils nem’a pas avoué cet amour, car il se rend compte assurément de ladifférence de nos fortunes, et il craint sans doute, qu’un soupçonne vienne effleurer sa délicatesse.

– Alors, comment avez-vous pénétré sonsecret ?

– Comment, ce serait trop long à vous ledire. Qu’il vous suffise de savoir que je le sais… Et Suzannel’aime… Je suis certaine qu’ils connaissent leur amour réciproqueet qu’ils en souffrent… Voilà pourquoi j’ai pris sur moi de venirvous trouver pour tout vous dire, car de vous seul dépend l’avenirde ces deux pauvres enfants…

– Soit, votre fils l’aime… Cela se peut…Cela devait arriver… J’aurais dû prévoir… J’aurais dû empêcher…Mais ma fille, Suzanne… Si elle l’aimait, elle me l’eût dit…Comment savez-vous… ?

– J’ai surpris bien des étreintes, deleurs mains réunies, j’ai vu bien des soupirs, à demi retenus, etbien des aveux dans des adieux que les lèvres faisaient trèsfroids, mais que les yeux démentaient…

– Et moi, moi, je n’ai rien vu,rien !… Et je doute encore ! ! !

– Interrogez votre fille. Elle ne vousmentira pas.

« Oui, dit-il, se parlant à lui-même, jel’interrogerai plus tard. »

– Nos situations sont loin d’être égales,dit Julia, je ne me fais pas d’illusions à cet égard, et jen’aurais jamais consenti à demander la main de Suzanne pour monfils Pierre, qui vit près de moi, et n’a point d’ambition. MaisRaymond, tout le monde le dit, sera, est déjà l’un des meilleursavocats du barreau de Paris. Son père à défaut d’une grandefortune, lui a laissé le don magnifique de la parole, et Raymondsurpassera la célébrité de son père… que vous devez connaître deréputation, monsieur Farney ?

– En effet, Madame… sa réputation estvenue jusqu’en Amérique… et même on a raconté, sur sa mort, je nesais quelle poignante histoire…

– Ah ! vous savez cela aussi,dit-elle, d’une voix subitement altérée…

– N’est-il pas mort au milieu d’uneadmirable plaidoirie en faveur d’un de ses amis accusé de… de vol,je crois, d’assassinat ?…

– Oui… d’un ami et d’un frèred’armes.

– Il le proclamait innocent…paraît-il ?

– Il l’était, Monsieur… il l’était…Lucien l’a dit hautement…

– Cet homme a été condamné,cependant ?

– Ce n’est point la première erreur quela justice ait commise…

– Et qu’est-il devenu ? On ne l’apas gracié ?

– Il est mort dans une tentatived’évasion.

Elle baissa la tête. Une faiblesse la prenait.Elle chancela sur sa chaise. Il se précipita pour la retenir. Ellefût tombée sans lui.

– Qu’avez-vous, Madame ?

– Rien, un éblouissement, c’est fini. Ilest certains souvenirs qu’on n’évoque jamais sans danger…, dit-elled’un ton étrange.

Ils firent silence. Puis, un peu remise etcherchant le regard de Roger :

– Ainsi, Monsieur, dit-elle… vous voulezle malheur de mon fils, le malheur de votre chère fille !…Vous refusez ?…

Il se promenait de long en large dans lesalon. Il ne répondit pas. On eût juré qu’il n’avait pasentendu !…

Non, il ne répondait pas et son esprit étaitdéjà loin.

C’est qu’il venait de revoir tout le passé,avec ses plus dramatiques, comme avec ses plus insignifiantsincidents.

Et il se rappelait alors quelques-uns de sesremords d’autrefois, et aussi quelques-uns de ses rêves.

Ne s’était-il pas dit souvent :

« Pour rendre Lucien heureux, poureffacer autant que possible entre nous tout mauvais souvenir, quene ferais-je !… N’ai-je pas tout tenté ? J’auraissacrifié ma vie avec joie… J’ai cherché l’occasion de plus d’undévouement !… Et, au lieu d’un dévouement qui lui eût donné lebonheur ou sauvé la vie, c’est moi qui suis cause de sa mort… C’esten apprenant ma faute et la faute de sa femme qu’il estmort !… Je reste coupable envers sa mémoire ! »

Et Julia, Julia ! – étrange caprice, d’uninexplicable hasard –, venait lui demander aujourd’hui, après tantd’années, la main de Suzanne pour un de ses fils !… DeSuzanne, sa fille chérie, sa vie, sa joie, son orgueil !… deSuzanne, que son affection jalouse s’était plu à parer de toutesles qualités, de toutes les vertus !… de Suzanne, ce trésorparfait qui devait rendre heureux, à coup sûr, l’homme qui laposséderait.

N’y avait-il pas dans tout cela uneintervention supérieure dont la pensée était évidente etl’illuminait maintenant, pour ainsi dire, de rayons, où il voyaitnettement la vérité ?

Puisque Suzanne était parfaite, puisque cetrésor de bonté, de candeur et de grâce, devait faire le bonheur deRaymond, n’était-ce pas une suprême réparation de la fauted’autrefois – une réparation adressée à la mémoire deLucien ?…

– Oui, dit-il tout haut – etMme de Noirville qui entendit le regarda sanscomprendre –, là est le devoir ! Je n’y failliraipas !

Et, mentalement, s’apercevant qu’il avaitparlé haut :

« Lucien, je t’ai causé jadis la plusatroce douleur qu’il soit possible à un homme de souffrir – je n’aipu te demander pardon et tu ne m’eusses point pardonné…Aujourd’hui, je vais me séparer de ce que j’ai de plus cher pour ledonner à un de tes fils… parce que je suis sûr que Suzanne est lajeune fille que tu aurais rêvée pour tes enfants, – ce n’est ni àJulia, ni à Raymond que je la donne, – c’est à toi, Lucien, monami, à toi pour que, là où tu es, tu oublies ! »

Il était redevenu calme. Il s’arrêta demarcher.

Julia devina qu’il avait pris sa résolution.Elle eut peur :

– Je vous en prie, Monsieur, dit-elleencore, avant de refuser, pensez au désespoir de nos enfants…pensez surtout à leur joie si vous acceptiez !

– C’est à cela surtout que j’ai pensé,dit-il…, et j’accepte.

Très émue, ne trouvant point de paroles, lagorge serrée, Julia se leva de son fauteuil et vint à Roger.

– Bien vrai, dit-elle, bien vrai ?…J’ai bien entendu ?… Je ne me suis pas trompée ?…

– Non, vous avez bien entendu…

– Merci, monsieur Farney… Le bonheur etla joie de nos enfants vous remercieront mieux que je ne pourraisle faire !…

Il se dirigea vers une fenêtre etl’entrouvrit.

– Suzanne ! dit-il.

La jeune fille releva la tête. Elle aperçutson père et lui sourit.

– Je travaille, dit-elle…, et je commencemême à être très fatiguée…

– Eh bien ! viens te reposer ausalon ! nous avons à te parler.

La jeune fille fut reprise par sesterreurs.

Que lui voulait-on ?

Elle passa dans sa chambre, où elle arrangeasa toilette.

Au salon,Mme de Noirville, quand elle entra, vintl’embrasser tendrement. Son père semblait heureux. Elle serassura.

– Qu’avez-vous donc à me dire de simystérieux ? dit-elle.

– Ne le devines-tu pas ?

– Comment le devinerais-je ?

Roger Laroque se mit à rire.

– Madame de Noirville m’a demandé tout àl’heure ta main pour son fils Raymond. J’ai répondu que je seraistrès heureux de la lui accorder, en me réservant toutefois de tedemander ton consentement. Ce consentement ne nous avait point parudifficile à obtenir, car il semblait résulter d’observations faitesde longue date que tu ne voyais pas Raymond avec indifférence, etmême que ta sympathie pour lui était très vive…

– En effet, mon père, j’ai la plus grandeamitié pour monsieur Raymond.

– De l’amitié seulement ?

Elle se tut.

– Tu connais maintenant la demande demadame de Noirville. Moi, j’ai répondu favorablement. Mais toi,quelle réponse y fais-tu ?

Elle se taisait toujours, la tête très basse,son cœur était broyé.

– Sache bien que tu es libre, ma chérie,et que je ne veux en aucune manière influencer ta décision… Tavolonté sera la mienne. Il nous a paru que tu aimais Raymond… Nousserions-nous trompés ?

– Je vous ai déjà dit, à plusieursreprises, mon père, que je ne veux pas me marier…

– Mais c’est de la démence… Jeune, jolie,riche, le bonheur t’attend… auprès d’un mari qui t’adorera…

– Le bonheur, ne l’ai-je pas auprès devous, mon père ?…

– Mais je ne serai pas toujours près detoi. Je puis mourir. Et tu resterais seule, sans protection, sansamis, sans famille…

– Vous connaissez ma volonté, mon père,je ne me marierai pas.

– Mon enfant bien-aimée, réfléchis… Tonobstination est incompréhensible… Elle me fait tout supposer…N’est-ce pas Raymond que tu aimes ? En aimes-tu unautre ?… Avoue ! Que crains-tu ?… Ne suis-je pasindulgent ?… As-tu laissé en Amérique quelque amour que tun’as pas osé me confier et auquel tu veux rester fidèle ?…

– Oh ! mon père !…

– Tu me fais tout supposer, te dis-je,même les choses les plus invraisemblables.

– Ne supposez rien, mon père, ne croyezque ce que je vous dis.

– C’est étrange, murmura le pauvrehomme.

Mme de Noirville,désespérée, pensait à Raymond.

– C’est ton dernier mot,Suzanne ?

– Oui, mon père. Je suis heureuse telleque je suis…

– Sache que tu me causes beaucoup depeine…

– Oh ! mon père, pardon, ditl’enfant, les larmes aux yeux.

Roger se pencha à l’oreille deMme de Noirville :

– Il faut que je lui parle, dit-il,laissez-moi seul avec elle.

Mme de Noirville pritcongé ; elle embrassa Suzanne, après l’avoir tristement etlonguement contemplée.

Le père et la fille restèrent seuls.

Roger avait pris Suzanne par les mains, et,l’entraînant avec lui, était allé s’asseoir dans un fauteuil,l’attirant sur ses genoux sans la lâcher, comme quand elle étaitpetite.

Et il ne lui dit que ce seul mot, qui résumaitla scène de tout à l’heure, n’ayant pas besoin d’en rappeler lesincidents :

– Pourquoi ?

– Je vous l’ai dit, je ne tiens pas à memarier.

Un soupçon était né dans l’esprit de Laroque –un soupçon qui persistait malgré lui –, qui grandissait malgrélui…

Si sa fille refusait obstinément le mariage,n’était-ce pas parce qu’elle se souvenait… parce qu’elle avaitconscience du passé ? parce qu’elle savait que ce nom deFarney n’était pas le sien ? parce qu’elle ne voulait pasrougir du déshonneur de son père ?…

Mais il n’osait remuer ces cendres etl’interroger là-dessus.

– Tu n’as pas d’autres raisons ?

– Quelles autres raisons mesupposez-vous ?… Je vous les dirais.

– Je respecte ton secret, quel qu’ilsoit.

– Je n’en ai pas.

– Oh ! mon enfant, à quoi bonmentir, toi dont les lèvres n’avaient jamais connu lemensonge !

Elle baissa la tête, toute pâle. Roger soupiraprofondément. « Qui me dira le mystère de ce cœur defillette ? » pensa-t-il.

Et, après un long silence, gênant pour tousdeux :

– Tu ne peux vaincre tes répugnances,alors même que tu vois combien ton mariage me ferait plaisir ?Je crois Raymond digne de toi : je suis sûr qu’il te rendraitheureuse… As-tu de l’aversion contre lui ?… Quelque chose enlui, dans son attitude à ton égard, dans son caractère, t’a-t-ildéplu ?

– Loin de là !

– Et si je te disais : « Pourreconnaître la profonde affection que je t’ai toujours montrée –pour me prouver que tu m’aimes –, que tu te souviens des millesoins jaloux dont j’ai entouré ton enfance », si je tedisais : « Pour me récompenser de t’avoir tant aimée, etpour que, si je meurs, je puisse mourir avec la certitude de telaisser une famille, marie-toi avec ce jeune homme », – queferais-tu, Suzanne ?

Elle baissa la tête un peu plus bas et nesortit pas de son singulier silence.

– Tu n’as rien à me reprocher, n’est-cepas ?

– Oh ! mon père, fit-elle avec élan,lui entourant le cou de ses bras et cachant sa tête sur l’épaule dupauvre homme.

– Et crois-tu, méchante enfant, que je nesouffre pas, moi, de te voir aussi méfiante ?

– Je vous assure, mon père…

– Ne mens pas, te dis-je… Ne parlons plusde ce mariage, et garde ton secret, puisque tu le veux…

Il avait dit cela brusquement, les sourcilsfroncés.

Suzanne eut le cœur serré comme par des doigtsde fer. Jamais il ne lui avait parlé de la sorte !

La vie continua quelques jours sans incidentsnouveaux. Le père et la fille évitaient, lorsqu’ils étaientensemble, toute allusion à la démarche deMme de Noirville. Et cependant, comme ils ypensaient tous les deux !

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